Série sur les valeurs asiatiques: Thaïlande, une contestation constante du pouvoir

Par Alexandra Descôteaux

(1) Une manifestante anti-coup crie aux soldats lors d’un rassemblement planifié à Bangkok.

 

Après l’indépendance des pays d’Asie du Sud-Est, plusieurs, notamment Lee Kuan Yew et Mahathir (Hoon 2004) ont tenté d’expliquer l’absence de démocratie. La rhétorique des valeurs asiatiques a grandement été utilisée pour légitimer les tendances autoritaires de la région (Caouette 2017). Selon Hoon (2004), cet argument est basé sur plusieurs postulats, dont le fait que les droits humains ne sont pas des valeurs dominantes en Asie, que les intérêts de la «communauté asiatique» sont supérieurs aux intérêts individuels et que les droits sociaux-économiques transcendent sur les droits politiques. En étudiant cas de la Thaïlande, si, à prime à bord, cette théorie peut sembler efficace pour expliquer les tendances autoritaires du pays, ce billet présentera une culture politique beaucoup plus nuancée que celle proposée dans les valeurs asiatiques grâce à une société civile extrêmement divisée qui vient contredire cette théorie.

Demande de droits humains

En Thaïlande, on observe beaucoup de violations de droits humains. Par exemple, des charges de lèse-majesté sont portées, de façon très subjective, à toute personne qui diffame le roi (Amnistie internationale 2014). Ce manque de démocratie est tolérable par une partie de la population qui considère le roi comme un véritable demi-dieu. Les Thaïs ne sont pas confortables à entendre des opinions politiques avec lesquels ils ne sont pas d’accord, notamment le manque de respect au roi (Unger et Mahakanjana 2016).  Cela amènerait l’acceptation totale des tendances autoritaires par près de la moitié de la population (Unger et Mahakanjana 2016).

(2) Un moine bouddhiste lors d’une manifestation à Pathum Thani, au nord de Bangkok, le lundi 20 février 2017.

Si cela semble donner raison à l’utilisation de l’argument des valeurs asiatiques, il y a d’autres facteurs en jeu. En effet, la loi sur la lèse-majesté provoque un haut niveau d’autocensure puisqu’elle amène une possibilité de 15 ans d’emprisonnement (Unger et Mahakanjana 2016). Les espaces de débats et de discussion de droits et libertés sont ainsi presque totalement inexistants (Caouette 2017). Pourtant, récemment, plusieurs moines ont commencé à manifester contre les violations de leurs droits religieux. Malgré quelques critiques sur leur tendance sectaire, ces violations vont à l’encore même d’un des piliers de l’État, soit du Bouddhisme, ce qui rend la société civile de plus en plus furieuse (Stratford 2016), démontrant que les droits humains sont des valeurs néanmoins importantes pour plusieurs Thaïs.

Individu et communauté

Selon les valeurs asiatiques, le manque de démocratie est expliqué par la vision de l’État comme une grande famille, oubliant les droits individuels démocratiques. En Thaïlande, les liens sociaux sont en effet très présents et jugés plus efficaces que l’établissement de règles formelles (Unger et Mahakanjana 2016). De plus, le roi est perçu par les Thaïs comme le père et protecteur de l’État. Afin de respecter son autorité et la stabilité de la nation, la société civile accepte davantage les tendances autoritaires du régime puisque celui-ci est appuyé par le roi (Unger et Mahakanjana 2016). De ce fait, les valeurs de la grande famille thaïe sont supérieures aux intérêts individuels.

Ce sacrifice pour la nation ne signifie cependant pas toujours le sacrifice démocratique. En effet, le pays a connu de nombreuses périodes de violentes manifestations demandant plus de démocratie, notamment en 1976 et en 1992 (Encyclopédie Larousse 2017). Ces parties de l’histoire semblent cependant vouloir être réécrites, comme avec leur absence totale des cursus scolaires (Dittapichai 2013). Cela pourrait expliquer la perception dans les valeurs asiatiques d’une société thaïlandaise beaucoup plus soumise qu’elle ne l’est, puisque l’on tente d’effacer ses périodes de révolution démocratique. Les valeurs communautaires, avec le support constant de partis populistes comme le TKT, sont présentes. Pourtant, avec une tradition de coups d’État, l’argument du respect de l’autorité pour les intérêts nationaux ne fonctionne pas, même depuis 2014 où la majorité de la société civile désapprouve le régime, mais n’a pas la capacité de s’y opposer (Chachavalpongpun 2016).

 


(3) Le corps d’un étudiant de l’Université Chulalongkorn, pendu dans un arbre pendant le massacre de la manifestation de 1976.

 

Droits politiques et droits socio-économiques

La légitimité de l’État provient principalement de deux sources : d’un bon développement socio-économique et de l’absence de corruption (Éthier 2017). Les valeurs asiatiques disent donc que la prospérité économique de la Thaïlande, qui est aujourd’hui un nouveau pays industrialisé, est échangée contre le développement démocratique (Hoon 2004). Cependant, l’informalité et la corruption peuvent également être acceptées par les Thaïs. En effet, la plupart des Thaïs trouvent que les pots-de-vin sont acceptables et détestent les politiciens qui ne partagent pas leur fortune (Unger et Mahakanjana 2016). Il y a donc un échange d’une prospérité matérielle contre l’établissement d’un État corrompu.

Pourtant, plusieurs manifestations sont organisées pour exiger le respect du fonctionnement démocratique, comme récemment lors du vote pour l’adoption de la nouvelle constitution, malgré plusieurs menaces faites aux groupes d’opposition. Puisque plusieurs avaient peur de l’emprisonnement s’ils votaient contre, le taux de participation a été faible, signe de protestation contre le régime antidémocratique (Human Rights Watch 2016). Plusieurs Thaïs désirent ainsi de plus grands droits politiques, malgré un bon développement économique, et le démontrent comme ils le peuvent à travers un régime dictatorial.

 

(4) Une militante thaïlandaise avec un chandail «vote no» proteste contre la constitution soutenue par la junte, à Bangkok, le 15 juin 2016.

 

Bref, la théorie des valeurs asiatiques ne réussit pas à expliquer le manque de démocratie en Thaïlande. Puisque la légitimité populaire du régime lui est cruciale pour conserver son autoritarisme (Blondel et Inoguchi 2006), on vient à se questionner : à quel point est-ce que la population tolère l’absence de démocratie ? Dans le cas de la Thaïlande, les demandes démocratiques constantes, même si isolées, démontrent que la culture politique thaïlandaise, malgré une division entre chemises rouges pro-démocratiques et chemises jaunes ultraroyalistes, ne correspond pas à celle de soumission prônée par les valeurs asiatiques.

*Pour en connaître davantage sur la rhétorique des valeurs asiatiques et sa validité, veuillez consulter : Hoon, Chang Yo. 2004. «Revisiting the ‘Asian Values’: Argument Used by Asian Political Leaders and Its Validity». Dans Indonesian Quarterly, Vol 32 (2), p. 154-174.

 

 

Bibliographie

 

Amnistie internationale. 2016. Thailand: free speech crackdown creating spiral silence. En ligne. goo.gl/sn4kMK (page consultée le 1 juin 2017).

Blondel, Jean et Takashi Inoguchi. 2006. Political cultures in Asia and Europe: citizens, states and societal values. Londres: Routledge.

Caouette, Dominique. 2017.  POL3401 – L’Asie du Sud-Est. [Présentation PowerPoint]. Repéré dans l’environnement StudiUM : https://studium.umontreal.ca/

Caouette, Dominique. 2017.  POL3401 – Les militaires, les dictatures et l’autoritarisme. [Présentation PowerPoint]. Repéré dans l’environnement StudiUM : https://studium.umontreal.ca/

Chachavalpongpun, Pavin. 2016. La Thaïlande, un pays divisé sous contrôle de l’armée. En ligne. https://goo.gl/dBcmsT (page consultée le 1 juin 2017).

Dittapichai, Jaran. 2013. The Thammasat Massacre of October 6th 1976 should be in Thai Highschool Textbooks says Activist. En ligne. https://goo.gl/6R7BE3 (page consultée le 1 juin 2017).

Encyclopédie Larousse. 2017. Thaïlande. En ligne. https://goo.gl/TNVgCM (page consultée le 13 juin 2017).

Éthier, Diane. 2017.  POL2860 – Régimes politiques de l’Asie de l’Est [Présentation PowerPoint]. Repéré dans l’environnement StudiUM : https://studium.umontreal.ca/

Hoon, Chang Yo. 2004. «Revisiting the ‘Asian Values’: Argument Used by Asian Political Leaders and Its Validity». Dans Indonesian Quarterly, Vol 32 (2), p. 154-174.

Human Rights Watch. 2016. Thailand: events of 2016. En ligne. https://goo.gl/S8vhoN (page consultée le 1 juin 2017). 

Stratfor. 2016. Thailand: Buddhist Feud Threatens Fragile Peace. En ligne. https://goo.gl/ic2C46 (page consultée le 1 juin 2017).

 

Iconographie

 

(1) AFP. 2014. Thai junta leader gets blessing of king. [Photo]. Repéré à : https://goo.gl/4tfyrs

(2) Lalit, Shakchai. 2017. Buddhist monks protest, scuffle with Thai police in Bangkok. [Photo]. Repéré à : goo.gl/Ehwlqi

(4) Subprason, Chaiwat. 2016. Thailand: events of 2016. [Photo]. Repéré à: https://goo.gl/ S8vhoN

(3) Ulevich, Neal. 1976. The body of a second year student from Chulalongkorn University, hanged from a tree during the massacre. [Photo]. Repéré à: https://goo.gl/6R7BE3

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