Singapour: Talents étrangers, projection internationale et impacts locaux

Par Antony Masso Lussier

À Singapour, les « talents étrangers » forment environ 15,5 % de la population (Department of Statistics Singapore 2018; Ministry of Manpower 2018; World cities culture forum 2018)[1]. Cette nouvelle immigration se compose, d’une part, de « professionnels et d’entrepreneurs qualifiés » et, d’autre part, « d’étudiants » (Yang 2014, 419). Le gouvernement leur donne des « procédures de naturalisation simplifiées […] [et] des bourses […] pour les attirer à Singapour » (Yang 2014, 419).

Pour l’administration singapourienne, leur entrée se colle avec « la nécessité de continuer le succès économique [de la cité-État] » (Yang 2014, 410). Ils devraient contribuer au positionnement de Singapour comme pôle international de connaissance, de commerce et d’étude dans la région (Yang 2014, 419). Néanmoins, en 2011, le gouvernement « resserre la politique d’immigration en raison de l’inquiétude des citoyens concernant leur arrivée » (Jamisko et Chanjaroen 2018).

La photo met en arrière-plan les banques. Ces endroits sont les plus exposés à la présence de talents étrangers à Singapour (Merlion444 2009).

Comment les visées internationales du gouvernement, par l’entremise de l’immigration, impactent-elles la population singapourienne ?

D’abord, les objectifs économiques actuels du gouvernement détonnent avec les structures sociales établies depuis l’indépendance du pays. Ensuite, ces talents étrangers mettent aussi au défi les définitions préalablement établies de la nation singapourienne. Enfin, ces préoccupations prennent place dans un contexte de manque d’intégration interculturelle.

Immigrations aux visées internationales

Pour le gouvernement de Singapour, ces nouveaux immigrants permettent d’ancrer ses relations avec la Chine. Cette immigration soutient les efforts de Singapour pour se positionner entre les puissances internationales. Par exemple, l’arrivée de ces migrants « [positionne] Singapour dans l’économie du savoir entre la Chine et l’Occident » (Montsion 2012, 472).

De plus, pour les autorités singapouriennes, cette immigration facilite les liens entre les administrations des deux pays. À l’instar des « dirigeants politiques et des chefs d’entreprises », les « médias du secteur commercial […] vantent [l’aide de
ces] nouveaux immigrants chinois [pour] les entrepreneurs de Singapour, car ils simplifient les procédures bureaucratiques en Chine » (Lian 2016, 146). En bref, Singapour espère tirer profit des talents étrangers chinois dans la reconfiguration des relations politicoéconomiques internationales.

Néanmoins, cette nouvelle immigration confronte la cohésion sociale à Singapour. Depuis l’indépendance de Singapour, le gouvernement met l’accent sur des politiques de cohésion interethnique. Les tensions entre les quatre ethnies — Malaises, Chinoises, Indiennes et autres (MCIO) — apparaissaient problématiques pour la croissance nationale (Lian 2016, 129‑44).

Ces nouveaux immigrants, choisis sur la base d’une ethnie partagée, divergent plus culturellement des Singapouriens. La nouvelle immigration chinoise contraste par son arrivée de cultures du nord dans un pays formé culturellement par des populations du sud (Lian 2016, 129‑44). En bref, la cohésion sociale créée dès l’indépendance semble s’éroder par la diversité culturelle de ces talents étrangers.

Menace à leur place dans la société

Les Singapouriens perçoivent cette immigration comme une menace à leur hiérarchie sociale. Ces immigrants
semblent favorisés par l’appareil étatique. En fait, les « étrangers et les résidents permanents occupent 30 % des emplois intermédiaires et 60 % à 70 % occupent les

postes supérieurs » (Yeoh et Chang 2001, 648; Yeoh et Lin 2013, 36).

Dès lors, leur arrivée confronte le statut social des Singapouriens. Leur accès privilégié à certains postes, en raison de leur statut, s’éloigne de l’idéologie méritocratique préconisée par le gouvernement (Yeoh et Lam 2016, 648). En résumé, pour les Singapouriens, cette nouvelle immigration se lie à une régression de leur statut social.

Les Singapouriens perçoivent également les talents étrangers comme une menace à leur mobilité sociale. Ces immigrants semblent compétitionner « injustement » avec les Singapouriens dans les universités. Par exemple, contrairement à certains Singapouriens, les étudiants étrangers bénéficient de bourses et d’avantages du gouvernement durant leur scolarité (Collins et al. 2014, 663; Koh 2003; Yeoh et Lin 2013, 44).

Par ailleurs, leur facilité d’accès à la résidence permanente après leurs études perpétue cette compétition « injuste ». Environ « 58 % [des étudiants] se sentaient “menacés” par les travailleurs étrangers à Singapour » (Yeoh et Lam 2016, 647; Yeoh et Lin 2013, 44). Bref, ils constituent une menace à leur ascension sociale.

Des obstacles à l’intégration subsistent

La structure déficiente d’intégration entre les populations influence la montée des inquiétudes des Singapouriens. Le gouvernement tarde pour mettre en place une politique d’intégration complète de ces immigrants. En fait, les réelles politiques d’intégration remontent seulement à 2009, soit environ une décennie après l’accroissement de l’immigration de ces talents (Mui Teng, Koh, et Soon 2014, 34).

Néanmoins, le gouvernement adopte un modèle d’intégration adaptée à la réalité singapourienne. Le modèle interculturel propose que « l’intégration est un processus bidirectionnel, et ce, sans obliger les Singapouriens à intégrer les valeurs des nouveaux arrivants » (Mui Teng, Koh, et Soon 2014, 36). En résumé, le soutien institutionnel pour l’intégration des talents étrangers maintient les tensions latentes dans la société singapourienne.

L’intégration des talents étrangers se bute à un manque de relations entre les Singapouriens et les talents étrangers. D’une part, les Singapouriens « manquent de motivation pour normaliser leurs relations avec ces populations » (Mathews 2014, 145). Environ 78,6 % des Singapouriens croient que ces immigrants devraient prendre l’initiative d’interagir avec les locaux (Mathews 2014, 145).

D’autre part, certains talents étrangers évitent de s’intégrer à la société locale. Mathews (2014, 149), chercheur à l’institut des politiques publiques à Singapour, indique que ces immigrants semblent ressentir l’hostilité croissante des Singapouriens à leur égard (Mathews 2014, 149). En bref, les deux populations entretiennent des préjugés entre elles qui freinent le processus d’intégration.

Nouvelles politiques pour la ville mondiale ?

En somme, le nouveau positionnement de Singapour dans les relations internationales dépasse l’adaptation des structures socioculturelles définis au préalable. De plus, le processus d’édification de la nation confronte des tensions d’ordre culturel et de confiance entre ces groupes. Enfin, des obstacles subsistent quant à leur intégration.

Avec une population qui rétrécit, « l’objectif de devenir un pôle de haute technologie financière rencontre un problème d’offre et de demande de main-d’œuvre » (Jamisko et Chanjaroen 2018; Toh 2017). Le projet d’assurer la présence internationale de la cité-État se bute à une perception locale de perdre contre la mondialisation. En ce sens, le gouvernement devrait mettre de l’avant de nouvelles politiques d’intégration et sociales. Ainsi, il pourrait atteindre son objectif de projection internationale.

[1] Les calculs comprennent 788 500 travailleurs étrangers (excluant les travailleurs domestiques et de la construction) et 80 000 étudiants étrangers sur une population totale de 5 612 300.

 

Ce vidéo présente les principales craintes d’un groupe de citoyens par l’arrivée des immigrants. Plus précisément, l’un d’entre eux présente le sentiment d’insécurité. De plus, une femme présente « l’instrumentalisation » de cette population qui bloque la possibilité de les intégrer à la société (TODAYonline 2016).

 

Ce vidéo présente la réponse du gouvernement quant à la volonté de continuer l’arrivée des talents étrangers (Prime Minister’s Office, Singapore 2017).

 

Bibliographie

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Jamisko, Michelle et Chanyaporn Chanjaroen. 2018. « Singapore’s fintech ambitions bump up against immigration curbs ». Bloomberg. En ligne. https://www.bloomberg.com/news/articles/2018-05-29/singapore-s-fintech-ambitions-bump-up-against-immigration-curbs (page consultée le 9 juin 2018).

Koh, Aaron. 2003. « Global Flows of Foreign Talent: Identity Anxieties in Singapore’s Ethnoscape ». Sojourn: Journal of Social Issues in Southeast Asia 18 (2): 230‑56.

Lian, Kwen Fee, dir. 2016. Multiculturalism, Migration, and the Politics of Identity in Singapore. 1re éd. Singapour: Springer Singapore. En ligne. //www.springer.com/us/book/9789812876751 (page consultée le 7 juin 2018).

Mathews, Mathew. 2014. « Integration in the Singaporean heatlands ». Dans Yap Mui Teng, Gillian Koh, et Debbie Soon, dir. , Migration and Integration in Singapore: Policies and Practice. Routledge,.

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Montsion, Jean Michel. 2012. « When talent meets mobility: un/desirability in Singapore’s new citizenship project ». Citizenship Studies 16 (3‑4): 469‑82.

Mui Teng, Yap, Gillian Koh et Debbie Soon. 2014. Migration and Integration in Singapore : Policies and Practice. 1re éd. Londres: Routledge. En ligne. https://www.taylorfrancis.com/books/9781317745679.

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TODAYonline. 2016. Singaporeans Discuss: Foreign Talent. Singapour. En ligne. https://www.youtube.com/watch?v=Va9DQ1-xIAA (page consultée le 10 juin 2018).

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Yeoh, Brenda S. A. et Theodora Lam. 2016. « Immigration and Its (Dis)Contents: The Challenges of Highly Skilled Migration in Globalizing Singapore ». American Behavioral Scientist 60 (5‑6): 637‑58.

Yeoh, Brenda S.A. et Weiqiang Lin. 2013. « Chinese Migration to Singapore: Discourses and Discontents in a Globalizing Nation-State ». Asian and Pacific Migration Journal 22 (1): 31‑54.

 

 

 

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