Série sur les valeurs asiatiques: Malaisie, une culture politique permissive?

Par Alexandra Descôteaux

(1) Des musulmans célèbrant Eid Al-Adha à Kuala Lumpur.

 

Le discours des valeurs asiatiques selon lequel les pays d’Asie ont besoin d’un régime autoritaire pour leur développement a été utilisé par plusieurs leaders politiques, notamment par Mahathir, afin de légitimer leur contrôle du pays (Hoon 2004). De ce fait, l’absence de démocratie en Asie serait expliqué, selon cette théorie, par l’acceptation du manque de respect pour les droits humains, par un sens de la communauté qui précède les droits de l’individu et par un abandon de droits politiques pour les droits économiques (Hoon 2004). Si cette théorie, en surface, semble s’appliquer en Malaisie, ce billet démontrera qu’une culture politique, marquée par une monarchie transcendante, une majorité non satisfaite et des légitimités spécifique et diffuse complexes, expliquent davantage le manque démocratique malaisien que les valeurs asiatiques.

 

Monarchie transcendante et droits humains

En Malaisie, le rôle symbolique du sultan est immense étant donné qu’il représente la protection de l’identité majoritaire malaise et de l’Islam. De ce fait, une culture de discrimination positive basée sur la majorité ethnique et religieuse est installée (Leong 2013). Ainsi, puisque de nombreux privilèges sont accordés aux musulmans, la majorité d’entre eux restent silencieux vis-à-vis les crimes de droits humains puisque le système fonctionne en leur faveur (FH 2017). Certaines violations des droits de l’homme sont tolérées, comme le voudrait la théorie des valeurs asiatiques (Éthier 2017).

Pourtant, une répression contre l’opposition au gouvernement est la fondation de ce mutisme face à ces violations des droits de l’homme (FH 2017). En effet, la loi sur la sécurité intérieure augmente la peur face à ce régime autoritaire, et, depuis sa mise en place, ralentit la mobilisation civile. Cependant, la population se soulève de plus en plus afin de faire respecter leurs droits, notamment la liberté d’expression (Blakkarly 2015). En effet, le secrétaire général d’Amnistie internationale a même affirmé que : «[an] Arab Spring-like situation could happen in Malaysia if free speech continues to be curbed» (Blakkarly 2015).

(2) Manifestation pro-démocratique en 2015 à Kuala Lumpur pour la liberté d’expression.

 

Valeurs communautaires et droits de la majorité

Selon Mahathir: «while the individuals must have their rights, these must not extend to the point where they deprive the rights of the majority» (Hoon 2004). Pourtant, cet argument, en grande partie, ne justifie que le crony capitalism de l’État, liant affaires et pouvoir et créant une «communauté» de réseaux informels (Hoon 2004). En effet, depuis son indépendance, la Malaisie s’est peu à peu transformée en un État rentier (Beaulieu 2008). Néanmoins, cette communauté de réseaux informels est basée sur des lignes raciales, éloignant les non Malais d’une nouvelle redistribution des richesses. Pourtant, le sacrifice individuel (ici, des non Malais) présent dans les valeurs asiatiques pour le bien-être de la majorité n’est pas respecté puisque les legs de Mahathir incluent la possession de la majorité de la richesse malaise entre les mains d’un petit groupe (Nawawi 2015). En effet, ce crony capitalism a «left the ordinary Malays and Malaysians with just a few crumbs to share amongst themselves» (Nawawi 2015). Aujourd’hui, la Malaisie possède un des pires niveaux de disparité des revenus de la région avec, au bas de l’échelle, des Malais qui devaient être priorisés par l’État (Nawawi 2015). Les droits de cette majorité ne sont donc pas respectés. L’argument communautaire des valeurs asiatiques n’est ici qu’une légitimation de l’autoritarisme du gouvernement. Le crony capitalism ne représente pas le bien être de la majorité qui, comme les minorités, commence à faire des demandes de droits individuels (Nawawi 2015).

 

(3) Manifestations pour l’augmentation des droits individuels des non-Malais.

Droits politiques

La culture politique de la Malaisie est marquée par une tradition de stabilité politique exceptionnelle malgré les nombreuses politiques autoritaires (Leong 2015). Pour qu’un régime soit légitime aux yeux de la population, il doit posséder un fort développement économique ainsi qu’une absence de corruption (Éthier 2017). La légitimité diffuse de la Malaisie, soit l’attachement des citoyens à la démocratie, est caractérisée par une tradition d’acceptation populaire de procédures autoritaires (Weiss 2006). En effet, puisque l’État se fait redistributeur de richesse, même si cela est exécuté inégalement et avec un haut niveau de corruption, la Malaisie a été témoin d’une démobilisation de sa société civile en échange de droits économiques (Beaulieu 2008), ce qui peut sembler donner raison aux valeurs asiatiques.

(4) La présence de la police augmente à Kuala Lumpur suite à une nouvelle loi anti-terroriste.

Pourtant, cette société civile permissive peut être expliquée par de nombreux phénomènes autres que les valeurs asiatiques, notamment par la radicalisation religieuse. En effet, même si les Malais sont mécontents de l’utilisation de la loi sur la sécurité intérieure, ils sont encore plus opposés à l’appel au jihad effectué par des groupes islamistes radicaux, et acceptent ainsi plus facilement leur détention arbitraire (Freedman 2006). De plus, si la légitimité spécifique, soit la satisfaction populaire de la démocratie, était élevée au début du siècle, les chiffres seraient plus bas aujourd’hui (Éthier 2017). En effet, la demande de droits politiques ne cessent d’augmenter particulièrement avec la tenue d’énormes manifestations contre la corruption du premier ministre. De plus, ces demandes ne semblent pas sur le point de cesser (Blakkarly 2015).

Bref, il ne faut pas comprendre les valeurs malaisiennes comme celles articulées par Mahathir (Hoon 2004). En effet, alors que la loi sur la sécurité intérieure a longtemps découragé la dénonciation des violations des droits de l’homme, la société civile commence à se mobilier (Blakkarly 2015). De plus, le crony capitalism ne respecte pas le principe communautaire des valeurs asiatiques, et les récentes manifestations démontrent que, si un échange entre droits économiques et politiques a déjà existé en Malaisie, ce système vit présentement une remise en question (Blakkarly 2015). Cette culture politique beaucoup plus nuancée explique ainsi davantage le régime semi-démocratique malaisien.

*Pour en connaître davantage sur la rhétorique des valeurs asiatiques et sa validité, veuillez consulter : Hoon, Chang Yo. 2004. «Revisiting the ‘Asian Values’: Argument Used by Asian Political Leaders and Its Validity». Dans Indonesian Quarterly, Vol 32 (2), p. 154-174.

 

Bibliographie

 

Beaulieu, Isabelle. 2008. L’État rentier : le cas de la Malaysia. Ottawa : Presses de l’Université d’Ottawa.

Blakkarly, Jarni. 2015. Controlling the message in restive Malaysia. En ligne. https://goo.gl/ijnGyI (page consultée le 14 juin 2017).

Blondel, Jean et Takashi Inoguchi. 2006. Political cultures in Asia and Europe: citizens, states and societal values. Londres: Routledge.

Éthier, Diane. 2017.  POL2860 – La Malaisie: un régime hybride imposé mais stable. [Présentation PowerPoint]. Repéré dans l’environnement StudiUM : https://studium.umontreal.ca/

Freedman, Amy L. 2006. Political Change and Consolidation: Democracy’s Rocky Road in       Thaïland, Indonesia, South Korea and Malaysia. New-York: Palgrave-Macmillan

Freedom House. 2017. Malaysia. En ligne. https://freedomhouse.org/country/malaysia (page consultée le 21 mai 2017).

Hoon, Chang Yo. 2004. «Revisiting the ‘Asian Values’: Argument Used by Asian Political Leaders and Its Validity». Dans Indonesian Quarterly, Vol 32 (2), p. 154-174.

Leong, Susan. 2013.   New Media and the Nation in Malaysia: Malaysianet. New York: Routledge.

Mohamad, Nawawi. 2015. 5 legacies Mahathir left for non-Malays. En ligne. https://goo.gl/AYXA7Y (page consultée le 14 juin 2017).

Weiss, Meredith L. 2006. Protest and Possibilities. Civil Society and Coalitions for Political       Change in Malaysia. Stanford: Stanford University Press.

 

Iconographie

 

(4) Asia News. 2015. Kuala Lumpur launches anti-terrorism law that represses civil rights. [Photo]. Repéré à : goo.gl/Ki8hOJ

(2) EPA. 2015. Protesters shout slogans as they march in a rally to protest the three-month suspension of two Malaysian publications. [Photo]. Repéré à : https://goo.gl/ijnGyI

(3) The Ant Daily. 2015. 5 legacies Mahathir left for non-Malays. [Photo]. Repéré à: https://goo.gl/AYXA7Y

(1) Wazir, Wazari. 2014. Photojournalism : Muslims celebrated Eid Al-Adha in Kuala Lumpur, Malaysia. [Photo]. Repéré à: goo.gl/WhhGN7

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