Un acteur important de la Révolution tranquille Le mouvement étudiant

Par Gabriel Gagnon,

Version pdf.: Bloc 1 – Gagnon, Gabriel

À l’occasion de ce numéro sur la Révolution tranquille, j’ai pensé qu’il pourrait être intéressant de revenir sur l’histoire d’un mouvement étudiant qui, de 1956 à 1960, fut à la fois un membre important de l’opposition antiduplessiste et un promoteur des politiques d’éducation implantées à partir des années 60.

En 1952, le gouvernement fédéral dirigé par Louis Saint-Laurent avait offert aux universités canadiennes d’importantes subventions statutaires destinées à les tirer d’une grave crise financière. Après les avoir d’abord tolérées, dès 1953 le gouvernement Duplessis, les jugeant contraires à sa politique d’autonomie provinciale, obligea les universités québécoises à les refuser, sous peine de perdre leurs subventions provinciales. Après les élections de l’été 1956, Duplessis confirma son refus, obligeant les autorités universitaires à le suivre.

À cette époque, le mouvement étudiant était profondément divisé au Québec : la FNEUC (Fédération nationale des étudiants canadiens) regroupait les étudiants de l’Université Laval et ceux des trois universités anglophones (McGill, Bishop, Sir George Williams, future Concordia). Montréal l’avait quittée, la jugeant trop fédéraliste et peu soucieuse de bilinguisme dans son fonctionnement. Quant aux étudiants de la nouvelle Université de Sherbrooke, ils n’en avaient jamais fait partie. À l’automne 1956, étudiant à l’Université Laval, j’étais devenu président national de la Fédération, mon ami Bernard Lesage en étant le président de la région du Québec. Nous voulions doter l’organisme d’un secrétariat vraiment bilingue et renforcer son influence au Québec, espérant ainsi voir revenir dans ses rangs les étudiants de l’Université de Montréal.

Au même moment, inspirés par une société secrète canadienne-française assez influente à l’époque, l’Ordre Jacques Cartier, dont le journaliste du Devoir Jean-Marc Léger se faisait souvent le porte-parole, plusieurs leaders étudiants, en particulier à l’Université de Montréal, suscitent la fondation de l’ACULF (Association canadienne des universitaires de langue française) destinée à concurrencer la FNEUC en regroupant l’ensemble des universitaires et collégiens francophones du Canada autour de vagues projets culturels. Les membres de l’OJC ayant infiltré plusieurs associations étudiantes, la pression en faveur du projet était très forte.

En octobre 1956, à la suite des élections provinciales, l’opposition au régime Duplessis se renforçait un peu partout, encouragée par la publication du pamphlet des abbés Gérard Dion et Louis O’Neil qui s’en prenaient au trafic des votes et à l’utilisation de la religion à des fins électorales, pratiques qui, selon eux, avaient été monnaie courante durant la dernière élection. Le 25 octobre, Bernard Lesage et moi étions à Québec en réunion avec des collègues : à la suite de suggestions venues de plusieurs étudiants nous avons décidé, de façon un peu spontanée, de convoquer pour le lendemain une manifestation devant le Parlement provincial pour souligner les besoins pressants des universités, et d’en avertir les média. L’Association étudiante (AGEL) se sentit alors obligée de prendre elle même la responsabilité de la manifestation.

Le 26 au matin, 2000 étudiants de Laval accompagnés de représentants des autres universités du Québec se retrouvent devant le Parlement. En première ligne, coincés entre des policiers hostiles et une foule désireuse de pénétrer à l’intérieur, nous nous sentions un peu mal à l’aise face à cette forme d’action directe nouvelle pour nous, qui se termina cependant sans anicroche, grâce à l’habilité du président des étudiants de Laval, Ildebert Huard, qui avait négocié avec la police municipale.

Dans la foulée de la manifestation, une nouvelle organisation vit le jour, la coalition des Présidents des universités du Québec (PUQ) regroupant les six présidents-étudiants des universités québécoises (Laval, Montréal, Bishop, Mc Gill Sir George Williiams), qui devint le principal moteur du mouvement étudiant.

La PUQ en dynamisant l’action de la région québécoise de la FNEUC y ramena d’ailleurs les étudiants de l’Université de Montréal. Par ailleurs, l’ACULF, suite au boycottage des étudiants de Laval, ne put survivre à son congrès de fondation de février 57.

Pour consolider leur organisation, les six présidents, plutôt que de prolonger leurs divisions antérieures sur la question des octrois fédéraux aux universités, décidèrent de fonder leur action sur une analyse sérieuse des besoins étudiants et d’accentuer les pressions auprès du gouvernement provincial pour obtenir des subventions statutaires équivalentes à celles proposées par les autorités d’Ottawa.

L’année 1957 fut donc consacrée à la rédaction des mémoires de chacune des universités : le tout déboucha le 8 janvier 1958 sur un « Mémoire des étudiants des universités de la province de Québec sur les conditions matérielles de l’enseignement universitaire de cette province ». Ce mémoire montre comment les études universitaires sont réservées à une élite et, refusant les politiques de prêts étudiants, ouvre la porte à la gratuité universitaire déjà réalisée en France et ailleurs.   Dans plusieurs lettres consécutives, les présidents demandent à Duplessis de les rencontrer pour discuter avec eux de leur mémoire. Devant le silence du premier ministre, ils décident alors que seule une grève des 21,000 étudiants universitaires québécois serait susceptible de faire avancer le débat.  Face à cette initiative radicale et inattendue, Duplessis finit par répondre aux étudiants qu’il n’a pas le temps de les recevoir, mais qu’il compte étudier leur mémoire avec « un soin particulier ». Il est trop tard : les présidents décident de tenir dans les six universités un référendum destiné à autoriser, à partir du 6 mars, une grève qui pourrait être d’une durée illimitée : seuls les étudiants de Sherbrooke, menacés par les autorités de leur institution, se prononcent contre la grève par 307 votre contre 205. Les présidents des deux grandes centrales syndicales, Gérard Picard et Roger Provost, donnèrent leur appui aux étudiants dans une déclaration commune. Finalement, la grève dura une seule journée, accompagnée de grandes assemblées à Québec et à Montréal où professeurs et syndicalistes vinrent se joindre aux grévistes. Le soir même, trois étudiants de l’Université de Montréal, Bruno Meloche (droit), Francine Laurendeau (sciences politiques) et Jean-Pierre Goyer (droit) décidèrent de prendre le train de nuit et de venir s’installer à Québec pour aller chaque matin au bureau de Duplessis lui demander de recevoir les six présidents. Ce « sit-in » durera trois mois : grâce à Guy Lamarche, que le Devoir avait chargé de suivre pas à pas les trois étudiants, leurs activités seront connues de l’ensemble de la population.

Au printemps et à l’été, leur démarche sera prolongée par treize assemblées populaires à travers la province où des syndicalistes et des professeurs comme Jean-Charles Falardeau, Arthur Tremblay, Cyrias Ouellet, Louis Berlinguet et Marc Lalonde vinrent appuyer les étudiants.

Je me souviens de deux de ces assemblées qui attirèrent une foule considérable : une à St.Joseph de Beauce organisée par le futur chef du NPD Québec, Robert Cliche, l’autre à Lotbinière par l’étudiant en pédagogie Raymond Laliberté qui devait devenir lui aussi chef du NPD Québec après avoir été président des enseignants du Québec (CEQ).

L’action du mouvement étudiant se répercuta dans l’ensemble de la société : un organisateur de l’Union nationale, qui m’avait pris « sur le pouce » entre Mont-Joli et Québec m’expliqua comment l’ensemble des organisateurs, poussés par les pressions de leurs membres cherchaient à convaincre Duplessis de recevoir les leaders étudiants devenus très populaires auprès de la population. À l’automne 58, il les reçut finalement à huis clos pour les enguirlander et annoncer un système de bourses remboursables à la fin des études.  Pendant cette entrevue, avec d’autres leaders étudiants, j’allai rencontrer Georges-Émile Lapalme, chef de l’opposition : sur son bureau, un seul livre, Le prince de Machiavel : « tout est là dedans », nous dit-il.

Une des conséquences importantes de notre mouvement fut le rapprochement avec les syndicats dans la lutte au duplessime. Délégué par l’AGEUM au congrès de la FTQ en novembre 58, je pus constater par moi-même cette convergence. Avant que je parle aux délégués, le président Roger Provost me dit : « Ne parle pas trop longtemps, ils ne t’écouteront pas»  Peu rassuré, je m’adressai une dizaine de minutes aux 500 délégués, essayant de montrer comment notre action en vue de l’accessibilité aux études universitaires pouvait profiter à leurs enfants. À ma grande surprise, j’eus droit à une « standing ovation » qui me confirma que nous avions réussi à rejoindre ces travailleurs dont nous voulions être les alliés.

Les initiatives de Paul Sauvé, venu au pouvoir à la mort de Duplessis en septembre 59, amorcèrent un retour à la normale. L’aile avancée de notre mouvement, représentée par les journaux étudiants, Quartier Latin à Montréal, Carabin à Québec, continua à réclamer, plutôt que des prêts bourses, l’éducation gratuite et le salaire étudiant. Ils remirent aussi en cause les structures autocratiques des administrations universitaires où l’Église et les entreprises dominaient. Leurs revendications ne furent pas acceptées, les leaders étudiants les accusant de « socialisme rampant » ce qui n’était pas très bien vu à l’époque.  L’élection de Jean Lesage à l’été 60 vint amorcer une autre époque. Mais ce serait une autre histoire.

En esquissant cette brève histoire du mouvement étudiant de la fin des années 50, j’ai voulu montrer comment il fut, à sa façon, un des précurseurs de la Révolution tranquille. En inventant de nouvelles formes d’action et des façons originales de diffuser nos idées (les « Trois étudiants », les assemblées publiques) nous avons réussi à défendre de façon efficace l’accessibilité aux études universitaires, combat qui se poursuit aujourd’hui dans les débats beaucoup plus « tranquilles » autour de l’augmentation des frais de scolarité.

Gabriel Gagnon est membre du comité de rédaction de Possibles et professeur honoraire au Département de sociologie de l’Université de Montréal

Références

Gagnon, Gabriel, L’Action étudiante, Cité Libre, No 26, avril 1960, p.17-19

Neatby, Nicole, Carabins ou activistes, McGill-Queens 1997

Labrecque, Jean-Claude  L’Histoire des trois. ONF 1989

Laisser un commentaire