Les femmes de la Colombie tissent la paix d’aujourd’hui

Par Fabian Andres Leon Penuela

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Cinquante-quatre années se sont écoulées depuis que la dirigeante populaire Maria Cano invita les femmes de la Colombie à ne pas se contenter de la seule reconnaissance de leurs droits civiques, mais à aller plus loin, en prenant leur place dans l’histoire. Présentement, la Colombie a entre ses mains la possibilité de commencer à construire la paix, une paix qui lui a échappé pendant près de soixante-cinq ans de guerre et de violence héritée de la colonisation.

Dans ce texte, nous présenterons une thèse complémentaire aux processus historiques qui ont conduit aux dialogues de La Havane, à savoir : les femmes colombiennes sont les créatrices d’une pluralité d’alternatives à l’exclusion et l’inégalité caractéristiques du système politique et social colombien, et ce, malgré l’invisibilité des femmes dans la société dominante. Pour saisir ce dont il est question, nous présenterons trois initiatives dirigées par des femmes et une analyse des enjeux associés au secteur agricole, un secteur incontournable pour bâtir la justice sociale qui soutient une paix durable.

Naissance d’une réflexion

Qu’un homme écrive sur les femmes peut paraître paradoxal si l’on tient compte du point de vue établi selon lequel l’homme est, prima facie, résultat et promoteur du patriarcat dominant. Je ne suis donc pas du tout la personne indiquée pour aborder un tel sujet. Ce sont, cependant, trois femmes qui m’ont inspiré à écrire cet article.

Ma mère la première, une femme extraordinaire qui m’a donné le goût des sciences sociales et qui m’a dit que pour comprendre l’autre, deux choses sont nécessaires : se laisser imprégner de ses idées et les partager avec les autres, et, en plus, toujours s’élever contre l’injustice, contraire à l’humanisme, philosophie qui devrait être notre inspiration première. Deux autres femmes, les Mexicaines Mercedes Olivera Bustamante et Marcela Lagarde, anthropologues et chercheures féministes, nous proposent, elles aussi, deux réflexions qui vont guider ce document: le potentiel des femmes dans la construction de la paix et l’origine de cette lutte au sein du mouvement des femmes.

C’est dans cette perspective qu’Olivera (2004) nous expose l’idée de Mandar obedeciendo , (Diriger en obéissant) comme étant la base d’une démocratie réelle, participative et plurielle. D’autre part, Lagarde (2003) dit que: La Ética, para Nosotras, antecede la Politica y la redefine, (Pour nous l’éthique précède la politique et la redéfinit) une idée fort nécessaire, dans le contexte patriarcal qui repose à l’inverse sur le principe selon lequel « la fin justifie les moyens ».

Le contexte

Pour les fins de cet article, nous partons du principe que les femmes colombiennes sont les créatrices d’une pluralité d’alternatives pour la construction de la paix, une paix qui va au-delà de la vision passive de non-confrontation armée et qui est ancrée dans un objectif de construction de la justice sociale. Cependant, bien que ce soient les collectifs de femmes, tant dans les villes qu’à la campagne, qui sont à la tête des expériences d’enracinement de la démocratie et de transformation sociale en Colombie, de telles initiatives demeurent invisibles pour les raisons que je vais expliquer ici.

La guerre en Colombie est un phénomène imposé par les élites qui l’ont utilisée pour justifier un régime violent, excluant et hiérarchisé utilisant 60% du PIB pour combattre un ennemi qui ne compte que sur quelque 15 000 membres (les deux guérillas existantes- FARC-EP et ELN), tout en négligeant la plupart des problèmes sociaux et des besoins de la population.
De plus, les femmes colombiennes sont exposées à de nombreux risques et conditions qui les rendent vulnérables. La situation est encore plus préoccupante dans les cas de déplacements forcés où la disproportion femmes/hommes est criante, menant à ce que nous appelons la double déterritorialisation. D’un côté, tant les femmes que les hommes sont victimes des déplacements forcés et souffrent souvent de la perte de membres de la famille assassinés lors des massacres. À cela s’ajoute la déterritorialisation du corps de la femme. Tous les groupes armés prennent la femme comme territoire de conquête et les corps des femmes, comme des trophées à posséder tant pour affaiblir le moral des supposés « propriétaires » (voire les époux, fils et pères combattants) que pour détruire les mouvements sociaux qui luttent en faveur de la paix, car ces derniers sont, pour la plupart, dirigés par des femmes.

Dans le rapport présenté par le PNUD en 2011, plusieurs spécialistes relèvent trois sources de l’exclusion de femmes du secteur rural : la dette rurale, facteur d’exclusion des femmes paysannes; la dette sexospécifique, qui fait référence à l’iniquité des chances et à l’appréciation sociale différenciée des femmes par rapport aux hommes du secteur rural, et, finalement, la vulnérabilité des femmes causée par la violence familiale et par celle liée au conflit armé.

Une lueur d’espoir : l’héritage des femmes colombiennes (trois expériences)
Les idées générées par les femmes sont profondément enracinées dans les pratiques politiques et communautaires où les femmes sont des protagonistes déterminantes. À partir d’une approche guidée par la théorie des capacités, nous présentons ici trois expériences d’initiatives dirigées par des femmes. Selon la dite théorie, à la lumière des conditions extrêmement difficiles dans lesquelles les femmes exercent leur rôle d’agentes de changement, il convient de mettre l’accent sur les alternatives et les possibilités de changement dont disposent les peuples pour faire face aux défis historiques (Nussbaum. 2000 : 76). Autrement dit, pour comprendre le changement social, il faut tenir compte de la façon dont les peuples bâtissent ces changements plutôt que de se centrer sur les défis et les désirs de changement, qui restent bien intentionnés mais souvent théoriques.

Des multinationales minières (Cerrejon), des groupes paramilitaires et d’autres intervenants illégaux sont à la base de la pollution, de l’érosion et de la désertification de la campagne, et sont en train de détruire des cultures millénaires dans le département de la Guajira et le nord du département du Cesar. Ayant entre autres pour objectif de défendre l’environnement, Fuerza Mujeres Wayuu, la première organisation de femmes colombiennes qui a attiré mon attention, est une association de femmes amérindiennes qui tentent de construire un dialogue permanent entre leur culture et la culture dominante en Colombie. Une de ses dirigeantes, Ussuyunu Epiayu Ipuana, une femme wayuu très active, est aujourd’hui une des plus grandes défenseures du territoire et de la nature.

Son travail nous a appris l’importance de tenir compte de la diversité culturelle de la Colombie, notre principale richesse. Dans son expérience de lutte populaire, nous pouvons trouver les bases pour bâtir un modèle de développement responsable, sur les plans social et environnemental.
Dans un autre contexte, l’ex-parlementaire et dirigeante politique Piedad Cordoba est à la tête d’un groupe de citoyennes et de citoyens qui travaillent pour la paix en Colombie, Colombianos y colombianas por la Paz. Ce groupe est sans doute l’un des principaux acteurs dans la construction de la paix. Parmi les efforts de paix déployés par le groupe, on retrouve la promotion de la libération de plusieurs militaires et citoyens enlevés par les groupes armés, le dialogue permanent avec des paramilitaires démobilisés, pour faire la lumière sur la vérité, l’une des pierres angulaires, avec la justice et la réparation, pour bâtir la paix. La force principale de ce groupe est l’exemple constant qu’il donne en termes de dialogue et de tolérance, deux principes de toute évidence rares dans la société, mais fondamentaux pour l’avancement du peuple colombien.

Les femmes paysannes font aussi leur part. L’ANMUCIC (Asociación Nacional de Mujeres Campesinas, Negras e Indígenas de Colombia ) est une organisation qui articule deux aspects de la réalité vécue par les femmes paysannes: soit, d’une part, les conditions sociales très difficiles – pauvreté extrême, violence, manque d’accès aux soins de santé et à l’éducation – et d’autre part, les possibilités organisationnelles et productives créées par les paysannes qui ont comme fondement la démocratie populaire et une relation dialogique avec la nature.

Il ne présente aucun doute que les organisations dont nous venons de parler sont en train de jeter les bases d’un système politique et économique plus équitable mais, surtout, plus ancré dans la réalité historique et culturelle de notre pays.

Le temps de la récolte

Reprenons les deux idées directrices énoncées au début du texte: mandar obedeciendo et la primauté de l’éthique sur la politique. Ces deux idées ont leur origine au sein de réflexions faites par des femmes latino-américaines, parmi lesquelles on retrouve aussi des femmes colombiennes. La relation organique entre un agir démocratique et le respect de l’autre est la caractéristique la plus présente au sein des organisations dirigées par des femmes. Cependant, elles prennent la direction de différents processus, toujours dans un contexte patriarcal, car la montée de leur rôle au sein des organisations rurales a pour conséquences un recul de la participation des hommes, devenus désormais combattants ou victimes de la guerre (PNUD. 2011 : 133), plutôt qu’une démocratisation et une inclusion réelle des femmes dans la société colombienne.

Néanmoins, les femmes du secteur rural bâtissent des alternatives. Qui plus est, l’important apport des femmes est devenu un incontournable pour le développement agricole du pays, développement auquel ce sont les femmes qui participent le plus. Rappelons que, historiquement parlant, ce sont les femmes qui ont développé l’agriculture, et que leur prépondérance dans le secteur agricole continue à être considérable. Selon Diaz, les femmes participent à 51% de l’économie rurale, et dans certaines rubriques, comme la culture des plantes ou la transformation des produits agricoles, où les femmes représentent 90% de ce secteur (Diaz. 2002 : 33), une donne qui demeure aujourd’hui inchangée. (PNUD. 2011 : 150)

D’ailleurs, la plupart des organisations paysannes protègent le savoir et la biodiversité. Connue sous le nom de Guardianas de Semillas , cette stratégie prône la conservation de la diversité biologique ainsi que l’équilibre environnemental et vise à protéger les connaissances traditionnelles des paysannes et des amérindiennes. Le mouvement des Guardianas, a eu comme effet, parmi d’autres, de démocratiser la richesse rurale et de consolider l’autonomie et la souveraineté alimentaire, deux principes toujours en construction, malgré les efforts des élites colombiennes d’imposer des accords de libre-échange léonins, à l’encontre du peuple colombien.

Les Guardianas sont les promotrices d’une démocratisation du secteur rural et jouent un rôle déterminant dans la construction de la paix, car le conflit armé colombien trouve ses racines dans l’inégalité, les abus et le mépris des paysans de la part des élites. Cette démocratisation s’avère tout autant nécessaire aujourd’hui étant donné que les relations conflictuelles continuent à prévaloir à la campagne. Rappelons que des phénomènes récents ayant apparu dans les derniers vingt ans, dont le trafic de drogues (production de la cocaïne) sont de caractère rural. Les mafias profitent de l’absence de l’État, de la marginalité et de la misère, pour s’établir à la campagne et cultiver la coca pour des fins de trafic ce qui empêche de développer le potentiel médicinal et nutritionnel de cette culture.

Un dernier mot sur l’occultation du rôle des femmes dans le processus de développement du pays

Pendant les dernières élections législatives en Colombie, tenues le 14 mars 2014, il est apparu clairement que les femmes étaient réduites à remplir les quotas imposés par la Loi 581 de 2000. La plupart des partis politiques colombiens ainsi que les médias ont ignoré le rôle des femmes, à tel point que des nouvelles dirigeantes politiques comme Leonor Zalabata, une femme amérindienne appartenant au peuple Iku, n’ont été mentionnées qu’une seule fois dans les médias écrits ou électroniques, malgré le fait qu’elle ait reçu plus de 500 000 voix, un chiffre très significatif si l’on tient compte du taux d’abstention de 64% de la population ayant droit de vote.

Finalement, je voudrais affirmer mon optimisme croissant, car beaucoup de femmes jouent un rôle de plus en plus actif et décisionnel dans la politique de la Colombie, même si la culture mafieuse continue à gouverner le pays. Les dirigeantes populaires démontrent de plus en plus une clarté politique pour bâtir l’avenir du pays, surtout parce qu’elles comprennent l’importance de la justice sociale et de la démocratisation au niveau local afin de construire la paix. Elles ont pris comme devise la réflexion de Rigoberta Menchu: « Il y a ceux qui doivent donner leur sang, d’autres doivent donner de la force, donc, tant que nous serons en mesure de le faire, nous continuerons à donner la force .

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