Une démocratie citoyenne

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Par Anne-Isabelle Cuvillier

                           Une population dont le territoire est planifié par d’autres,

aménagé par d’autres,

géré par d’autres,

exproprié par d’autres,

dans un but et une perspective établis par d’autres

et au profit des autres

est réduite à l’insignifiance.

– René Lévesque

Les phénomènes météorologiques extrêmes auxquels l’on assiste depuis quelques décennies soulèvent des questions fondamentales face à l’utilisation des énergies fossiles. Ces réflexions sont également alimentées par les nombreux travaux du GIEC qui confirment la problématique des changements climatiques et l’urgence d’agir. Dans ce contexte, nombreux sont les citoyens qui s’interrogent sur la pertinence de l’exploration et de l’exploitation des hydrocarbures au Québec, alors que le gouvernement provincial semble approuver voire même financer et assumer une part du risque, en s’impliquant dans ces projets tel que celui qui se déploie actuellement sur l’île d’Anticosti. Le développement d’un projet d’exploitation d’une telle envergure nécessite une évaluation environnementale stratégique complète considérant non seulement les volets économiques, environnementaux et sociaux, mais aussi les réalités bien concrètes et les aspirations des communautés qui s’y trouvent. Or, bien qu’une telle évaluation soit en cour à l’heure actuelle (2015) – dont l’étude n’inclurait pas la fracturation hydraulique, processus qui devrait être tenté pour la première fois au Québec l’année prochaine et dont l’échéancier hâtif est questionnable – et avant même le démarrage des travaux en ce sens, les foreuses exploraient déjà le sous-sol anticostien, sans études, sans consultations auprès de la population québécoise, mais surtout, sans offrir un espace de parole et de choix aux Anticostiennes et Anticostiens.

En lien avec l’examen de l’acceptabilité sociale du projet pétrolier, cet article représente le fruit d’une recherche inscrite dans le cadre d’une maîtrise en sciences de l’environnement conduite entre 2013 et 2014, et publiée en février 2015. Mon but était de donner une voix aux résidents de Port-Menier, seul village de l’Île d’Anticosti, dans un cadre le plus neutre possible, libre de toute partisanerie et rigoureux, de façon à avoir l’heure la plus juste possible en illustrant ce que représentent le territoire, la communauté, ce que c’est que d’y vivre, ce qu’est la réalité du quotidien et comment le projet pétrolier interpelle ses citoyens. Je n’ai aucune prétention d’avoir ici toutes les réponses, car ce n’est qu’un regard que je vais partager avec vous, une fenêtre qui s’est ouverte, le temps d’un printemps et d’une brise d’automne tirant sur l’hivernal, sur ce qui se brasse à Anticosti.

Pourquoi Anticosti ?

Tout d’abord, il serait malhonnête de ma part de ne pas avouer qu’Anticosti faisait partie de mon imaginaire depuis fort longtemps. Dès 1967, alors que nous arrivions de France par bateau – en famille – c’est cette île qui nous a accueillis alors que nous nous engouffrions dans l’embouchure du fleuve Saint-Laurent. Son image, son paysage et le sens qu’elle a pris pour moi font en sorte que l’île m’habite maintenant depuis presque cinq décennies. Ce n’est qu’en 2003 que le rêve d’enfance d’y poser le pied fut pour la première fois concrétisé, lors d’une brève excursion combinée à une visite organisée par la Société des établissements de plein air du Québec Anticosti (SÉPAQ) qui m’ont initiée à cette île, son histoire, ses vestiges et sa grande nature. Déjà lors de cette visite, des ouïes-dires sur la question pétrolière faisaient partie des échanges avec les visiteurs. En 2008, une deuxième visite en kayak cette fois-ci, m’a fait découvrir la côte nord-est le long de ses falaises abruptes et sillonnant cette plateforme littorale rocheuse légendaire qui a fait, tout au long de son histoire, de nombreuses victimes et plus de 400 naufrages. Cette expédition en kayak de près de 200 km ainsi que les excursions dans de nombreuses petites rivières cristallines qui se déversent dans le Saint-Laurent, m’ont permis d’apprécier les formations géologiques bien particulières du paysage anticostien ainsi que d’en admirer toute la biodiversité.

C’est ainsi qu’en 2011, en plein processus de choix de sujet de recherche, les articles à la une des journaux citant les « 40 milliards de barils de pétrole sur l’île d’Anticosti » (Shields, 2011), ainsi que les paroles gratuites avançant la facilité d’obtenir l’acceptabilité sociale du projet, car disait-on, on n’y trouverait que 200 000 chevreuils, m’ont vivement interpelée. Comme un saumon dans les eaux limpides de la rivière Jupiter, j’ai mordu à la mouche, et c’est au printemps 2013, qu’a eu lieu mon troisième périple sur l’île (et un quatrième en novembre 2013)! Je suis arrivée à Port-Menier avec un questionnaire préétabli, un guide d’entrevues et l’intention d’observer, de m’impliquer, de découvrir et de questionner. Les citoyens d’Anticosti m’ont fait découvrir à la vitesse GRAND V ce que signifiait de vivre sur l’île.

Ce fut la découverte du territoire avec les résidents: chasse hivernale en exclos, pêche aux coques, mesure du couvert de neige, ski de fond, motoneige, raquettes, déjeuners entre femmes, repas communautaires, soirées d’information de la compagnie Pétrolia, implication à l’école en animant des ateliers pour les jeunes, sessions d’entrainement avec des amateurs de conditionnement physique, participation aux réunions du conseil municipal, entrevues à la radio communautaire… et participation au débitage d’un chevreuil (ce qu’on appelle « faire boucherie »), sans oublier de nombreuses et riches discussions impromptues en déambulant dans les rues du village, en faisant du porte-à-porte – ce qui s’est souvent traduit en discussions riches et animées autour d’un café et d’une douce gâterie – que les habitants de l’île m’ont chaudement accueillie. Ils en avaient visiblement très long à dire! Dès lors, c’est plus de 85% de la population de plus de 18 ans qui fut rencontrée. C’est ainsi que 70 % des résidents présents au moment de l’enquête ont répondu à mes questions.

L’Importance de la participation citoyenne et de la communauté

Le haut taux de participation est redevable à ma présence à une réunion organisée par un certain nombre de citoyens afin de présenter et valider mon questionnaire avant de le distribuer. Cette rencontre préliminaire avec les membres du Comité de développement de Port-Menier, (lequel a été formé dans le cadre de la politique nationale de la ruralité du Québec, 2007-2014) fut révélatrice, c’est le moins qu’on puisse dire. Ce fut pour moi, un choc initial : « qui sont-ils pour me dire quoi faire, quoi inclure? C’est ma recherche… », que je me suis dis en sortant de cette réunion alors que je suis partie seule dans le bois pour ruminer ce que je venais de vivre. Être chercheur, cela prend aussi une forte dose d’humilité et un sens de l’éthique irréprochable. C’est ainsi que l’approche du comment administrer le questionnaire et du contenu fut remise en question par la communauté. J’ai avalé la pilule comme ont dit, et je les ai écoutés. Après tout ce sont eux les experts de leur territoire, de leur milieu de vie! Cet exercice a permis de non seulement présenter, décortiquer, valider et bonifier le questionnaire que j’ai du changer en élargissant la recherche pour ne pas la limiter à la seule question du développement des hydrocarbures, mais aussi de revoir la façon dont j’avais planifié distribuer les questionnaires. C’est alors que, suite à cette rencontre, les insulaires m’ont suggéré:

De mentionner que ma démarche était personnelle et non subventionnée par les pétrolières, le gouvernement, ou toutes autres institutions à cause de la méfiance omniprésente envers celles-ci;

De participer aux émissions de radio communautaire pour me faire connaître;

D’aller porte à porte, plutôt que d’envoyer les questionnaires par courrier ou de m’installer en face du bureau de poste pour les distribuer et les recueillir. Cette méthode que j’envisageais, risquait selon eux, de ne pas avoir grande chance d’obtenir un haut taux de participation (car tout comme nous, ce n’est pas tout le monde qui lit ce qui nous est envoyé). C’est ainsi qu’ils m’ont dit que les citoyens se sentiraient moins vulnérables de participer et partager dans l’intimité de leur domicile, plutôt que brièvement dans un endroit public et impersonnel (autrement dit, de prendre le temps d’écouter les citoyens qui autrement ne feraient pas ouvertement part de leur positionnement de peur de se faire ostraciser);

De prendre le temps de bien présenter à chacun le projet pour en assurer le succès et de retourner chez tous les résidents afin d’aller ramasser les questionnaires pour avoir un haut taux de retour;

D’autre part, il y a eu une grande frustration exprimée lors de cette rencontre. Les participants étaient « un peu tannés que les gens ne s’intéressent qu’au pétrole » et désireux de réellement tâter le pouls de la communauté: ils m’ont donc demandé d’élargir le questionnaire. Conséquemment un volet sur le développement en général fut ajouté en lui greffant toute la question relative à l’avenir d’Anticosti voire même les alternatives de développement telles la foresterie, les énergies renouvelables, la transformation des ressources sur place et toute la filière du développement de l’écotourisme. Cette collaboration préliminaire avec la communauté fut cruciale à la réussite de cette recherche. Fruit de ce long voyage, je vous propose donc une brève incursion au cœur de Port-Menier, seul village de ce territoire insulaire, maintenant revendiqué par l’industrie pétrolière. Que signifie Anticosti pour ses habitants? Quelles sont les ambigüités entre le développement et le projet pétrolier? Quel est le climat qui perdure entre les institutions et ce projet? Quelle est la vision de l’avenir préconisée par ses citoyens?

Territoire et identité écologique

Reine du Golfe ! Terre de lumière !

Clef du Saint- Laurent ! Paradis de la chasse ! Royaume vierge ! Nef de verdure!

Quelle litanie plus belle que celle de Richepin – et point blasphématoire –

L’on pourrait te chanter, Anticosti !

Mais quelle autre litanie, terrible et funèbre, l’écho pourrait renvoyer !

Cimetière du Golfe ! Île mystérieuse ! Mégère des brumes ! Ogresse insatiable !

Terreur des marins ! Pieuvre des naufragés ! Arche de la faim ! Mère du désespoir !

Car Anticosti est tout cela.

-Marie-Victorin, 1920, p. 112

Anticosti est une île profondément aimée, où s’est forgé au fil des années un lien viscéral entre ses habitants et son territoire. Dès que l’on y met les pieds, les liens qu’entretiennent les insulaires avec leur environnement, la paix et à la liberté se font profondément ressentir et se transmettent aux visiteurs d’une façon remarquable. Ce n’est pas pour rien que déjà en 1904, le médecin de l’île disait : « tous ceux qui y viennent ou y sont venus, même en promenade, n’ont qu’un désir, y rester ou y revenir » (Schmitt, 1904, p. 38). Les insulaires sont unanimes, Anticosti est synonyme de nature, des grands espaces et des paysages grandioses, de rivières cristallines et falaises abruptes, du cerf de Virginie et d’un milieu de vie où il fait bon y vivre. Ils considèrent d’ailleurs qu’Anticosti fait partie du patrimoine naturel et culturel du Québec. En effet :

«C’est la liberté, une qualité de vie assez élevée par la beauté des paysages, par les couchers de soleil sur la mer au quotidien. On n’a pas besoin d’attendre à notre retraite pour en profiter. C’est ce petit village, le bord de mer, le grand territoire. C’est aussi un sens de sécurité non négligeable ici. L’homme dans une petite communauté, c’est là qu’il prospère le plus. Prospère dans tous les sens du mot : santé, qualité de vie, pas besoin de beaucoup d’argent. Le territoire il est tellement précieux que de le réduire à un objet économique c’est le détruire.»

Sans équivoque, Anticosti est un milieu de vie exceptionnel tel qu’affirmé par 90% des répondants. L’histoire de l’île, le patrimoine, la nature sauvage, le mode de vie insulaire, les ancêtres, le paysage, le tissu social, la communauté, l’entraide et la coopération font que tous y sont profondément ancrés (83% pensent qu’Anticosti devrait faire partie du patrimoine naturel et 71% du patrimoine culturel). Les insulaires s’identifient à part entière au territoire qu’ils habitent. D’ailleurs, la place de l’identité écologique dans le positionnement citoyen et sa contribution à une meilleure compréhension de l’acceptabilité sociale fut – avec la contribution et la participation citoyenne –  une importante découverte de cette recherche. L’identité écologique, selon Thomashow (1996, p. 3) se définit comme étant, « la relation entretenue avec la terre sous toutes ses formes […] se manifesterait chez l’individu à travers sa personnalité, ses valeurs, ses actions, et la conscience de soi. La nature devient un objet d’identification à part entière ». L’identité écologique est un produit de l’interaction avec le milieu de vie, à la fois nature et culture. Elle est à la fois individuelle et collective ; elle se forge d’abord dans le creuset de la communauté de proximité. Elle est associée au développement d’un savoir-être, d’un savoir-faire et un savoir-vivre uniques à l’image de la communauté. Une meilleure saisie de l’identité écologique des gens de l’île, a permis de contribuer à une meilleure compréhension de la problématique du débat en cours sur le projet de développement pétrolier; elle a ainsi permis de mieux comprendre le positionnement des Anticostiennes et des Anticostiens qui sont confrontés à ce projet d’exploration et d’exploitation des hydrocarbures sur leur territoire.

Anticosti? Ils aiment y vivre malgré les embûches et les difficultés liées à l’éloignement, malgré les intempéries, l’isolement et malgré le milieu de vie restreint avec tous les avantages et les inconvénients qu’il peut générer. Car en effet en plus de cette beauté naturelle, les citoyens ont aussi souligné une certaine crainte en partageant qu’Anticosti pouvait être à la fois « le paradis et l’enfer », « un paradis à la dérive », où c’est y « vivre la beauté avec inquiétudes ». Anticosti est « un trésor méconnu et oublié » ou « protection » et « sauvegarde » sont « essentielles », afin de « protéger pour le futur » car, Anticosti est « fragile » et le « développement y est très difficile ».

L’ambigüité anticostienne : le développement

«Le premier obstacle? Le transport, l’accès à l’île à un coût raisonnable.

Le développement est directement lié à l’accessibilité.»

«La vie à l’île a changé depuis 25 ans, comme à bien des endroits.

Ah! La mondialisation! Et on ne s’invente pas autodidacte du jour au lendemain!»

Il est clair que le développement est le nerf de la guerre. Et pourtant, nombreux sont les paradoxes dans ce milieu et mode de vie des plus complexes où l’intervention humaine a laissé son empreinte depuis fort longtemps, où la liberté se vit dans une forme d’emprisonnement (accès aléatoire), où les embûches sont nombreuses (coûts et éloignement), où la conservation et le patrimoine se confrontent au développement du projet pétrolier et à la survie du village. Cela fait depuis le 19e siècle que l’homme tente d’apprivoiser cette île, sans grand succès! Les habitants d’Anticosti cherchent non seulement leur voie, mais aussi leur voix. Plus que jamais, ils ont le désir de s’auto-déterminer et de choisir leur propre développement avec l’appui du reste de la province, sans les embûches nombreuses et insensées symptômes d’un manque de volonté global.

Le développement est en premier lieu vu comme un problème, cela d’autant plus que « la communauté se perçoit comme étant un produit de son histoire colonisatrice » . Durant les époques Menier, de la Consol, et dans une moindre mesure au cours la période gouvernementale, tout était organisé, les habitants de l’île étaient pris en charge et tous avaient un emploi. Très nombreux sont ceux qui sont d’accord pour affirmer que le passé de l’île et les effets de la municipalisation, qu’ils soient positivement ou négativement perçus, perdurent dans les mentalités. « La communauté sous dominance d’une entreprise, d’un contremaître, a laissé des traces. Ce qui veut dire qu’on a tendance à attendre après les autres » . Le développement est problématique car il est très coûteux, très difficile, plein d’embûches, insuffisant, complexe, lent, en perte de vitesse; l’éloignement étant une cause majeure de cette situation. Et pourtant, ce n’est pas par manque de volonté de la part des insulaires. De nombreux projets ont tenté de voir le jour, mais se sont invariablement confrontés à des obstacles et des freins  auxquels de nombreuses questions sont soulevées. À cet effet les embûches liées au  développement des ressources sur place (le problème de l’interdiction de vendre des produits du chevreuil; les quotas de homards et des crevettes; la situation de la ferme et le MAPAQ; le monopole de la SÉPAQ) n’en sont que quelques exemples.

En effet, ce sont durant les entrevues, les conversations « dans les cadres de porte » ou encore dans les sections de commentaires du questionnaire que des précisions sont apparues. C’est alors que j’ai compris ce que les embûches mentionnées signifient réellement, à commencer par le fait qu’ « Anticosti est éloignée et isolée, mais n’est pas considérée de la sorte »  par les instances administratives des divers paliers gouvernementaux. On soulève également qu’il y a « un manque de soutien de la part des sociétés d’État comme la SÉPAQ qui exploite et fait des profits sur l’île sans y investir dans la communauté. Elle entre directement en compétition avec les commerçants locaux sans égard à leur survie ».

Bien qu’il y ait des initiatives, Port-Menier n’aurait « pas le droit d’avoir ne serait-ce qu’un poste de vérification des quotas de crevettes. Ce qui fait que légalement, les crevettiers qui amarrent lors des grands vents, n’ont même pas le droit de vendre les crevettes aux insulaires » . Il en est de même pour la transformation des ressources sur place.

«Le MAPAQ bloque la transformation, parce que la nourriture consommée par le chevreuil n’est pas contrôlée. Ça prend un protocole d’abatage, de transport, de transformation. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas essayé. On a travaillé là-dessus pendant deux ans. Alors en exclos on sait que ce serait possible. Mais alors, qui le fait? Comment faire pour que ce soit rentable? C’est surtout le MAPAQ qui met constamment les bâtons dans les roues.»

Dans le même sens, selon mes observations et les échanges avec certains citoyens, les denrées de la ferme produites et transformées sur place ne pourraient être vendues à la population locale à moins de se plier aux règles strictes du « continent » applicables aux grandes entreprises industrielles. Cela explique pourquoi, la population qui n’aurait pas accès aux produits frais tels les œufs, le lait et le fromage en raison des problèmes de transport, ne peut s’en procurer à la ferme (bien qu’il y en aurait en quantité suffisante pour subvenir aux besoins occasionnels).

Soulignons aussi qu’un projet de réfection du vieux club, magnifique bâtiment vestige de l’époque Menier, dont le coût estimé était de 4 à 5 millions de dollars et pour lequel le Gouvernement du Québec aurait été prêt à contribuer jusqu’à concurrence de 80 % (protection du patrimoine), a déjà été mis de l’avant. Pour concrétiser le projet, la municipalité devait toutefois verser au départ le 20 % manquant (soit près de 1 million). Aux dires des citoyens, « ce n’est pas facile de faire venir des fonds pour une petite communauté. Nos revenus sont quand même limités. Et pour la sollicitation, ce sont toujours les mêmes qui sont approchés. On fait vite le tour. C’est un cercle vicieux » . Ainsi, dans une petite municipalité dont les moyens sont limités, bon nombre de projets ne décollent pas et ne se matérialisent jamais.

Le développement souhaité par beaucoup de répondants est de nature endogène : il est nécessaire que « les gens de la place se prennent en mains, pas qu’une entreprise de l’extérieur prenne le contrôle comme par le passé. Il y a de l’expertise ici. Les gens ont du vécu, de l’expérience, de la connaissance ». Et pourtant :

«Si tu viens ici de l’extérieur pour y faire des affaires ce n’est pas évident non plus et ça ne marche pas souvent. Si tu es une grosse compagnie, ça change la donne, tu deviens un boss comme la Consol ou la SÉPAQ. À ce moment-là, tu as plus de pouvoir sur les autres, c’est eux qui te contrôlent. C’est comme ça que je le perçois, c’est une des raisons pourquoi il y a une division au sein de la population».

Il n’est pas étonnant alors de constater que les 83% de répondants qui représentent le développement comme étant un « problème », sonnent l’alarme signifiant que le développement serait, et je cite « une obligation pour garder le village vivant », qu’il est « nécessaire, indispensable et prioritaire pour pouvoir continuer à vivre à l’île », tout en ajoutant « mais pas au détriment de l’environnement, avec l’optique de conscientisation de la protection du milieu et pas à n’importe quel prix ».

Chose certaine, c’est un souci, un débat qui suscite émotions et réactions. Le découragement, l’inquiétude, l’insatisfaction et l’essoufflement qui découlent des conditions socio-économiques sont évidents. Il est intéressant de rappeler ici que l’histoire se répète de façon fort éloquente. En effet, tout au long de leur histoire, les Anticostiennes et les Anticostiens n’ont cessé d’être aux prises avec maintes difficultés encore présentes aujourd’hui (accès à l’eau potable, mauvaise gestion, développement difficile, précarité de la situation du village et de la population). Les côtés positifs et négatifs de l’insularité mis en lumière par Callois (2006) confirment que la cohésion sociale peut être autant un frein qu’un moteur de développement. Cette observation est partagée par Angeaon et Saffache, (2009), qui avancent également que le « socle social territorial pourrait être appréhendé comme un facteur de blocage ou un moteur de développement durable » (p. 1).

Le projet pétrolier : entre espoir et inquiétudes

Les Anticostiens ne s’en cachent pas : ils dépendent du pétrole pour se chauffer, s’éclairer, se nourrir, se déplacer et sortir de l’île que ce soit pour se faire soigner, voir la famille, s’éduquer, faire des achats sur le continent ou simplement voyager. « Les hydrocarbures, c’est aussi la survie de la COOP (CCIA) ». En effet, la Coopérative de consommation de l’île d’Anticosti (CCIA) gère le dépôt pétrolier qui subvient aux besoins en hydrocarbures de la vaste majorité de la population, bien que certains commandent individuellement leurs propres barils de pétrole par souci d’économie.

Loin du « pas dans ma cour » (not in my backyard – NIMBY) à l’égard du pétrole, les citoyens s’assument, de manière générale comme consommateurs de pétrole, mais sans pour autant y consentir aveuglément. Le projet pétrolier suscite la controverse, génère beaucoup d’émotions, pour certains de l’espoir, pour d’autres du désarroi. Il a également fait naître un certain malaise au sein de la communauté. Les représentations sont multiples et éclatées. Sans contredit, il reste beaucoup de questions sans réponses.

Le projet pétrolier est tout d’abord perçu comme un « risque environnemental ». Toutes les réponses manifestant un souci pour le territoire, pour le milieu de vie ou pour l’île en général, se retrouvent dans cette catégorie : danger pour l’eau, danger pour l’île, dangereux pour l’environnement, pollution, risques environnementaux, contamination. De même, le projet pétrolier est qualifié de désastreux pour les paysages, d’erreur, de catastrophique ou même de pire idée pour développer Anticosti. Les éléments exprimés quant au risque environnemental sont de divers ordres : il brimera la qualité de vie, il entraînera des va-et-vient, il n’y a pas de risque zéro, il sera néfaste pour le territoire, il peut nous détruire. Les impacts potentiels du projet pétrolier sur le milieu et le mode de vie inquiètent vivement. « C’est sûr et certain que cela affecterait ce qui va nous rester après c’est-à-dire, notre milieu de vie, notre mode de vie, la chasse, la pêche et le tourisme » .

Le projet d’hydrocarbures correspond aussi à un « besoin socio-économique » en lien avec la survie du village et de la population. Ce projet amènerait des gens, donnerait de l’ouvrage au monde, du travail, des perspectives d’emplois. Dans une moindre mesure, vu davantage comme un « moteur économique » que social, il permettra de diversifier l’économie, de faire de l’argent; il est synonyme de développement et d’investissement, il sera bon pour les commerces. Il soulève toutefois aussi beaucoup de scepticisme au sein de la population. De ce fait, c’est beaucoup de bla-bla. Ce n’est qu’un projet pour l’instant, soit rien de nouveau. On en parle depuis 50 voire 60 ans. C’est une gimmick, où il y aurait un manque d’expertise, un jeu de pouvoir, plus utile au gouvernement et sans considération envers les résidents.

Toutefois, ce sont les « inquiétudes » directement liées à cette forme de développement qui sont partagées. Nous entendons par inquiétudes tout ce qui soulève questionnement, émotions, réactions ou malaise face à cette industrie sale ou lourde. Projet fort controversé, celui-ci divise la population, provoque des ambivalences, des blessures, des chicanes, des incertitudes, des déchirements, de l’insécurité, des préoccupations, beaucoup d’inquiétudes; on évoque des bouleversements en vue, une menace, la peur de l’inconnu, une cause de stress voire de tristesse, un projet à condamner. C’est notamment à la question relative à la qualité de vie et des emplois, à l’impact environnemental incluant les effets de la fracturation sur l’eau et le transport des hydrocarbures, à la nature, à la culture et au territoire que les impacts sont anticipés. La question relative aux emplois qui seront générés par cette industrie portait spécifiquement sur la nature de l’emploi visé, soit un emploi durable, permanent et qui subviendrait non seulement à la génération de travailleurs actuels, mais aussi aux générations futures. Seulement 28 % de la population pense que le projet améliorera la qualité de vie actuelle et celle des générations futures alors que 36 % croit qu’il générera des emplois permanents et pour les générations futures.

Les impacts environnementaux de la fracturation hydraulique sur l’eau, sur les rivières et ultimement sur le Golfe du Saint-Laurent, ainsi que le fait de devoir transporter le pétrole et le gaz vers Port-Menier pour « l’exporter », nécessitant la construction d’un vaste réseau d’oléoducs et/ou de gazoducs, sont reconnus comme étant des impacts potentiels et ils sont d’avis à 77 % que le projet pétrolier laissera des séquelles environnementales. En toute connaissance de cause, les citoyens reconnaissent que cette aventure pétrolière risque d’avoir des impacts négatifs non seulement sur leur milieu de vie, sur la nature et le territoire, mais aussi sur le mode de vie. Ils sont également d’avis, qu’une fois que les pétrolières auront exploité les puits jusqu’à leur fin utile et rentable, le territoire anticostien ne sera plus le même.

«Le pétrole me fait peur. La fracturation hydraulique, nos sols sédimentaires. Tout est stratifié ici. On sait qu’au milieu de l’île il y a une source d’eau salée. Qu’est-ce que ça signifie alors? Si tu fractures ça, la roche qui y était depuis des millions d’années? Et qu’une fois terminé ils vont boucher ça avec du ciment et il ne se passera plus rien? Mon œil! Il y a tellement de possibilités de fuites, de contamination, de conséquences négatives. Est-ce qu’on est prêt à miser là-dessus? Non. Regarde. Ça ne vaut pas la peine. C’est une question d’éducation.»

Abordant ici le thème de l’éducation, il est pertinent de tenter de comprendre sur quelles bases les savoirs des Anticostiens ont été construits. Comment l’information leur est-elle parvenue? Comment a-t-elle été interprétée? Comment les citoyens ont- ils pris connaissance du dossier? De quel type d’informations disposent-ils?

Il importe de signaler que seul un cinquième de la population affirme bien connaître le dossier de l’exploration et de l’exploitation des hydrocarbures sur l’île d’Anticosti. C’est majoritairement par l’entremise d’amis, de la télévision, de la parenté, du travail et à l’arrivée de la machinerie au quai portuaire que la population anticostienne a pour la première fois pris connaissance du projet. Seulement 23% de la population se sentait adéquatement informée de l’évolution du dossier. Il faut savoir que la population n’a eu accès à Internet haute vitesse qu’à partir de mai 2013, soit après mon passage. De ce fait, l’information à laquelle les citoyens avaient accès était désuète par moment et, aux dires de ceux qui ont partagé leurs frustrations informatiques avec moi, il fallait s’armer de patience avant que les pages de la toile ne se téléchargent.

Le climat de confiance envers les institutions, les promoteurs et la communauté

Très rapidement, j’ai aussi constaté que les résidents avaient une grande méfiance vis-à-vis des politiciens, des promoteurs ou de tout autre individu introduit par l’un ou par l’autre, ne sachant trop à qui pouvoir réellement faire confiance. Il est ainsi facile d’entrevoir la raison pour laquelle la confiance envers le projet est loin d’être acquise. En effet, lorsqu’on leur demande s’ils se sentent écoutés, que ce soit par les politiciens ou par les promoteurs, si leurs préoccupations sont prises en considération ou encore s’ils considèrent que l’enjeu crée des frictions au sein de la communauté, j’ai rapidement pu constater que l’atmosphère est quelque peu tendue car selon les citoyens, les informations en provenance des principaux protagonistes semblent être distribuées de façon aléatoire et incomplète ou du moins, circule difficilement ou au compte-gouttes, partageant ce que chacun veut bien partager. Cela se reflète dans la confiance existante envers les institutions nonobstant le haut taux de participation aux assemblées publiques à cet effet. Malgré tout, force est de constater que les promoteurs semblent accomplir un meilleur travail sur le plan des relations publiques que les politiciens ne peuvent le faire (42% ne se sentent pas écoutés des promoteurs contre 83% des politiciens). Nombreux sont ceux qui m’ont d’ailleurs signalé qu’ils ne se souvenaient pas à quand remontait la dernière visite ministérielle ou celle d’un député. En revanche, les promoteurs non seulement sont venus à l’île, mais ont aussi engagé un représentant de la communauté pour agir en tant qu’agent de communication et de liaison entre la pétrolière et les citoyens.

Le plus troublant est directement lié au fait que plus de 65 % des citoyens ne se sentent pas écoutés et considèrent que leurs préoccupations ne sont pas prises en compte, minant ainsi la crédibilité et la confiance envers une industrie dont la réputation reste à faire. Ce manque de respect de la part des instances gouvernementales et des promoteurs vis-à-vis de la population engendre de vives réactions. Bien que ce manque d’écoute fût l’objet de quelques critiques au niveau municipal, il est davantage représentatif d’un manque au niveau provincial. La solitude, le rejet et l’isolement sont tangibles et cela, non seulement de par la nature insulaire de ce territoire, mais aussi et surtout par le rejet perçu à travers les propos véhiculés à l’égard d’Anticosti par la gente politique venant du « continent ». « Nous savons que c’est l’argent qui mène ce monde et le pétrole, c’est beaucoup d’argent » ou de toute façon, « nous sommes en quantité insuffisante pour faire réagir politiciens et promoteurs »); « leur idée est faite et notre présence et nos préoccupations ne semblent être que des obstacles à leur projet » . Les citoyens de la petite communauté de Port-Menier pensent qu’ils n’ont « aucun pouvoir si le gouvernement a décidé » , « parce que la loi et l’argent a toujours prépondérance »). « Les compagnies pensent d’abord à leur projet, les politiciens à leur réélection ». « Nos préoccupations passent après celles des actionnaires » . Quant aux préoccupations relatives aux pétrolières, les questions et les réflexions de ce type sont partagées :

«Serons-nous vraiment écoutés des promoteurs? Surtout lorsqu’on compare avec Gaspé et qu’on entend l’arrogance de certains commentaires à propos de la population.»

«Parce qu’on sent lors des réunions avec Pétrolia que tout est décidé d’avance, les réunions sont pour la courtoisie.»

«En tant que citoyens, nous souhaitons conserver notre milieu, le préserver et poursuivre l’utilisation que l’on en fait. Les promoteurs et les gouvernements quant à eux, ne voient en fait que le potentiel financier.»

Certains commentaires indiquent par contre que « oui, les promoteurs tentent de nous rassurer avec des 5 à 7, cependant malgré toutes nos protestations si cela est le cas, nous n’aurons pas de voix dans le projet » . Pour l’un des répondants toutefois, « les pétrolières sont sensibilisées à l’acceptabilité sociale et tiennent compte des réflexions et suggestions intelligentes » . En quoi une suggestion est-elle intelligente? En fait, c’est difficile d’avoir l’heure juste. Au bilan, le sentiment de solitude et d’impuissance face aux pétrolières et aux gouvernements est ici mis en évidence.

Lors de mon passage, la communauté était clairement divisée et tous ne se sentaient pas à l’aise pour librement partager leur positon de peur d’être ostracisés, de perdre de la clientèle ou de se faire pointer du doigt. Il est certain que le dossier a grandement évolué depuis mon passage au printemps 2013, surtout depuis l’annonce du Gouvernement Marois d’y investir dans l’exploration. Il est donc intéressant de constater que la mobilisation citoyenne prend de l’ampleur à Anticosti. Malgré le fait que 45% (en 2013) ne se sentaient pas à l’aise de parler et de partager librement avec les gens du village leur position réelle sur le projet d’hydrocarbures, ce sont 48 résidents (représentant 27% de la population) qui ont décidé de se mettre ensemble et de réagir aux propos gratuits lancés par M. François Legault. C’est par voie de Communiqué le 20 mars dernier 2014, qu’ils se sont exprimés :

«Soyez certains qu’il n’y a pas seulement deux chevreuils qui s’opposent à la venue de cette industrie non durable sur Anticosti. La très grande majorité d’AnticostienNEs croit que leur avenir durable, et celui des QuébécoisEs d’ailleurs, ne passe pas par l’industrie pétrolière. Ils et elles ont  l’impression que seuls les intérêts des pétrolières et de leurs actionnaires ont été respectés. […] Les enjeux sont grands pour les QuébécoisEs et encore plus pour les AnticostienNEs. Nous voulons que notre parole soit entendue et que le BAPE tienne une audience publique avant l’exploration. (Enjeux Énergies, 2014)»

D’autre part il y a aussi eu Dominic Champagne qui y est venu tourner un film, fort bien documenté et qui, selon ce que j’ai observé et vécu, est assez proche de la réalité. Ce film n’a fait que nourrir le débat entamé, en salle en mai 2014. L’internet haute vitesse est maintenant disponible aux insulaires, rendant l’accès à l’information plus à portée de main et surtout. Et les travaux sont en cours depuis que le Gouvernement Marois a décidé d’y investir dans l’exploration, et que les choses ont commencé à réellement bouger sur le terrain.

Réticente à s’exprimer au tout début, on ne peut que constater que cette communauté se lève aujourd’hui pour réclamer un vrai débat sur la question de l’exploration et de l’exploitation des hydrocarbures sur son territoire, et, ultimement, sur celle, plus globale, de l’énergie fossile en général.

Alors ! Quel avenir pour Anticosti ?

Il est important de rappeler que cette question a été ajoutée à la demande du Comité consulté pour la validation et la bonification du questionnaire en mars 2013, avant de le distribuer à la population. Les choix des répondants sont indicateurs du type de développement acceptable et souhaité à Anticosti. L’écotourisme (63 %), la transformation des ressources sur place (71 %) et la conservation (72 %) sont ainsi largement perçus comme des voies d’avenir, tout comme, ils le reconnaissent bien, le développement des énergies renouvelables (42 %), notamment l’éolien et la biomasse, et l’industrie forestière (43 %). À l’opposé, le développement pétrolier n’est souhaité que par 21 % des répondants.

Au-delà de ces choix, les répondants avaient la possibilité de suggérer de leur plein gré des alternatives et des idées de développement. De ce fait, la villégiature, la « recréation des sites historiques comme «Upper Canada Village» et ainsi vivre de notre patrimoine historique » , le tourisme cinq étoiles non basé sur la chasse et la pêche, le spa, le golf, le tourisme d’aventure, les camps de vacances, l’escalade, le vélo, la randonnée, l’agriculture locale, l’ouverture d’une poissonnerie ainsi que la pêche commerciale furent d’autres alternatives proposées.

«Le développement à Port-Menier? On est chacun responsable de nos problèmes. Déjà, si on s’entraidait et on achetait localement, …d’en faire l’effort. Pourtant on est gâté à l’épicerie. Un gros départ serait de se soutenir entre nous à ce niveau-là, pas seulement au niveau familial et communautaire. Il y a aussi un manque de volonté, on ne veut pas se faire déranger et se faire envahir. Souvent les non-natifs sont rappelés parce qu’ils ne sont pas d’ici et nous quittent. Les intérêts ne sont plus les mêmes. On ne peut pas tout arranger. Nos problèmes viennent de nous. Les solutions doivent venir de nous… tous inclusivement. […] Pourtant on est capable et on veut. Mais il y a toujours une instance gouvernementale qui nous met les bâtons dans les roues, il y a toujours quelque chose qui bloque (ça a pris trois ans pour avoir Internet à haute vitesse). C’est frustrant, car on a une volonté.» 

Toutes ces positions à l’égard de l’avenir d’Anticosti sont pertinentes. Au bilan, quand ce regard collectif sur l’avenir est croisé à ce territoire-milieu de vie considéré comme exceptionnel, à la nature et à la culture à laquelle s’identifient les insulaires ainsi qu’à la riche histoire et à la valeur patrimoniale de l’île, tout laisse présager, ou du moins nous porte à croire, que la venue du projet d’exploration et d’exploitation des hydrocarbures ne s’inscrirait pas dans la vision globale du développement tel que portée par les citoyens d’Anticosti. Et pourtant !

C’est lorsque la question fut directement posée: « Que pensez-vous du projet d’exploration et d’exploitation sur Anticosti? », que la division perçue par la communauté est effectivement bien présente. À cet effet 49 % des répondants considèrent que « le projet d’exploration et d’exploitation des hydrocarbures sur l’île d’Anticosti est acceptable pourvu qu’il se développe en harmonie avec l’usage actuel du territoire et, en tout respect pour l’environnement (chasse, pêche, tourisme, etc.) » (Cuvillier, 2015, p.279). Ces résultats m’ont beaucoup surprise vu le fort pourcentage des alternatives offertes tel que mentionné plus haut alors que seulement 21 % considérait le pétrole comme une solution au problème du développement sur l’île. Comment peut-on d’un côté envisager l’avenir sans le pétrole puis affirmer que le projet serait acceptable pourvu qu’il se fasse en tout respect […] ? Que signifie pour eux « la limite de l’acceptable » ? Cette contradiction a été le but de ma visite en novembre 2013 afin de partager ces données avec les citoyens et de discuter de ce paradoxe.

C’est dans le cadre d’un 5 à 7 de style repas communautaire qu’une présentation des résultats préliminaires a eu lieu. Après avoir présenté les résultats de l’analyse de « leurs » données, incluant les controverses, les paradoxes et les incongruités qui en sont ressortis, celles-ci ont fait l’objet d’une période de réflexion et de débat. L’interrogation sur la « limite de l’acceptabilité et du tout respect de l’environnement » a, au départ, provoqué – un long silence. Un silence où personne ne semblait vouloir oser prendre la parole. Un silence qui a même nécessité mon intervention pour lancer le débat. Pour briser ce silence, la question suivante fut posée : « si vous vous pouviez choisir la venue d’une industrie plus propre et plus « verte », le pétrole serait-il toujours acceptable et dans quelle mesure? ».

Le débat qu’a suscité le choix de développement plus écologique, mais tout autant « prometteur » pour la survie du village, en comparaison avec la question du pétrole, permit d’apporter plusieurs clarifications. Un participant émit un premier commentaire: « tout comme si c’était de l’uranium. On choisirait le pétrole » . Ce commentaire suggère que la question d’un projet d’uranium à Anticosti ne se poserait même pas et que la réponse vers un choix plus écologique serait une évidence. Le débat a aussi mis rapidement en exergue que la survie des insulaires est au cœur du débat actuel, tout en reconnaissant que pour être heureux, ceux-ci se contentent de peu et que leurs besoins sont moindres par rapport à ceux de la majorité.

«En fait, tout ce que les gens veulent c’est avoir du pain et du beurre sur la table. C’est pour ça que les gens se disent en ‘faveur’, c’est une question vitale. Le tourisme tout le monde essaie, mais on n’est pas aidés par les compagnies d’aviation. Ça coûte une fortune, même si les gens essaient de le faire de la façon la plus accommodante, ça coute une fortune. Rien que pour nos familles de venir visiter, c’est dur. Le transport aller-retour, on n’est pas capable, même s’ils sont logés nourris une fois ici.»

Une certaine grogne face à leur propre esprit de communauté est aussi visiblement ressortie relativement aux freins à tout ce qui est en lien avec le changement, peu importe sa nature. En effet, bien que nombreux sont ceux qui prônent la conservation du territoire, il n’en reste pas moins, selon un intervenant, que

«[…] celle-ci n’est pas toujours voulue. Il y avait un projet de conservation de la biodiversité dans le secteur de la Pointe-Ouest – Anse-aux-Fraises, et ce projet a soulevé beaucoup de bémols, car à la fois on veut protéger le territoire qu’on aime, mais on ne veut pas de structures trop rigides.»

Ce sur quoi, une autre personne a répondu: « dans le fond, de quoi on a peur? On veut se protéger de quoi? Des autres? Des menaces? » . Et plus éloquent encore :

«Moi, la première chose qui me vient à l’idée, c’est notre difficulté à être conséquent. On fait seulement commencer à l’exprimer ici. On veut mettre du pain et du beurre sur la table, mais on veut conserver. On ne veut pas avoir de pétrole, mais notre électricité vient du pétrole. Nos voitures ont besoin de pétrole. Il y a là parfois une question de penser en silo, qui fait que quand tu t’assois et tu te poses la question «est-ce que tu es d’accord pour la conservation, si tu aimes l’île, la beauté… », c’est certain qu’on va cocher et qu’on va écrire qu’il faut la protéger… Mais en même temps, quand va arriver à la question économique, on va dire aussi qu’il faut que quelque chose se passe … Je pense que l’aspect de réflexion en silo peut faire une différence par rapport à une réflexion plus conséquente d’un bout à l’autre de la réalité.»

Ces propos illustrent bien la pertinence de l’approche adoptée pour cette recherche, soit celle de mettre en lumière « la réalité d’un bout à l’autre » afin de connaître l’ampleur de l’enjeu pétrolier, au-delà d’un positionnement étroit des gens de l’île face à une question binaire posée en silo : « êtes-vous pour ou contre »?

La division et la grogne sur le projet pétrolier sont une fois de plus palpables bien que tout le débat fût fort courtois. Par contre, le désir profond de s’asseoir tous ensemble et « d’avoir une réflexion plus conséquente d’un bout à l’autre de la réalité »  fut fort bien reçu. Tous sont d’accord pour affirmer la nécessité de tenir un vrai débat, avec les promoteurs, les groupes écologistes, les scientifiques et les instances gouvernementales, qui devraient être tous réunis ensemble autour d’une même table pour un véritable échange d’idées. Cette question fut d’ailleurs posée dans le questionnaire de validation.

«Et il faut que le débat ait lieu à Anticosti. De nombreux protagonistes n’ont jamais mis les pieds sur l’île et n’ont aucune idée de la réalité des insulaires. La tenue d’un tel exercice amènerait peut- être une certaine conscientisation et viendrait soutenir l’économie locale.»

L’intérêt socio-économique de l’enjeu ressort clairement, mais avec des balises qui devraient être très exigeantes et par conséquent, difficiles à respecter, car même ce qui est acceptable représente un risque réel voire des dommages inévitables, et soulève plus de questions que de réponses.

« Acceptable, c’est le compromis à faire pour « sauvegarder » le village. La limite, c’est la possibilité de conserver nos acquis sur une bonne partie du territoire. Les puits, routes, oléoducs c’est OK, les déversements, c’est Non! » . Or, est-il réaliste d’affirmer qu’un déversement n’arrivera jamais compte tenu des fiches de route des entreprises pétrolières à travers le monde? Les questions de confiance et de la capacité des entreprises à faire face à une catastrophe sont effectivement discutées et soulevées.

Acceptable veut aussi dire « que pour moi que je suis rendu là! Que nous n’avons pas trop le choix. Donc, travaillons ensemble pour que les choses se fassent bien, proprement et intelligemment et qu’il y ait le moins possible d’effets négatifs «. Mais, est-ce que l’exploitation des énergies fossiles peut se faire sans conséquences négatives, quelles qu’elles soient? Les résidents se posent la question et affirment qu’ils sont bien conscients du fait que le risque zéro n’existe pas.

« Si on va de l’avant, il faut que le tout demeure semblable! En respectant que nous vivons ici et qu’on veut garder notre havre de paix! » . Or l’aller et retour des camions, des pétroliers, de la machinerie lors de l’exploration et de l’exploitation peuvent-ils assurer la préservation de l’île comme un « havre de paix »? Ces questions ont été discutées lors de la rencontre de groupe et les échanges furent nombreux. Encore une fois, la conscience citoyenne est bien présente, et les résidents ne se font pas d’illusions : la tranquillité sera perturbée.

La limite de l’acceptable n’est pas facile à cerner. « Il est difficile de définir les meilleures conditions pour le développement de cette industrie : contribution à un fonds de rétablissement des sites, nouvelle loi sur les hydrocarbures, garantie de personnel gouvernemental pour le suivi et la surveillance des travaux, etc.»  « L’industrie pétrolière devra respecter les règles environnementales, tenir compte des opérations des pourvoiries et s’assurer qu’il y ait des retombées positives.» Considérant la feuille de route des grandes entreprises extractives relatives aux questions environnementales et les inquiétudes que soulève la remise en état des terrains désaffectés, et constatant que les gens de l’île ne sont pas écoutés, voire même qu’ils sont ignorés par les politiciens (selon 72 % des répondants), la question que se posent ici les citoyens est la suivante : pouvons-nous réellement faire confiance aux institutions gouvernementales? De même, pouvons-nous faire confiance à l’industrie pétrolière pour faire les choses dans les règles de l’art et comme il faut?

« Les limites de l’acceptable? Je les définis ainsi: responsabilisation des promoteurs, construction de quelques infrastructures pour le village (notamment régler le problème de l’accès à l’eau potable), réparation des routes utilisées, surveillance continue; respect de la population et de l’environnement; effectuer les travaux à de très grandes distances des lieux habités; arrêt des travaux au moindre incident. Toutefois, aujourd’hui, il n’y a pas de limites balisées de ce qui est acceptable ni de respect total du milieu » .

Advenant l’arrivée des pétrolières, il est intéressant de constater l’inquiétude face à la perte potentielle des acquis, dont le fait de ne plus pouvoir pratiquer les activités quotidiennes traditionnelles. L’intégrité et la capacité des promoteurs et des instances gouvernementales de parvenir à conserver le mode de vie existant, sont bien souvent questionnées voire même mises en doute. En effet, « les activités pétrolières ne doivent pas diminuer les activités liées à la chasse et à la pêche pour les résidents et les pourvoiries. Elles ne doivent pas diminuer le tourisme. Anticosti ne doit pas être l’endroit où l’on teste de nouvelles techniques. On doit être certain et on doit évaluer honnêtement et non économiquement les risques de l’exploitation sur un sol tel que le nôtre » . « Le développement de ce projet doit se faire avec la plus grande prudence environnementale et économique, le respect des valeurs anticostiennes et ne pas bloquer l’industrie touristique, voire même y collaborer » .

Or, peut-on affirmer que l’industrie pétrolière peut coexister avec l’industrie du tourisme? Celle-ci génère-t-elle de l’intérêt touristique? Est-elle même compatible avec l’industrie touristique? En fait, nombreuses furent les questions soulevées à ce sujet. Celles du manque d’information et de la gestion du risque sont notamment abordées par les répondants. « Il est trop tôt pour y voir clair. Il reste beaucoup d’information à trouver avant de se lancer dans l’exploitation. » . L’exploration et l’exploitation des énergies fossiles peuvent-elles réellement être sans conséquence sur l’eau, sur la végétation, sur les animaux et sur la vie humaine? En fait, cette question a aussi généré de nombreuses réflexions relatives à notre rapport social aux énergies fossiles en général, au principe de précaution, et pas seulement à propos d’Anticosti.

«J’aimerais que le Québec change de politique énergétique et trouve une alternative au pétrole.» 

«Je suis idéaliste et j’aimerais qu’on arrête d’utiliser du pétrole aussi improbable que ça semble aujourd’hui. J’aimerais que le monde élabore des technologies propres, durables, de sorte que nous n’ayons plus besoin de pétrole, mais on est encore loin d’y arriver. La nature est fragile et toute activité humaine comporte des risques et il est difficile de connaître l’étendue de ces risques. Il est certain que nous ne voulons pas de tragédies, mais j’ai l’impression qu’on découvrira la limite de l’acceptable quand on l’aura malheureusement franchie!»

À la lumière de ces propos rédigés par les répondants en réponse au questionnaire, pouvons-nous affirmer qu’il y a une réelle acceptabilité sociale du projet pétrolier, et peut-on appréhender que le respect de l’industrie à l’égard de l’environnement et de la population sera à la hauteur des attentes des Anticostiens et de leurs préoccupations telles que formulées? Quoi qu’il en soit, il est clair que l’acceptabilité sociale dépasse largement la réponse du simple « oui » ou du simple « non » et que celle-ci est loin d’être acquise.

Conclusion

Aujourd’hui, Port-Menier est une communauté qui est soucieuse de sa survie sans pour autant être prête à tout risquer au nom du développement. Profondément attachés à leur territoire, les Anticostiennes et les Anticostiens se retrouvent à un moment charnière de leur histoire. Selon les propos partagés au sujet du patrimoine naturel et culturel, une majorité de la population croit que l’avenir économique passe par la transformation des ressources sur place, l’écotourisme et la conservation. Malgré le fait que certains se disent prêts à s’aventurer dans le pétrole, ce ne sont que 21% qui, au final, croient que l’avenir d’Anticosti passe nécessairement par l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures. Tous ces éléments nous portent à croire que, dans l’hypothèse où il y aurait autre chose que le pétrole pour que les citoyens puissent s’épanouir économiquement, la question des hydrocarbures ne se poserait même pas. Autrement dit, si les citoyens avaient le choix, ils opteraient pour un développement qui leur permettrait de sauvegarder et de « conserver » leur territoire et leur culture, et d’envisager de multiples alternatives à saveurs typiquement anticostiennes, qui misent sur le long terme et favorisent la pérennité de la communauté. Ce projet qui a longtemps été considéré comme spéculatif par les résidents, inquiète cette communauté. C’est alors que la mobilisation prend forme. Réticente à s’exprimer au début, on ne peut que constater que cette communauté se lève aujourd’hui et exige l’accès à l’information et de vrais débats, non seulement sur la question de l’exploration et de l’exploitation d’hydrocarbures sur son territoire, mais plus fondamentalement encore, sur la pertinence de ce choix comme moteur de développement pour la population de l’île et pour le Québec en général.

Selon les résultats obtenus, il est possible d’apprécier l’importance de l’identité écologique en tant que facteur déterminant non seulement d’un certain niveau d’engagement, mais surtout contribuant à clarifier l’acceptabilité sociale autrement qu’avec une approche binaire : pour ou contre. La dynamique de l’acceptabilité sociale est en effet beaucoup plus complexe. La prise en compte des paramètres de l’identité écologique a permis d’obtenir un portrait plus en profondeur de la communauté visée par ce projet à forts impacts socio-environnementaux.

Le Québec dans toute son immensité mérite d’être apprivoisé, d’être écouté et d’être aimé. Et les citoyens d’Anticosti ont tous, à leur manière, su apprivoiser ce fabuleux territoire qu’est le leur. C’est ce sentiment d’appartenance, ce lien au territoire qu’ils ont si bien su me décrire, m’expliquer et me faire vivre. Leurs témoignages et leur voix méritent d’être entendus et partagés, car le territoire du Québec en a grandement besoin!

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