La décroissance soutenable comme sortie du capitalisme

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Par Yves-Marie Abraham

L’idée d’une « décroissance soutenable » a émergé voilà un peu plus de dix ans dans certains pays d’Europe latine (France, Espagne et Italie), en opposition notamment à l’idéologie du « développement durable ». Elle a commencé depuis à se diffuser dans la plupart des pays occidentaux. Le manifeste publié en 2007 par le Mouvement Québécois pour une Décroissance Conviviale (MQDC) présente cette idée comme une solution aux crises sociale, politique, écologique et symbolique que connaissent nos sociétés. Rien de moins . En quoi consiste cette « solution »? Sur quel diagnostic de l’état du monde se fonde-t-elle? Quelles voies de sortie de crises sont proposées concrètement par les « objecteurs de croissance »? Telles sont les trois questions auxquelles le texte qui suit tentera de répondre.

Qu’est-ce que la « décroissance soutenable »?

Les partisans de la « décroissance » utilisent ce mot d’abord et avant tout comme un slogan, un slogan volontairement provocateur ou encore, comme un « mot-obus », selon l’heureuse expression du politologue Paul Ariès; un « mot obus » destiné à pulvériser, détruire, une évidence, un dogme : la nécessité de garantir au sein de nos sociétés une croissance économique continue.

Le terme de décroissance a donc un sens normatif. Ni concept, ni programme, il exprime un mot d’ordre politique, que l’on peut formuler comme suit : nos sociétés doivent rompre avec la poursuite d’une croissance illimitée, elles doivent mettre un terme à cette course sans fin à la production de marchandises, dans laquelle elles sont embarquées; à tout le moins, il est urgent de questionner, d’interroger, de remettre en cause l’évidence de la croissance et, avec elle, l’idée (formalisée par l’économie politique classique) selon laquelle cette croissance est une condition nécessaire du bonheur de l’humanité.

Celles et ceux qui se rassemblent derrière ce mot d’ordre se présentent généralement comme des « objecteurs de croissance », manière de souligner que la décroissance économique n’est pas un objectif en tant que tel et que reste ouverte la question des finalités de notre existence collective. Il ne s’agit pas non plus, comme certains détracteurs de la décroissance l’affirment, de prôner un « retour en arrière », mais simplement, si l’on peut dire, de sortir de la trajectoire « croissanciste » suivie par nos sociétés, de « faire un pas de côté », selon une autre expression favorite de Paul Ariès.

Pour ces raisons, le terme d’« a-croissance » serait peut-être plus approprié pour nommer ce dont il est ici question, comme le suggère Serge Latouche, l’un des principaux théoriciens actuels de la décroissance. Prôner une décroissance infinie n’a pas plus de sens que d’en appeler à une croissance infinie. Le mot « décroissance » reste néanmoins privilégié par les promoteurs de cette idée. Tout d’abord, parce qu’il demeure plus facile à utiliser, surtout à l’oral, que le mot « a-croissance ». Ensuite, parce qu’il est provocateur et suscite immédiatement le débat, ce que cherchent précisément à produire les objecteurs de croissance. Enfin, parce qu’il est irrécupérable par les défenseurs de la croissance, contrairement à la notion de « développement durable ».

L’ajout de l’adjectif « soutenable » au mot décroissance permet de souligner qu’il s’agit d’un choix assumé, d’une décroissance volontaire, et non pas subie. La décroissance involontaire, la décroissance subie, c’est ce que l’on appelle une récession ou, plus grave, une dépression. Dans une société croissanciste, c’est dramatique. La décroissance soutenable se présente au contraire comme le projet d’une sortie en douceur, d’une sortie contrôlée, de cette course à la croissance dans laquelle nous sommes embarqués. Sous-entendu : la décroissance économique va de toute façon s’imposer, ne serait que pour des raisons écologiques. Il s’agit donc d’anticiper ce choc pour, au minimum, en atténuer la violence.

Naissance et renaissance d’une idée

D’où vient cette idée de « décroissance soutenable »? La notion elle-même apparaît dans le débat public en tant que slogan au début des années 2000. Mais l’idée est plus ancienne. On peut considérer qu’elle a commencé à faire son chemin au tournant des années 1970, même si l’on repère quelques penseurs « décroissancistes » dès le XIXe siècle. La publication de « The Limits to Growth », alias le « Rapport Meadows », par le Club de Rome en 1972, constitue sans doute l’un des événements fondateurs de « l’objection de croissance ».

La critique de la croissance prend ensuite de l’ampleur tout au long des années 1970. Les « objecteurs de croissance » ont même compté alors dans leurs rangs un président de la Commission européenne, Sicco Mansholt! C’est aussi l’époque où les auteurs qui nourrissent aujourd’hui l’essentiel de la pensée décroissanciste publient leurs principaux ouvrages : Ivan Illich, Jacques Ellul, André Gorz, Cornelius Castoriadis, Nicholas Georgescu-Roegen, pour ne citer que les plus importants.

Mais pendant les vingt ans qui suivent, la critique de la croissance disparaît presque du débat public. On peut faire l’hypothèse que les récessions des années 1980 et 1990 n’ont pas favorisé la mise en cause de la croissance. Difficile sans doute de prôner une décroissance volontaire en période de décroissance forcée (ou de ralentissement de la croissance). Par ailleurs, les autorités politiques et économiques occidentales ont travaillé énergiquement pour imposer un discours beaucoup plus réformiste, celui du « développement durable », qui prétend en quelque sorte pouvoir tout changer, sans rien changer vraiment…

Le projet d’une décroissance volontaire refait surface au début des années 2000, en France initialement semble-t-il, d’abord pour contester l’idéologie du « développement durable », accusée d’encourager à « polluer moins pour polluer plus longtemps ». Mais il s’agit aussi de remettre en question le développement tout court. C’est l’objectif d’un important colloque organisé par l’UNESCO en 2002, intitulé « Défaire le développement, refaire le monde ». Rassemblés autour d’Ivan Illich, les participants appellent à cesser de vouloir imposer au reste du monde, en particulier aux pays les moins « développés », un modèle de société intenable, à tous points de vue.

À partir de cette date, la décroissance commence à faire l’objet d’une intense activité éditoriale. Par ailleurs, divers groupes d’objecteurs de croissance se constituent, en France et dans les pays voisins. Le Mouvement Québécois pour une Décroissance Conviviale (MQDC) est lancé quant à lui en juillet 2007, à la suite d’un premier colloque sur la décroissance organisé à l’UQAM. En France, un Parti pour la décroissance (PPLD) voit même le jour en 2005, bien que pareil projet ne fasse pas l’unanimité chez les partisans de la décroissance.

Parallèlement, l’idée de décroissance est devenue un objet de recherches académiques. Une première conférence internationale est organisée à Paris en avril 2008, à l’initiative d’une ONG dédiée à la diffusion de l’idée de décroissance : « Research & Degrowth ». Quatre autres ont suivi depuis (dont une à Montréal en 2012), accueillant chaque fois un nombre croissant de participants! Dans le monde anglo-saxon, plusieurs chercheurs importants se sont ralliés à la bannière décroissanciste : citons notamment Tim Jackson en Angleterre, Peter Victor au Canada ou encore Herman Daly et Richard Heinberg aux États-Unis.

La « décroissance soutenable » est donc désormais bien plus qu’un slogan. Peut-on parler d’un mouvement social ou politique? Le terme de « mouvance » conviendrait mieux sans doute, tant l’association dont il est ici question est encore informelle. Son ambition n’en reste pas moins considérable : il s’agit bien de faire valoir la nécessité d’un changement de civilisation, avant que celle-ci ne s’effondre.

Pourquoi faire « objection de croissance »?

La critique écologique, inspirée au départ d’auteurs tels que Bernard Charbonneau, André Gorz ou Nicholas Georgescu-Roegen, constitue bien entendu l’un des éléments clefs de l’argumentaire décroissanciste. Dans son principe, elle consiste à rappeler qu’une croissance économique infinie dans un monde fini est impossible. On peut certes trouver ou inventer des substituts à nombre de « ressources naturelles », mais pas à toutes. Par quoi remplacer de l’eau buvable, de l’air respirable, de la terre fertile, demandent les objecteurs de croissance? Il n’y a pas non plus de réels substituts aux énergies fossiles.

Contre ceux qui font valoir que nos économies tendent à se dématérialiser, donc à réduire leur impact écologique, cette critique souligne également que les activités de service n’ont pas remplacé les activités industrielles. Elles s’y sont ajoutées, ces dernières ayant été simplement délocalisées dans des contrées lointaines. En outre, l’économie du savoir fonctionne sur la base d’infrastructures matérielles souvent très lourdes, consommant notamment beaucoup dsénergie (par exemple les serveurs qui permettent à Google de fonctionner). Plus fondamentalement encore, la notion de marchandise immatérielle est un non-sens. Au minimum, les services sont assurés par des humains qui doivent se nourrir, se vêtir, se loger, être éduqués, soignés, etc. Quant aux idées, elles ne peuvent devenir marchandises sans être « matérialisées » d’une façon (livres, fichiers numériques, etc.) ou d’une autre (orateur humain!). La croissance économique suppose donc forcément la croissance de la consommation de ressources matérielles. Un découplage absolu entre ces deux phénomènes n’est pas possible.

Par ailleurs, la critique écologique conteste les espoirs qui sont placés dans le développement de technologies moins gourmandes en « ressources naturelles » et les efforts en matière d’« éco-efficience ». Dans une société de croissance, tout moyen d’économiser de l’énergie ou des ressources, va en fait favoriser la consommation d’énergie ou de ressources – nos voitures consomment moins d’essence, ce qui nous permet de faire plus de kilomètres. C’est le principe de « l’effet rebond »; un phénomène repéré par l’économiste Stanley Jevons dès la fin du XIXe siècle et dont les objecteurs de croissance ne cessent de rappeler l’existence

Enfin, ceux-ci dénoncent le caractère inapplicable du principe de l’internalisation des externalités ou du pollueur/utilisateur-payeur. Mis en œuvre de manière rigoureuse, c’est-à-dire dans l’intention ferme de réduire la consommation de ressources naturelles et la production de déchets, ce principe devrait avoir des effets récessifs sur l’économie. Autrement dit, il risque de conduire à la décroissance, mais à une décroissance forcée, ce qui est toujours dramatique dans une société de croissance. C’est pourquoi ce principe a toutes les chances de n’être jamais vraiment appliqué dans le contexte actuel.

Le discours « décroissanciste » ne se réduit pas cependant à souligner les limites écologiques de la croissance économique. Comme le répète à l’envi Paul Ariès, l’un de ses principaux partisans : « Même si une croissance infinie était possible, surtout si elle était possible, ce serait déjà une bonne raison de la refuser pour rester des humains ».

Pour les objecteurs de croissance, celle-ci en effet n’est pas seulement destructrice de la biosphère, notre unique habitat. Dans la mesure où elle nous place tous en concurrence les uns contre les autres, cette course, affirment-ils, est aussi épuisante pour nos sociétés, dont elle ne cesse de fragiliser la cohésion. À cette critique sociologique, inspirée parfois de travaux contemporains tels que ceux de Michel Freitag au Québec ou de Jacques Généreux en France, s’ajoute une critique d’ordre psychologique : la course à la croissance est également jugée épuisante pour nous tous qui sommes forcés de produire (ou contribuer à produire) des marchandises que d’autres voudront bien acheter, sous peine de perdre tout moyen d’existence et de rester sur la touche. Pour les décroissants, les actuelles épidémies de stress au travail, de burn-out et de dépressions, sont symptomatiques de cet épuisement. Ce n’est pas pour rien qu’il y a belle lurette que l’on n’observe plus de corrélation entre le PIB et les indicateurs (subjectifs et objectifs) de bien-être.

Par ailleurs, la croissance est accusée d’être un facteur d’injustices. La critique est triple en fait. Premièrement, cette course à la production de marchandises est qualifiée d’inégale, ne favorisant qu’une minorité aux dépens de la majorité, que ce soit au sein de nos sociétés ou dans les rapports Nord-Sud (voir notamment les travaux de Joan Martinez Alier sur la justice environnementale). Deuxièmement, la destruction de la biosphère que suppose la croissance est considérée comme injuste vis-à-vis des générations futures, puisqu’elle fragilise leurs conditions d’existence. Troisièmement, pour certains décroissants au moins, il y a aussi injustice à l’égard des êtres vivants non humains (les animaux en particulier) dont les possibilités d’existence déclinent à mesure que l’espèce humaine occupe plus de place sur la planète et dégrade « l’environnement », deux conséquences de la croissance économique.

Enfin, une dernière série de critiques consiste à dénoncer le caractère aliénant de la croissance. D’une part, accusent les « décroissants », parce qu’elle est fondée sur le progrès technoscientifique, cette course nous rend toujours plus dépendants de la technique et toujours plus soumis aux machines – on peut choisir sa marque de voiture, mais on n’a pas le choix de vivre sans voiture. C’est ce qu’Ivan Illich appelait le « monopole radical », situation dans laquelle un outil ou une technique industrielle devient incontournable et finit ainsi par réduire notre autonomie. Cette critique de la technoscience est également inspirée des travaux de Gunther Anders, Jacques Ellul ou encore Alain Gras, pour citer un auteur plus récent et lui-même partisan de la décroissance.

D’autre part, remarquent les objecteurs de croissance, il n’est pas possible de refuser de contribuer à la production de marchandises, sous peine d’être marginalisé ou condamné à des rapports de dépendance très contraignants. « La loi de la valeur », comme disait Marx, s’impose à tous, aux « bourgeois » comme aux « prolétaires ». Impossible de s’y soustraire. Il ne s’agit donc pas tant de libérer le Travail du Capital, que de se libérer du travail. Plutôt que de tenter de mettre l’économie au service du peuple (ou de « l’humain », comme on dit aujourd’hui), on doit « sortir de l’économie » affirme Serge Latouche.

Destructrice, injuste et aliénante : telles sont donc, en résumé, les accusations portées contre la croissance par les partisans d’une décroissance soutenable. Aucune de ces critiques n’est originale. Ce qui l’est, c’est leur combinaison. Tout l’intérêt du discours décroissanciste est là. Sa difficulté aussi, car il consiste à tenter de rallier des « camps » qui au mieux s’ignorent et parfois s’affrontent – la critique écologique et la critique socialiste, par exemple, ou encore la critique anti-industrielle et la critique marxiste.

Comment se libérer du dogme de la croissance?

Les objecteurs de croissance sont régulièrement accusés d’utopisme. L’un des arguments les plus fréquents qui leur est opposé peut être formulé comme suit : il est dans la nature de l’être humain que de chercher perpétuellement à améliorer son sort, notamment sur le plan matériel; la croissance économique est donc un phénomène naturel. Par conséquent, si l’espèce humaine est vraiment en train de détruire la planète, si nous sommes bel et bien entrés dans l’« anthropocène », il faut réduire le nombre d’humains sur Terre. C’est la seule manière de régler la question écologique.

À l’accusation d’utopisme, les décroissants répondent que l’utopie est de penser qu’une croissance infinie dans un monde fini est possible. Sans nier les problèmes graves que pose l’actuelle croissance démographique, notamment sur un plan écologique et sur un plan éthique (vis-à-vis des autres êtres vivants), ils s’accordent généralement pour dire que ce n’est pas notre nombre qui constitue la menace essentielle pour l’avenir de l’humanité. « Il n’y a pas trop d’humains sur terre, il y a trop de voitures », comme le disent certains, manière de mettre en cause avant tout un certain mode de vie, et au-delà un modèle de société, dont la forte croissance démographique n’est jamais qu’un effet. Selon eux, les humains ne sont pas naturellement ces égoïstes aux besoins infinis que nous avons tendance à être. Ce comportement est la conséquence du capitalisme, pas sa cause.

Une part au moins des objecteurs de croissance s’entendent sur la nécessité de mettre un terme à l’augmentation du nombre d’humains sur Terre, à condition toutefois que cela ne se fasse pas de manière autoritaire, mais plutôt en garantissant aux femmes le contrôle véritable de leur capacité de reproduction. Tous cependant soulignent que l’essentiel n’est pas là : il faut surtout rompre avec notre mode de vie et le modèle de société qui le rend nécessaire. Dans cette perspective, la première exigence à satisfaire est la « décolonisation de notre imaginaire », selon une expression chère à Serge Latouche. Autrement dit, il s’agit avant tout de réussir à se libérer de l’idée selon laquelle la croissance économique est une nécessité. C’est la raison pour laquelle les objecteurs de croissance continuent à utiliser le mot « décroissance », qui heurte l’imaginaire occidental, au contraire de la notion de « développement durable ».

Outre l’idée de « croissance », le travail de décolonisation qu’appellent de leurs vœux les décroissants doit porter sur d’autres évidences constitutives de la vision du monde propre à l’Occident moderne : notre progressisme, notre anthropocentrisme, notre économisme, notre naturalisme, etc. Pour questionner ces évidences, les théoriciens de la décroissance pratiquent fréquemment ce que Louis Dumont appelait le « détour anthropologique », c’est-à-dire la mise en contraste de notre monde avec d’autres mondes humains, non pas en l’occurrence pour les prendre en modèles, mais pour « dénaturaliser » le nôtre. La littérature décroissanciste s’appuie ainsi régulièrement sur des travaux d’anthropologues, provenant en particulier du champ de l’anthropologie économique : Karl Polanyi, Louis Dumont, Pierre Clastres, Marshall Sahlins ou plus récemment Philippe Descola.

Cela dit, même ceux qui soulignent la dimension culturelle de notre croissancisme ne considèrent pas que la transition se jouera uniquement « dans nos têtes », quoiqu’en disent certains critiques. Pour la plupart des objecteurs de croissance, il s’agit de rompre concrètement avec une forme de vie sociale bien réelle : le capitalisme, que celui-ci soit d’entreprise ou d’État. Dans cette perspective, ils privilégient trois types de stratégies : 1) l’expérimentation individuelle (simplicité volontaire) et surtout collective de modes de vie ou au moins de pratiques en rupture avec nos sociétés productivistes et consuméristes; 2) le militantisme politique, exercé soit au sein d’organisations ad hoc soit au sein de mouvements politiques déjà existants, dans un but de sensibilisation du plus grand nombre aux idées de la décroissance; 3) la réflexion critique et l’élaboration de propositions politiques (programmes, projets,…) cohérentes avec les idées de la décroissance. Pour éviter les dérives et les apories propres à chacune de ces stratégies, celles-ci sont combinées, autant que faire se peut.

Principes d’économie politique « décroissanciste »

Une première série de propositions fréquemment mises en avant par les objecteurs de croissance relèvent d’une démarche d’« autoproduction ». L’emploi de ce terme ne signifie pas que la décroissance impliquerait que chacun d’entre nous produise lui-même ce qu’il consomme. Ce que préconisent les décroissants, c’est que nous produisions non plus pour gagner de l’argent, mais pour subvenir à nos besoins. En d’autres termes, il s’agit de viser la fin du salariat (ou du moins sa marginalisation). Pour saper ce rapport social fondateur du capitalisme, les objecteurs de croissance prônent en particulier une réduction drastique du temps de travail (pas plus de 2 à 3 jours de travail par semaine), un système de revenu inconditionnel garanti ou, mieux encore, une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie sous la forme d’un ensemble de biens et de services permettant à chacun de vivre sans avoir à vendre sa force de travail. Le temps disponible pourrait ainsi être utilisée à produire, seul et ensemble, ce dont nous avons besoin, dans des limites établies collectivement. Un revenu maximum autorisé serait d’ailleurs fixé. Cela dit, reprendre le contrôle de nos existences requiert aussi de se débrancher des macro-systèmes techniques et de s’inscrire dans des circuits économiques courts.

L’autoproduction n’est envisageable qu’à la condition que les humains aient accès aux moyens matériels et intellectuels de satisfaire leurs besoins. Cela suppose la dé-privatisation du monde et sa « mise en commun », d’où la notion de « communalisation » que nous proposons d’utiliser pour désigner ce deuxième principe. Il implique le refus de la propriété, qu’elle soit privée ou collective, ainsi que la limitation de la consommation humaine actuelle, puisque cette mise en commun concerne tout autant les générations futures que les êtres vivants non humains. S’il faut partager équitablement avec tous ces autres êtres, il n’est plus possible d’exploiter la planète et de la polluer comme nous le faisons actuellement. L’espèce humaine doit cesser également de croître. Pratiquement, les objecteurs de croissance privilégient la production de biens et de services collectifs (habitat, transports, etc.). Ils sont favorables à la gratuité de tout ce qui correspond à un besoin essentiel (l’eau à boire) et au renchérissement de ce qui ne l’est pas (l’eau des piscines). Concernant la terre, un dispositif tel que celui des fiducies foncières, agricoles notamment, correspond d’assez près à la forme de « possession » que privilégient les décroissants.

Troisième principe sous-jacent à bon nombre de propositions décroissancistes : la « coopération ». Ce qui est visé ici, c’est l’élimination ou la marginalisation des rapports de concurrence et de compétition entre humains, ainsi que des rapports de domination aussi bien entre humains, que vis-à-vis des non humains. Il s’agit de valoriser et de développer des relations de réciprocité entre les êtres vivants, fondées autant que faire se peut sur le principe du don/contre don. Cela peut inclure l’échange entre humains sur des marchés, mais exclut le principe de la concurrence généralisée que l’on trouve au fondement de l’idéologie néolibérale. Concrètement, les objecteurs de croissance privilégient, entre humains, l’entraide, le modèle coopératif, de même que ce que l’on appelle aujourd’hui le « travail collaboratif ». Ils souhaitent le développement de dispositifs tels que l’Agriculture soutenue par la communauté (ASC) ou les Systèmes d’échanges locaux (SEL). Par ailleurs, ce sont de fervents partisans de la permaculture, qui permet de se nourrir abondamment sans « exploiter » la flore et la faune comme dans le cadre de l’agriculture industrielle. Fondée sur l’imitation des processus naturels, la permaculture implique des rapports de réciprocité entre les êtres.

La « démocratisation » nous semble être le quatrième et dernier principe que l’on retrouve au fondement de l’idéologie de la décroissance. La plupart des objecteurs de croissance s’entendent pour considérer que nos sociétés n’ont de démocratiques que le nom, et que nous vivons en réalité dans des oligarchies ploutocratiques et « expertocratiques ». La première urgence donc, et la condition de possibilité d’une transition volontaire vers une société post-croissance, c’est une révolution démocratique. Pour les uns, cette révolution est possible dans le cadre de nos États-nations, pour les autres l’État constitue au contraire un obstacle qu’il convient d’abattre ou d’esquiver. Tous soulignent la nécessité que les humains puissent débattre librement des finalités de la vie collective (en tentant de donner une voix aux non humains) et fixer collectivement les normes d’une « vie bonne ».

Ceci justifie le fait de ne pas établir a priori un programme « décroissanciste » complet et implique que les solutions choisies varient selon les endroits et les personnes qui les ont conçues. Plus question notamment de dicter aux pays du Sud ce qu’ils ont à faire. Il est impératif de laisser enfin leurs habitants décider de leur sort. Au Nord, le débat démocratique exige entre autres choses la limitation de la publicité, véritable outil de propagande capitaliste, et la lutte contre la concentration des médias. En somme, et contrairement à ce que prétendent certains de leurs détracteurs, les objecteurs de croissance ne sont pas du tout favorables aux solutions autoritaires, bien au contraire. Ils envisagent le projet de décroissance soutenable comme le moyen d’éviter justement les dérives éco-fascistes que les crises environnementales risquent de provoquer.

Le possible et le probable

Peut-on envisager, dans un pays comme le Québec, que se mette en place une politique de décroissance, avec pour horizon l’émergence d’une société post-croissance? Un scénario possible et souhaitable pourrait être le suivant :

1) développement spontané, comme c’est le cas en de nombreux endroits aujourd’hui, d’expérimentations collectives à échelle locale (jardins et ateliers autogérés, monnaie locale, réseau d’échange de services, co-habitat, partage d’outils et de moyens de transport, coopératives d’achats, éducation populaire, etc.); expérimentations reposant sur les quatre principes évoqués plus haut;

2) les bénéfices collectifs de ces dispositifs s’avèrent suffisamment probants pour convaincre des autorités municipales ou régionales de soutenir cette floraison (gratuité des transports ou mise à disposition de terres, par exemple);

3) fortes de ce soutien, d’autres alternatives concrètes se mettent alors en place, un réseau à la fois plus dense et plus étendu se constitue, ses différents éléments collaborent;

4) de par ses réussites et son poids politique, ce réseau finit par obtenir un soutien plus important de la part des autorités en place, y compris au niveau national, par exemple sous la forme d’une réduction significative du temps de travail ou de la création expérimentale d’un revenu inconditionnel d’existence – le cas s’est présenté dans la ville de Dauphin au Manitoba dans les années 1970.

5) un nombre croissant de personnes n’ont plus besoin d’être salariées pour vivre; la relocalisation (ouverte) des activités économiques est en marche, les alternatives concrètes se diversifient et contribuent à « décoloniser l’imaginaire »;

6) les soutiens à ces alternatives se multiplient de la part des différents paliers de gouvernement; le principe d’un revenu inconditionnel d’existence est étendu à toute la population, à titre transitoire, en attendant d’être remplacé par une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie (DIA), c’est-à-dire un droit d’accès à des biens et des services essentiels, administrés de façon démocratique, à l’échelle municipale autant que possible.

Une variante de ce scénario pourrait débuter par la prise de pouvoir à l’échelle municipale (dans une ville moyenne) d’une équipe ayant pour programme explicite la réalisation d’un scénario proche de celui qui vient d’être esquissé. C’est pour une part ce qui a commencé à se passer à Grenoble en France, depuis l’entrée en fonction d’une nouvelle équipe municipale associant écologistes et socialistes.

Voilà pour le possible. Qu’en est-il du probable ? Il y a au moins deux obstacles majeurs à la réalisation du scénario précédent. Le premier est que cette politique de décroissance suppose de contester l’accaparement d’une quantité énorme de richesses par une minorité et la centralisation du pouvoir qui l’accompagne. Autrement dit, la décroissance passe par des formes d’expropriation, auxquelles évidemment les principaux intéressés vont s’opposer de toutes leurs forces. Et ces forces sont considérables. Le second obstacle tient au fait que le « système » fonctionne encore suffisamment bien pour ne pas faire l’objet de remises en question fondamentales ailleurs que sur ses marges. Pour le moment, la plupart des habitants du Québec sont nourris, logés, soignés et divertis sans trop de difficultés. Même si c’est de façon souvent très médiocre, force est de constater que les besoins élémentaires du plus grand nombre sont satisfaits. L’habitude et les médias de masse font le reste, en contribuant à rendre ce mode de vie acceptable et même enviable. Dans ces conditions, les élites au pouvoir n’ont pas grand-chose à craindre.

Pour que la situation évolue vers une contestation de l’ordre en place, il faudrait sans doute que se produisent des crises importantes, entraînant une récession grave, comme c’est le cas actuellement, par exemple, en Espagne et en Grèce. Il y a de fortes chances que de telles crises surviennent au cours des décennies à venir, notamment sous la forme de catastrophes écologiques. On ne peut évidemment les souhaiter. Ce type d’événements affecte toujours en priorité les plus démunis et les plus faibles. Il suscite en outre bien souvent des réactions violentes, comme en atteste encore aujourd’hui, le succès du parti fasciste Aube Dorée en Grèce. Et ces réactions peuvent justifier à leur tour la mise en place de formes très autoritaires et très violentes de gouvernement.

Militer en faveur de la « décroissance soutenable », c’est croire qu’il est encore possible de mettre en œuvre une décroissance choisie avant que ne s’imposent une décroissance subie et ses conséquences funestes. Mais il faut sans doute admettre que ce possible est de moins en moins probable. Le mot d’ordre de Gramsci n’a rien perdu de sa pertinence : «Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté».

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