Jeu de go en mer de Chine : comment Pékin place-t-elle ses pions ?

par Juliette Merel

2 millions de kilomètres carrés. Voici la superficie sur laquelle la Chine entend faire valoir sa prétention à la souveraineté en mer de Chine méridionale (MCM), soit environ 90% de celle-ci [1]. Cette revendication s’inscrit dans le revirement tactique effectué par Pékin depuis les années 1970. Consciente de l’importance de la mer pour rayonner aux échelles régionale et internationale, la Chine était en effet revenue sur l’orientation terrestre qui avait jusqu’à lors guidé sa politique pour devenir une puissance maritime, notamment en MCM [2]. Cet article fait le point sur les stratégies mises en place par la Chine pour investir cet espace [3].


La mer de Chine méridionale : une mer chinoise Source : Chappatte Global Cartoon.2015. Mer de Chine méridionale. Image numérique. The International New York Times.

 

La ligne en 9 traits

Pour illustrer sa prétention en mer de Chine méridionale, la République populaire de Chine a traditionnellement utilisé ce qui a été appelé la ligne en « neuf traits » ou ligne en U [4]. Conçue par le Comité d’inspection des cartes de la terre et de l’eau du gouvernement du Kuomintang – le plus ancien parti politique de la Chine contemporaine – créé en 1933, celle-ci est apparue officiellement sur les cartes de l’administration nationaliste en 1946 avant que la RPC ne la reprenne à son compte en 1949 [5]. Pour Gao Zhiguo, juriste chinois au Tribunal international du droit de la mer, créé par l’ONU, cette ligne répond à une revendication de souveraineté sur un groupes d’îles – Paracels et Spratleys – qui a toujours appartenu à la Chine en raison d’activités chinoises historiques de pêche et de navigation dans leurs eaux adjacentes [6]. Pour autant, les chinois n’en n’ont jamais précisé les coordonnées exactes et la méthode utilisée pour la tracer [7]. De fait, les juristes internationaux ne peuvent attester de sa légitimité juridique au regard des principes établis par la Convention des Nations unies sur le Droit de la mer (CNUDM), qui, signée à Montego Bay en 1982, avait établi que « le droit aux ressources maritimes ne s’applique qu’à partir des zones maritimes mesurées à partir du territoire continental » [8]. Avec cette ambiguïté, Pékin fait d’une pierre deux coups : celle-ci rend toute critique étrangère plus difficile et permet à la capitale d’avancer un autre de ses pions pour la mainmise en MCM : celui de la révision du droit maritime international [9].

 

Revendications maritimes en mer de Chine méridionaleSource :CSIS/Asia Maritime Transparency Initiative. Maritime claims in the South China Sea. Image numérique. South China Morning Post.

https://www.scmp.com/news/china/diplomacy/article/3124309/south-china-sea-what-are-rival-claimants-building-islands-and?module=perpetual_scroll&pgtype=article&campaign=3124309

 

Révision du droit international 

Ce stratagème s’est concrètement observé entre 2013 et 2016, lors de la procédure d’arbitrage ayant opposé les Philippines et la Chine devant le Tribunal de La Haye. Pour faire perdurer ses prétentions face aux accusations de Manille remettant en question la validité juridique de la ligne en « neuf traits » et censurant le comportement coercitif de la Chine dans les eaux adjacentes, Pékin a en effet choisi de rejeter les règles du droit international en adoptant une politique dite des « trois nons » [10]. De non-participation d’abord, avec son retrait de la procédure bien qu’étant signataire de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) [11]. De non-reconnaissance ensuite par la remise en cause du procès au travers d’un argumentaire, contestant la compétence du tribunal sur les points soulevés par Manille. De non-conformité enfin, par le refus de la décision prise par la Cour, matérialisé par une hausse des manœuvres militaires dans les récifs dont l’administration venait d’être unanimement rendue aux Philippines [12,13].

 

Travaux de remblaiement et renforcement de la marine

Parallèlement, face au risque posé par la poldérisation de certains récifs contestés par Hanoï et Manille dès 2014, Pékin décide d’accélérer ses travaux de remblaiement [14]. En l’espace de quelques mois, la Chine a créé 8 km2 de pistes d’atterrissage, d’infrastructures portuaires et de bases militaires sur sept formations insulaires des îles Spratleys [15]. Pour enfoncer le clou et décourager définitivement ses adversaires de se mesurer à elle, Pékin dote sa marine de capacités dissuasives supplémentaires. La fréquence des patrouilles menées par cinq agences paramilitaires comme l’Agence de surveillance maritime (CMS) pour empêcher les autorités philippines de perquisitionner certains bateaux chinois n’a cessé d’augmenter depuis 2015 et la loi sur la police maritime édictée en février 2021 autorise désormais leur armement, y compris avec de l’artillerie lourde [16,17]

Mischief Reef dans la mer de Chine en janvier 2012 (photo de gauche) et en septembre 2015 (photo de droite)Source :CSIS/Asia Maritime Transparency Initiative. Image numérique. CNN. https://www.cnn.com/2015/09/15/asia/gallery/china-south-china-sea/index.html

« Stratégie du collier de perle »

Cette expression, commune chez nombre de journalistes et experts occidentaux, consacre la dernière méthode à priori mise en place par l’Empire du milieu en MCM et trouve son origine dans un rapport adressé au Département de la Défense américain en 2004 [18]. Selon ce document, Pékin construit tout le long de sa principale voie maritime d’approvisionnement vers le Moyen-Orient, des bases militaires et des ports commerciaux pour promouvoir ses ambitions stratégiques dans la région [19,20]. À l’origine au nombre de 7, une quinzaine de « perles » sont aujourd’hui dénombrées entre Hong Kong et le Pakistan, en passant par le Cambodge, le Bangladesh ou encore le Sri Lanka. Bien que le gouvernement chinois conteste cette notion en associant ce réseau d’infrastructures à des impératifs commerciaux et énergétiques – connus sous le nom de « dilemme de Malacca – plus qu’à des prétentions hégémoniques en MCM, une corrélation avec des actes passés de la Chine pourraient laisser penser le contraire [21]. Pékin avait en effet déjà invoqué le prétexte d’un incident de pêche entre chinois et philippins pour prendre le contrôle de deux récifs – Mischief et Scarborough – d’une grande importance stratégique en 1990 et 2012 [22].

Entre affirmation de droits historiques, négation du droit international, militarisation des récifs de la zone et investissement du pourtour maritime sud-est asiatique, Pékin se livre donc à un véritable jeu de go pour effectivement placer ces pions en mer de Chine.

 

 

 

Notes

[1] Lasserre. Frédéric. 2017. « Les frontières et les limites maritimes en mer de Chine méridionale : arguments légaux et dynamqiue des revendications ». Dans Géopolitique de la mer de Chine méridionale : eaux troubles en Asie du Sud-Est.Sous la direction de Eric Mottet, Frédéric Lasserre et Barthélémy Courmont, 34-65. Presses de l’Université de Québec. En ligne. https://www.puq.ca/catalogue/livres/geopolitique-mer-chine-meridionale-3250.html

[2] Simo, Thomas. 2016. « Quelle(s) stratégie(s) pour Pékin en mer de Chine méridionale? ». Classe Internationale. En ligne. https://classe-internationale.com/2016/10/27/quelles-strategies-pour-pekin-en-mer-de-chine-meridionale/

[3] Gipouloux, François 2016. Un nouveau « Grand jeu » en mer de Chine du Sud. Revue Défense Nationale. 2016, 789, 61-66. https://doi.org/10.3917/rdna.789.0061

[4] ibid.

[5] Lasserre. Frédéric. 2017. « Les frontières et les limites maritimes en mer de Chine méridionale : arguments légaux et dynamique des revendications ». Dans Géopolitique de la mer de Chine méridionale : eaux troubles en Asie du Sud-Est.Sous la direction de Eric Mottet, Frédéric Lasserre et Barthélémy Courmont, 34-65. Presses de l’Université de Québec. En ligne. https://www.puq.ca/catalogue/livres/geopolitique-mer-chine-meridionale-3250.html

[6] Duchâtel, Mathieu. 2019. « Chapitre III. Le tournant maritime », Mathieu Duchâtel éd., Géopolitique de la Chine. Presses Universitaires de France, pp. 62-91. En ligne. https://www.cairn.info/geopolitique-de-la-chine–9782715401174-page-62.htm#s2n4

[7] Lasserre. Frédéric. 2017. « Les frontières et les limites maritimes en mer de Chine méridionale : arguments légaux et dynamique des revendications ». Dans Géopolitique de la mer de Chine méridionale : eaux troubles en Asie du Sud-Est.Sous la direction de Eric Mottet, Frédéric Lasserre et Barthélémy Courmont, 34-65. Presses de l’Université de Québec. En ligne. https://www.puq.ca/catalogue/livres/geopolitique-mer-chine-meridionale-3250.html

[8] Gipouloux, François 2016. Un nouveau « Grand jeu » en mer de Chine du Sud. Revue Défense Nationale. 2016, 789, 61-66. https://doi.org/10.3917/rdna.789.0061

[9] Guibert, Nathalie. 2021. La Chine, un empire à l’assaut du droit de la mer. Le Monde. En ligne. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/05/la-chine-un-empire-a-l-assaut-du-droit-de-la-mer_6072085_3210.html

[10] Heydarian, RJ (2018), Mare Liberum: Aquino, Duterte et la stratégie d’évolution du droit des Philippines en mer de Chine méridionale. Politique et politique asiatiques, 10 : 283-299. https://doi.org/10.1111/aspp.12392

[11] ibid.

[12] Guibert, Nathalie. 2021. La Chine, un empire à l’assaut du droit de la mer. Le Monde. En ligne. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/05/la-chine-un-empire-a-l-assaut-du-droit-de-la-mer_6072085_3210.html

[13] Mottet Eric et Barthélémy Courmont. 2017 « La mer de Chine méridionale : une mer chinoise ? ». Diplomatie. Janvier Février (84) : 40-5. En ligne. https://ieim.uqam.ca/IMG/pdf/d-84.pdf

[14] Guibert, Nathalie. 2021. La Chine, un empire à l’assaut du droit de la mer. Le Monde. En ligne. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/05/la-chine-un-empire-a-l-assaut-du-droit-de-la-mer_6072085_3210.html

[15] Mottet Eric et Barthélémy Courmont. 2017 « La mer de Chine méridionale : une mer chinoise ? ». Diplomatie. Janvier Février (84) : 40-5. En ligne. https://ieim.uqam.ca/IMG/pdf/d-84.pdf

[16] Pedroletti Brice. 2012. « Mer de Chine : la stratégie chinoise du fait accompli ». Le Monde. En ligne. https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2012/05/12/mer-de-chine-une-nouvelle-zone-a-hauts-risque_1700111_3216.html

[17] Guibert, Nathalie. 2021. La Chine, un empire à l’assaut du droit de la mer. Le Monde. En ligne. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/05/la-chine-un-empire-a-l-assaut-du-droit-de-la-mer_6072085_3210.html

[18] Amelot, Laurent. 2010. « La stratégie chinoise du « collier de perles » », Outre-Terre, (25-26), p. 187-198. En ligne. https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2010-2-page-187.htm

[19] Lin, Ting-sheng et Gauthier Mouton. 2019. «La Chine et l’Asie du Sud-Est ». Dans : l’Asie du Sud-Est à la croisée des puissances » Sous la direction de Serge Granger et Dominique Caouette, 149-62. Les Presses de l’Université de Montréal.

[20] Amelot, Laurent. 2010. « La stratégie chinoise du « collier de perles » », Outre-Terre, (25-26), p. 187-198. En ligne. https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2010-2-page-187.htm

[21] Amelot, Laurent. 2010. « La stratégie chinoise du « collier de perles » », Outre-Terre, (25-26), p. 187-198. En ligne. https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2010-2-page-187.htm

[22] Pedroletti, Brice. 2015. « En mer de Chine méridionale, Pékin mène la politique du polder ». Le Monde. En ligne. https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2015/05/16/en-mer-de-chine-meridionale-pekin-mene-la-politique-du-polder_4634645_3216.html

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

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