Quel Avenir pour Anticosti? Pétrole ou Tourisme et Forêt

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Par Gaétan Laprise («Alex»)

À l’hiver 2015, des Anticostiens ont fait parvenir au ministère de la Forêt de la Faune et des Parcs une pétition demandant un moratoire sur la coupe de bois. Leurs arguments indiquaient que leur territoire de chasse était plus fortement touché que le reste de l’île, que la coupe nuisait aux activités des résidents, et ne créait que peu d’emplois, etc. Près de la moitié des habitants ont signé cette pétition, laissant croire à une forte prise de parole citoyenne. Pour plusieurs observateurs, il s’agissait plutôt de désinformation de la part des initiateurs, ou à tout le moins, d’un manque flagrant d’information.

Les arguments apportés semblaient pleins de bon sens, mais ne résistent pas à une vérification factuelle. Par exemple, la coupe aurait été excessive sur leur territoire en 2014 avec environ 150 hectares. C’est oublier que la récolte d’une saison régulière a été en moyenne de 250 hectares depuis 15 ans sur ce territoire qui en compte 34 000. Ça représente aujourd’hui un peu plus de 10 % de la superficie totale. De ces coupes, au moins la moitié est d’ores et déjà constituée de jeunes forêts en croissance.

Des arguments économiques étaient aussi mis de l’avant : l’exploitation crée peu d’emplois, a peu de retombées… En 2014, seulement 50 000 mètres cubes furent récoltés. Le potentiel à Anticosti est d’environ 180 000 mètres cubes annuellement. Quel que soit le volume récolté, les emplois locaux directs sont peu nombreux, car la majorité des travailleurs forestiers travaillent pour de petites compagnies engagées par l’entreprise ayant les droits de coupe. Ces opérateurs d’abatteuse, de porteurs, ces camionneurs artisans proviennent de partout, mais surtout de l’est du Québec.

Les retombées à Port-Menier sont cependant importantes dans les entreprises de services; restauration, hébergement, etc. L’impact le plus important, qui passe souvent inaperçu, est la baisse du prix des carburants. Le distributeur des carburants à Anticosti est la Coopérative de Consommation de l’Île Anticosti (CCIA). Inutile de dire que le pétrole aide grandement au financement de son secteur de l’alimentation. Il faut savoir que lors d’une saison « normale » d’opération de 180 000 mètres cubes, la compagnie forestière achète à elle seule plus de carburant que tous les autres clients réunis. Comme la CCIA fixe le prix du carburant en prélevant un certain montant pour chaque litre et non un pourcentage, lors d’une telle année le prix de l’essence est d’environ 0,17 $ le litre plus bas pour tout le monde. La compagnie est membre de la coopérative et ses achats, comme ceux de tous les membres, profitent à tous.

La pétition ressemblait plus à une résistance au changement, à du » pas dans ma cour » et à du gros bon sens qui tourne à la démagogie. Il est dommage que les efforts citoyens ne portent pas vers du constructif plutôt que » contre » quelque chose. Anticosti est un joyau, les Anticostiens le savent, mais s’il reste caché, son avenir n’est pas très rose. L’industrie forestière n’est qu’une facette de la vie économique de l’île.

Historique

Il est facile d’affirmer que les compagnies forestières d’aujourd’hui dévastent les forêts et que « dans le temps c’était bien mieux ». Les chiffres présentés ici démontrent que même avant la mécanisation, le niveau d’exploitation à Anticosti (et sûrement dans d’autres régions du Québec) dépassait souvent ce que nous connaissons depuis 20 ans. Et pourtant, avant les années 1950 les arbres étaient coupés à la hache et au godendard, empilés à la main, et ensuite transportés par des chevaux. En hiver, les billots étaient entassés sur des lacs et, au printemps, la fonte les emportait au fleuve où ils étaient regroupés en train de bois et halés à Port-Menier pour être chargés sur des barges.

Certes, il y avait des centaines, voire des milliers d’hommes dans ces immenses chantiers. Mais l’Amérique avait besoin de bois pour construire ses maisons et imprimer ses journaux. Et puis, il y a un siècle, nous croyions que nos forêts étaient infinies. Comme les populations de morues! Il a fallu bien des signaux d’alarme pour qu’enfin des lois encadrent l’exploitation forestière. L’avenir de celle-ci est aujourd’hui bien meilleur que celui de la morue, pour qui il est probablement trop tard.

Des chiffres

— De 1896 à 1916, pendant l’époque de Henri et Gaston Menier, il se coupait en moyenne 90 000 mètres cubes annuellement.

— Avant la Grande Crise, de 1926 à 1930, la Wayagamack récoltait 325 000 mètres cubes annuellement. Les activités se sont arrêtées pendant la Seconde Guerre.

— De 1946 à 1971, la récolte a repris, variant de 145 000 à 360 000 mètres cubes. Ensuite, le marché a changé. L’île fut expropriée par le Gouvernement du Québec (au coût de 24 millions de dollars) et l’exploitation s’est arrêtée. Pendant toutes ces décennies, la principale activité économique sur Anticosti était forestière.

En 1995, l’exploitation reprend sur de nouvelles bases : les ministères responsables de la faune et des forêts conviennent d’utiliser la coupe de bois pour améliorer l’habitat du chevreuil.  Cent-seize-mille mètres cubes sont récoltés par année. Après la saison de 1996, un important chablis (voir l’encadré) couche en quelques heures des milliers d’hectares de sapinières. Les plans doivent être changés. En 1997 et 1998, la compagnie récupère 216 000 mètres cubes d’arbres tombés. Un plan d’exploitation incluant la construction d’exclos est ensuite mis en place, à partir de 1999 la récolte oscillera entre 150 000 et 180 000 mètres cubes.

Chablis

Le chablis est un phénomène naturel. Il s’agit de l’action de forts vents causant la chute d’arbres affaiblis, malades ou vieillissants. Le résultat de cette chute s’appelle aussi un chablis. Le 20 décembre 1996, des vents atteignant 150 kilomètres par heure ont soufflé sur l’ouest d’Anticosti. En moins de 24 heures, des sapinières sont renversées sur près de 100 kilomètres carrés : 10 000 hectares! L’équivalent de huit saisons de coupe! Environ 1 500 000 mètres cubes. Vous avez bien lu : un million et demi de mètres cubes. De ceux-ci, 430 000 mètres cubes ont été récupérés en deux ans par la compagnie forestière. C’est donc plus d’un million de m3 qui ont été » perdus » pour l’industrie.

Le syndrome de l’îlot!

La perception des activités à Anticosti par les gens de l’extérieur et même par les insulaires est trop souvent biaisée par un fait essentiel; l’île est immense! Tout est démesuré et l’esprit humain peine à le concevoir. C’est ce que j’appelle le syndrome de l’îlot! Par exemple, si j’annonce » 50 000 chevreuils sont morts l’hiver dernier », la nouvelle fera la une, les gens s’offusqueront, réclameront des actions gouvernementales… Mais ils ne penseront pas à relativiser.

Ce nombre n’est pas négligeable, il représente 20 % de la population totale. Mais c’est une situation « ‘normale »’ pour une espèce au nord de son aire de répartition. Cela peut arriver une ou deux fois par décennie. La population diminue à 150 000 cerfs, qui donneront naissance à quelque 30 000 faons l’été suivant. À l’automne, la population sera de 180 000 chevreuils comparée aux 200 000 de l’année d’avant. En 2 ans, malgré d’autres mortalités, la population reviendra au même niveau.

Dans le même ordre d’idées, si on annonce que 200 000 mètres cubes seront coupés à Anticosti, certains crient au désastre, à la destruction, au saccage! Pourtant ce volume de bois représente environ 1 300 hectares, une fraction de 1 % de la superficie d’Anticosti. L’île a une superficie de 7 943 kilomètres carrés, soit 794 300 hectares. Environ 70 % sont recouverts de forêts de tous âges. Les parties non boisées sont surtout des tourbières, des lacs et des cours d’eau.

Tenure des terres

Anticosti est la propriété de l’État québécois. Les pourvoiries comme les compagnies forestières signent des baux leur concédant l’exploitation de la faune ou de la forêt. Ce sont des revenus directs pour l’état. Ces entreprises ne sont pas propriétaires des territoires et doivent se conformer aux règles en vigueur. À Anticosti plus qu’ailleurs, les exploitants forestiers font l’objet d’une surveillance par les autres usagers. C’est probablement le seul endroit au Québec où la faune passe avant la forêt. Personne ne peut dire qu’il ignore qu’Anticosti est le paradis du chevreuil!

Dès le début des opérations en 1995, des tables de concertation réunissant les ministères, la municipalité, les pourvoyeurs et la compagnie forestière ont été tenues. D’abord pour relever les irritants, faire connaître aux autres intervenants leurs sensibilités respectives, demander des mesures de mitigation. Des problèmes aussi mineurs que la poussière soulevée par les camions de transport peuvent dégénérer en graves irritants pour les utilisateurs et les touristes. Les gestionnaires des pourvoiries avaient aussi l’occasion d’influencer le choix des sites, le patron des coupes, les périodes d’opération.

Dans de telles rencontres, certains s’en tirent mieux que d’autres. Les intervenants qui se présentent avec une attitude négative retirent toujours moins de l’exercice que ceux qui acceptent la situation et font de leur mieux pour l’intégrer à leurs activités.

Une coupe ne le demeure pas éternellement!

La perception de la coupe forestière est trop souvent figée. Les coupes forestières s’additionnent dans notre tête et forment une altération immense du territoire. Des coupes bien faites commencent à se régénérer en quelques années. Une coupe ne peut donc porter ce nom que pendant un certain temps. Et encore, le cycle est lent à démarrer à Anticosti, surtout à cause de l’impact du chevreuil sur la végétation. Mais une fois amorcé, le processus est rapide.

L’évolution d’une coupe forestière:

— Une coupe forestière de moins de 5 ans est une coupe récente.

— Dix ans plus tard, c’est un secteur en régénération avec des arbres d’un mètre de hauteur, les chevreuils commencent à être plus difficiles à voir.

— Vingt ans plus tard, c’est une jeune forêt de deux à six mètres où les chevreuils ne sont visibles que dans les trouées qui subsistent.

— Trente ans plus tard, c’est une forêt « non commerciale ». Les arbres ont une belle taille, mais ils sont encore trop petits pour être du bois d’œuvre.

— De 50 à 60 ans plus tard, c’est une forêt mature avec des arbres de taille « commerciale ». La visibilité est à nouveau très bonne, car le sous-bois est « nettoyé » par les chevreuils.

— Cent ans plus tard, c’est une vieille forêt. Des arbres commencent à mourir et à tomber.

— Cent-vingt-cinq ans plus tard, c’est une forêt surannée : une épidémie, un feu ou une coupe terminera son cycle.

Une forêt peut être considérée comme un organisme vivant; elle naît, vit et meurt. Pendant sa croissance, elle sera la cible de maladies et d’accidents auxquels elle résistera généralement bien : feu, épidémies de tordeuse ou d’arpenteuse, grands vents, verglas… Puis, au déclin de son existence, elle résistera de moins en moins bien. Des arbres ne résisteront pas à la forte compétition et mourront, causant des trouées. D’autres, blessés ou affaiblis, seront la proie d’insectes défoliateurs. Les maladies et les accidents auxquels la forêt avait résisté finiront par l’emporter. Elle tombera peu à peu, créant des ouvertures où la lumière permettra aux jeunes pousses de croître. Sinon, elle tombera en bloc, à la suite d’attaques d’insectes, d’un feu ou d’un chablis.

La forêt résultante sera constituée d’arbres d’âges différents dans le cas d’une mortalité graduelle des individus ou d’un peuplement homogène si elle succède à une épidémie totale, un feu, de grands chablis ou une coupe.

La forêt anticostienne

La caractéristique majeure des forêts de l’île est sa transformation par le cerf de Virginie. Nulle part ailleurs en Amérique ce cervidé n’a-t-il autant modelé son environnement, ce qui n’est pas peu dire. Du temps des Menier, la forêt était majoritairement une sapinière à bouleau blanc. Elle était encombrée d’arbres morts, de jeunes pousses et d’un sous-bois dense. La nourriture d’hiver était abondante, de jeunes bouleaux bien sûr, mais aussi des peupliers, des cerisiers, des cormiers, des érables, des saules, etc. Or, en raison de l’explosion démographique des chevreuils, ces feuillus ont été systématiquement broutés et leur régénération a été anéantie de sorte que presque plus rien n’était disponible lorsque la neige s’installait.

Le sapin est alors devenu la composante essentielle de l’alimentation hivernale. Le problème est que les cerfs se sont mis à brouter les semis de sapin aussi pendant la période sans neige. D’après des spécialistes de l’Université Laval consultés, ce serait une façon pour les animaux d’entretenir la capacité de leur flore intestinale à assimiler cette nourriture de faible qualité, mais essentielle à leur survie hivernale. Le résultat fut une disparition presque totale de la régénération des sapins!

Dans une sapinière québécoise, il y a généralement une petite proportion d’épinettes blanches. À Anticosti le broutage intensif des chevreuils éliminant les semis de sapin, seuls ceux de l’épinette blanche survivent et croissent. Il existe beaucoup de pessières noires au Québec, mais la pessière blanche est un peuplement qui n’existe pas en nature… sauf à Anticosti. À partir des années 1930, les densités de chevreuils ont atteint des niveaux si élevés que les sapinières coupées, brûlées ou tombées ne se sont pas régénérées. Les forêts actuelles sont donc très homogènes, uniquement constituées d’épinettes blanches. Ce sont des peuplements matures qui dépassent aujourd’hui 80 ans. Il reste seulement quelques grandes sapinières en fin de vie.

Selon la composition d’une forêt, la méthode de coupe changera. Lorsqu’elle est constituée d’arbres d’âges différents, les forestiers parlent de forêt inéquienne. Les arbres jeunes, trop petits ne seront pas récoltés. Mais lorsque l’on est en présence d’une forêt équienne, il n’est pas toujours avisé de laisser des arbres debout, sauf pour les bandes protection des cours d’eau et des tourbières et en bordure des routes importantes, car un îlot non coupé ne résiste pas très longtemps aux vents qui balaient Anticosti. Les méthodes de coupe ont donc dû s’adapter à ces conditions. Il peut alors être avisé d’utiliser la coupe à blanc.

Coupes à blanc

Juste le mot fait apparaître à l’esprit des flancs de montagne dévastés, des bords de lacs désertiques, une forêt détruite… Le terme ne désigne cependant qu’un fait : tous les arbres d’un parterre sont récoltés. En général, c’est parce que le peuplement est homogène, les arbres ayant tous atteint le même âge et une taille commerciale. Le terme ne désigne pas de surface précise, il peut s’agir de 3 ou de 300 hectares.

Dans une forêt étagée, la coupe récoltera seulement 40 , 60 ou 80 % des arbres, les autres profiteront de l’espace dégagé, des nutriments et de la lumière disponibles. Ils connaîtront une croissance accélérée. Lorsque l’exploitant retourne à quelques reprises couper les arbres, on parle de coupe progressive.

Il est certain que visuellement une coupe totale offre pendant les premières années un spectacle peu esthétique. Mais la verdure prend rapidement le dessus. Pour atténuer l’impact esthétique négatif, des bandes ou des îlots sont laissés en bordure des chemins. À Anticosti, les bordures sont tracées en évitant les longues lignes droites. Pour les chevreuils (et les chasseurs), il est préférable de maximiser la longueur des bordures.

Outil d’aménagement

En 2000, les responsables et les chercheurs de la faune et de la forêt du Québec ont travaillé avec les gestionnaires de Produits Forestiers Anticosti pour élaborer un plan d’aménagement intégré des ressources. Une première de cette ampleur au Québec. Se basant sur les connaissances acquises et les essais sur le terrain de différentes techniques, la voie privilégiée fut la construction d’exclos. Néologisme anticostien emprunté à l’anglais exclosure, il désigne un site de coupe clôturé d’où les chevreuils seront exclus, autant que faire se peut. Des tests de grillage et de construction ont été menés en 1999. En 2000, le premier exclos fut construit sur le secteur de rivière la Loutre.

Nommé Petit lac Long, cet exclos couvre 320 hectares, dont environ 60 % de la superficie furent récoltés. La clôture est constituée d’un grillage de métal de 3,5 mètres de haut. Les poteaux sont des arbres marqués, coupés à environ 4 mètres par les abatteuses. Le grillage est déroulé par un porteur et fixé manuellement. Le premier automne, une chasse intensive a été menée dans le secteur. Dès le départ, une mauvaise perception de l’ampleur de l’exclos compliqua la gestion. Trois-cent-vingt hectares c’est un terrain immense pour un chevreuil… et encore plus un chasseur! Les gestionnaires avaient surestimé l’efficacité des chasseurs et sous-estimé celle des chevreuils ainsi que leur densité réelle.

Jusqu’en 2000, la densité des chevreuils était estimée à 15 par kilomètre carré. Des travaux menés par la Chaire de recherche de l’Université Laval ont clairement démontré que la population sur Anticosti se situe plutôt autour de 25 cerfs par kilomètre carré. Les années de forte densité, comme en 2000, on retrouve plutôt 30 cerfs par kilomètre carré. Dans un exclos de 3,2 kilomètres carrés, ce sont donc 100 et non 50 chevreuils qui y vivaient. Il faut ajouter à ce nombre les animaux en périphérie du secteur qui fréquentaient ces coupes. On retrouvait donc environ 130 chevreuils dans l’exclos. Les chiffres de récoltes et de suivi l’ont confirmé.

À la fin de l’automne, la densité de cerfs était de toute évidence encore élevée. À quelques reprises en hiver des journées de chasse ont été organisées. Des permis de gestion ont été délivrés aux résidants désireux de participer. La population de chevreuils a ainsi pu être abaissée suffisamment et, dès l’été suivant, la pousse de plantes quasi disparues de l’île a été observée  : bouleaux, framboisiers, épilobes, bleuets, pins, peupliers et de nombreuses herbacées.

Résultats

Le programme d’aménagement s’est poursuivi avec de belles réussites et certains échecs. Les exclos qui comportaient trop d’abris pour les chevreuils (du chablis, de la haute régénération, des peuplements non récoltés d’épinette noire) ainsi que ceux qui étaient trop grands ont été difficiles sinon impossibles à bien gérer. Bien que l’aménagement ne se soit pas poursuivi dans ces cas, ces exclos n’ont pas représenté une perte complète. Le bois récolté a procuré des revenus à PFA (Produits Forestiers Anticosti), il a fourni des subsides de recherche à la Chaire et les chemins et sentiers tracés continuent de servir grandement aux pourvoyeurs. L’habitat en régénération est fortement utilisé par les chevreuils.

Dans les exclos où la population de chevreuils est bien contrôlée, la régénération est spectaculaire. La récolte de framboises était pratiquement disparue des habitudes des Anticostiens. Dès 2003, il était possible d’en récolter des paniers dans l’exclos du lac Simonne. Douze ans plus tard, les sapins plantés et les sauvageons ont dépassé 2 mètres de hauteur. Les bouleaux ont plus de 4 ou 5 mètres de hauteur.

Ce programme d’aménagement a d’abord un but socio-économique et non faunique. Ce qu’il cherche à préserver est une richesse renouvelable — l’exceptionnelle population de chevreuils — et son exploitation — l’industrie de la pourvoirie — qui procure à Port-Menier et au Québec entier des retombées de plusieurs millions de dollars annuellement. Il utilise pour ce faire l’industrie forestière pour arriver à ses fins. C’est un excellent exemple d’intégration où chacune des parties tire profit de l’effort général. Plutôt unique au Québec, ce modèle vaudrait la peine d’être développé. Il est malheureusement fréquent que la coupe de bois nuise au tourisme et que les deux industries se confrontent. À Anticosti où l’industrie touristique est prioritaire, on a constaté qu’il était possible de bien faire, à l’avantage de tous.

Les impacts de la coupe de bois

Le rajeunissement des forêts n’est pas le seul impact durable des opérations forestières. Le changement des habitats pour la faune, la construction de chemins, la modification du régime des eaux doivent être pris en compte.

Bien entendu, passer d’une forêt mature à une aire de coupe où s’installera la régénération est la facette la plus visible. Ce que l’intervention humaine apporte c’est le choix du moment et de l’endroit où se feront les changements. Parce qu’il est inéluctable que toute forêt finisse par mourir et tomber, parfois rapidement à l’âge adulte sous les attaques des insectes ou d’un feu, ou graduellement à cause des multiples facteurs reliés au vieillissement. Que ce soit naturellement ou par la coupe, le résultat est un changement drastique, mais normal du milieu. Les forêts sont dynamiques, et non figées à un seul stade. Seule une forêt fortement aménagée peut offrir un visage qui demeure le même au fil des ans. Pensez aux parcs urbains où chaque bosquet est surveillé, où les aménagistes préparent le remplacement de chaque arbre pour conserver un aspect uniforme décennie après décennie.

Ce passage d’un habitat fermé, où la lumière n’atteint que peu le sol, à un milieu ouvert a un impact immédiat sur les animaux. Des insectes le fuiront, d’autres arriveront. Les oiseaux des milieux ouverts comme le faucon émerillon y trouveront un site de chasse privilégié, le bruant fauve se réfugiera dans les forêts environnantes. Les chevreuils le fréquenteront fortement pendant les périodes sans neige. Une recherche inédite a mesuré que dans les bûchés anticostiens les cerfs consommaient 1,12 gramme de nourriture par minute contre 0,47 gramme de nourriture par minute dans les milieux forestiers.

Un impact économique important de toute exploitation forestière est la construction de chemins. Ceux-ci serviront à l’exploitant pendant trois ans. Ils seront ensuite entretenus par les pourvoiries. La construction d’un kilomètre de route secondaire coûte aujourd’hui 20 000 $. Peu de pourvoyeurs ont les moyens d’en réaliser et procèdent plutôt à l’aménagement de sentiers pour véhicules tous terrains qui sont moins coûteux. Presque tout le réseau routier d’Anticosti a été construit par les exploitants forestiers. Seule une petite partie a été construite par les pourvoyeurs et l’industrie pétrolière. Depuis 1995, ce sont plus de 500 kilomètres de chemins qui ont été ajoutés au réseau, une valeur de l’ordre de 10 millions de dollars.

Lorsque la forêt d’une partie d’un bassin versant est coupée, la dynamique des eaux change. Par exemple, une forêt mature intercepte une plus grande part de l’eau de pluie qu’un milieu en régénération. Les risques les plus grands reliés à la coupe sont probablement l’érosion des sols lors de fortes pluies et à la fonte. Ils sont accrus selon le type de sol, les pentes, les techniques de coupe et le régime des pluies.

En raison du type de sol particulier à Anticosti et du caractère torrentiel des rivières de l’île, les bandes de protection des cours d’eau ont été doublées lors de l’élaboration des plans de coupe. Là où une bande 45 mètres était la norme, ce sont 90 mètres qui étaient établis. L’expérience et les observations sur 20 ans ont démontré que les cas d’érosion ont été presque inexistants. La technique de coupe par les abatteuses multifonctionnelles et le débardage par des porteurs ne cause presque jamais d’ornières. Comme il n’y a pas de vraies montagnes à Anticosti, les problèmes d’érosion sur les flancs en pente sont absents.

Tourisme

Dans l’imaginaire québécois, Anticosti demeure un endroit protégé, inaccessible, réservé à quelques fortunés. Comme si le rachat de l’île par le Gouvernement du Québec à la Consolidated Bathurst en 1974 n’avait rien changé! Pourtant, de territoire privé appartenant à une compagnie forestière, Anticosti est devenue « terre publique ». Elle a d’abord été une réserve de chasse et pêche gérée par le Ministère du Tourisme de la Chasse et de la Pêche pendant quelques années, puis à partir de 1982, presque tout le territoire a été divisé en pourvoiries. Celles-ci étaient administrées selon différents modes; des entreprises privées, un organisme à but non lucratif appartenant aux Anticostiens et une société d’État, la Sépaq. La clientèle de chasseurs a cru de 1500 à 5 000 individus par année, devenant le principal moteur économique.

On observe le syndrome de l’îlot dans le cas de la chasse aussi. Les gens ont l’impression d’une récolte de chevreuils énorme, de forêts remplies de dossards orangés… En réalité, les 8 000 cerfs tués à la chasse représentent à peine 5 % de la population soit moins que la mortalité qui prévaut lors d’un hiver clément! De même, la présence des 5 000 chasseurs en forêt est minime. La saison s’étendant sur plus de trois mois, il y a beaucoup moins de chasseurs par kilomètre carré sur cette immense île que dans n’importe quelle région du Québec où la saison dure de deux à cinq semaines.

La réputation d’Anticosti, grand club privé réservé aux seuls chasseurs nuit terriblement à son attrait touristique auprès des villégiateurs. Si dans l’imaginaire québécois, Anticosti est synonyme de paradis naturel, dans la réalité, moins de 2 000 visiteurs profitent de ses richesses estivales alors que quelque 34 000 visiteurs fréquentent le parc de Mingan et 126 000 se rendent au parc Forillon, les voisins au nord et au sud. Anticosti est pourtant 32 fois plus vaste que Forillon et 53 fois plus grande que Mingan!

Il est étonnant que les projets d’exploitation forestière, et encore plus d’exploration pétrolière, sur Anticosti suscitent autant de fortes réactions dans la population alors que pratiquement aucun Québécois n’y met les pieds! C’est en partie la faute aux Anticostiens et aux entreprises anticostiennes de ne pas avoir su effectuer le changement d’une mono industrie liée à un seul employeur à une économie plus diversifiée. Pendant des décennies, l’exploitation forestière de la Consolidated Bathurst était l’unique activité économique. Ensuite, l’État québécois a pris les rênes et s’il a su développer une industrie de la chasse florissante, il n’y a pas eu d’autres champs d’activité qui ont émergé. Ainsi, la moindre baisse du nombre de chasseurs touche durement la communauté et les entreprises.

L’avenir n’est pas rose. Il y a beaucoup de travail à faire par les Anticostiens et tous ceux attachés à Anticosti, du travail pour l’avenir, pas en réaction à quelque activité que ce soit.

Il n’est pas étonnant que les opinions soient diverses concernant le pétrole. Il est indéniable que toute activité économique est bienvenue, fût-elle de l’exploration pétrolière.Néanmoins, on est encore loin d’une exploitation. Qui plus est, il n’y a pas beaucoup d’Anticostiens qui préfèrent un avenir pétrolier à un avenir touristique. Car si le potentiel des hydrocarbures reste à démontrer, celui de l’industrie touristique n’a pas besoin de l’être. Paradis de la faune, décors grandioses, joyau naturel, milieu de vie insulaire… Anticosti est tout cela. Il reste à le mettre en valeur et développer une véritable industrie touristique respectueuse de l’environnement et des Anticostiens.

L’île Anticosti est éloignée du reste du Québec, c’est un fait. Mais à l’heure où le moindre finissant de secondaire 5 vend des tablettes de chocolat pour financer son voyage à Paris ou en Australie, on ne peut la qualifier d’inaccessible pour les Québécois! Leur intérêt existe, il suffit de voir comment le dossier du pétrole soulève des passions. Les richesses de l’île sont réelles. Il est dommage que l’État qui est prêt à investir 50 millions de dollars dans la recherche d’hydrocarbures n’investisse pas le dixième de ce montant dans un réel développement international de cette richesse, bien réelle, qu’est la nature d’Anticosti.

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