Singapour: Un paradis fiscal

Par Amine Assale

 S’il n’existe pas de définition juridique précise d’un paradis fiscal, des critères communs permettent toutefois de les reconnaître. Dans cette perspective, l’Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE) considère comme paradis fiscal tout territoire répondant aux  caractéristiques d’identification suivantes : application strict du secret bancaire, ouverture de comptes ou de sociétés peu contraignantes, coopération fiscale et judiciaire limitée avec d’autres pays, taxes faibles (1).Partant de là, Singapour est un paradis fiscal (A). En outre stabilité politique, faible corruption, taux d’imposition défiant toute concurrence et surtout inviolabilité du secret bancaire sont autant d’atouts incitatifs attirant les investisseurs étrangers(2). Place financière prestigieuse, cette île-État entre dans une véritable compétition pour capter les capitaux circulant dans la sphère économique (3). Néanmoins, l’anonymat des opérations monétaires et financières mène à des abus  encourageant expatriation illégale des revenus, blanchiment d’argent et création de sociétés écrans. Argent sale, propre ou en provenance d’évasion fiscale circule via cet « eldorado » ; les compagnies fictives ont pour but de brouiller les pistes du fisc (4). Cette situation perdure jusqu’en 2009. Singapour est depuis rayée de la liste des paradis fiscaux établie par l’OCDE (B). Promettant de respecter les normes de la fiscalité internationale ce micro-État devient un pays  coopératif (5). Mais pourquoi un tel revirement et quels avantages pour lutter contre les paradis fiscaux cette république tire-t-elle de sa nouvelle stratégie financière?

Singapour, paradis fiscal, qui reste attractif par son architecture moderne (a)

Longtemps occultée, la responsabilité des entreprises dans le détournement des recettes fiscales a commencé à susciter le mécontentement de l’opinion internationale depuis la crise des subprimes(6). Avec la conjoncture économique de 2008 et l’asphyxie des budgets publics, l’Union Européenne et les USA s’attaquent aux  dérives de la finance (7). Or, les paradis fiscaux constituent un des outils par lesquels circulent les richesses en échappant à toute législation(8). Certes, il n’existe pas de listes officielles des États considérés comme des paradis fiscaux (C). Cependant, certaines organisations voient Singapour comme un territoire abritant des non-résidents voulant échapper à l’impôt. Grâce à une réglementation accommodante, elle accueille de nombreux capitaux désireux de se soustraire au fisc (D).

Surnommée « Suisse de l’Asie » , Singapour est un des paradis fiscaux les plus en vogue (b)

Par ailleurs, l’instauration d’un régime fiscal attractif pour motiver les étrangers à placer leur argent à Singapour n’est pas illégal en soi. Néanmoins, la fraude fiscale l’est ; elle constitue un manque à gagner pour les États (9). En outre, les réseaux criminels se servent de Singapour  pour des fins de blanchiment d’argent. En proposant des instruments juridiques permettant d’occulter l’origine de fonds, cette île-État constitue un endroit privilégié pour la criminalité transnationale (10). Les enjeux soulevés par Singapour ne sont pas négligeables : une partie des sommes qui sont entreposées dans ce minuscule État correspond à l’évasion fiscale et au blanchiment d’argent (11). Dans ce contexte, en s’appuyant sur les travaux de l’OCDE, le G20 devient le leader mondial de la lutte contre les paradis fiscaux (12). Dès lors la communauté internationale exerce  une forte pression sur Singapour  pour qu’elle se rallie au mode d’échange automatique d’informations fiscales. En d’autres termes, pour toute ouverture de compte bancaire par un investisseur non-résident, l’administration de son pays doit être informée (13). Or, cet État insulaire refusait jusqu’en 2013 de dévoiler l’anonymat de ses clients (14). Elle posait comme principe général la protection du client  vis-à-vis des autorités (15). L’attrait de ce petit pays résidait donc plus dans son application stricte du secret bancaire  que dans les avantages fiscaux extrêmement attractifs qu’il offrait. Toutefois, l’immunité des donneurs d’ordre est remise en question. Rétive d’abord, Singapour s’incline et met fin au secret bancaire en 2013 (16). Avant cette reddition, cette cité-État  a  tout de même défrayé  la chronique avec l’affaire Cahuzac en France (E) (17) mais aussi avec les transferts des fortunes suisses vers ses coffres (18). En effet, depuis que la Suisse a créé en 2009 une confusion entre évasion et fraude fiscales pour lever le secret bancaire, les riches clients des banques helvétiques ont opté pour institutions financières de Singapour (19). Contrairement à la fraude fiscale, en Suisse l’évasion fiscale n’est pas un délit pénal mais administratif ; elle échappe donc au devoir d’entraide judiciaire entre États(20). C’est pourquoi, considérant que Singapour est moins dans le collimateur du G20 les riches clients des banques suisses y transfèrent leur fortune.

Chargé de lutter contre la fraude fiscale, Jérôme Cahuzac, Ministre français délégué du Budget entre mai 2012 et mars 2013, est lui-même impliqué dans des activités financières illicites (c)

En 2013, la situation change. Singapour, signe une déclaration l’engageant à pratiquer l’échange  automatique d’informations bancaires. Avec ce revirement, elle met fin au secret bancaire et s’attaque à l’évasion fiscale (F). Ainsi de nouvelles dispositions sont prises ; les comptes hébergés à Singapour doivent être vérifiés par les institutions financières. Celles-ci doivent se plier aux règles pour identifier les trusts et structures utilisées pour échapper à l’impôt (21); l’OCDE espère que ce mécanisme devienne opérationnel d’ici 2017 (22). En attendant cette date fatidique, Singapour envoie un message fort à la communauté internationale. Soucieuse de protéger sa réputation d’État irréprochable, elle cherche à démontrer, qu’à la différence des Iles Vierges Britanniques, son économie ne repose pas uniquement sur l’implantation des sociétés offshore (23). C’est pourquoi, cette république durcit sa réglementation pour lutter efficacement contre l’évasion fiscale (24).

Singapour, un paradis fiscal attayant (e)

Singapour, un paradis fiscal attrayant (d)

Pour conclure, il semble que la démarche du gouvernement de Singapour s’inscrit dans la volonté de faire bonne figure auprès de la communauté internationale. Ayant une économie florissante qui repose sur le commerce régional, cet État insulaire est une place financière où se mènent également des transactions légitimes. Désormais, il n’est plus question pour ce petit pays d’accepter des clients dont les transactions financières sont suspectées d’être en relation avec des opérations délictueuses (25). Mais, les lois internationales pour lutter contre les paradis fiscaux sont peu contraignantes (G), ce qui soulève des interrogations. Ainsi, le changement  de stratégie et la renonciation du secret bancaire sont-ils permanents ? N’est-ce point une politique ponctuelle de Singapour pour calmer les chroniques qu’elle défraie régulièrement?

Références complémentaires:

(A), (B) , (C) et (D) Ibid.1

(E) L’Affaire Cahuzac est une affaire politico-financière qui met en cause Jérôme Cahuzac, le Ministre français délégué du Budget(mai 2012-mars2013) pour avoir détourné en 2012 des fonds financiers vers la Suisse et Singapour (Ibid. 17).

(F) Ibid.2

(G) Ibid.24

Bibliographie:

(1)En ligne. http://www.lafinancepourtous.com/Decryptages/Mots-de-la-finance/Paradis-fiscaux (page consultée le 18 juin 2016).

(2)Del Grandi, Michel. 2013.  « Singapour: un centre financier aux allures de paradis fiscal ». Les Echos, 17 septembre. En ligne. http://www.lesechos.fr/17/09/2013/lesechos.fr/0203011319803_singapour—un-centre-financier-aux-allures-de-paradis-fiscal.htm  (page consultée le 18 juin 2016).

(3) Aubineau, Adeline. 2012. « L’investissement direct étranger (IDE) à Singapour ». AMBASSADE DE FRANCE À SINGAPOUR SERVICE ÉCONOMIQUE RÉGIONAL.

(4) Véronica Choubaeva et Jacques Fontanel. 2015. « Les paradis fiscaux, réglementaires, bancaires et judiciaires ou les pays « filous » ». Esprit RI, 8 décembre. En ligne. http://www.esprit-ri.fr/les-paradis-fiscaux-reglementaires-bancaires-et-judiciaires-ou-les-pays-filous/  (page consultée le 18 juin 2016).

(5)« Convention concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale ». 2016. OCDE. En ligne. http://www.oecd.org/fr/ctp/echange-de-renseignements-fiscaux/conventionconcernantlassistanceadministrativemutuelleenmatierefiscale.htm  (page consultée le 18 juin 2016).

(6) Crétin, Thierry. 2009 « Les paradis fiscaux ». Études/Tome 411(novembre):439-450. En ligne. http://www.cairn.info/revue-etudes-2009-11-page-439.htm (page consultée le 18 juin 2016).

(7) « Paradis fiscaux : le G20 de la dernière chance ». En ligne. http://ccfd-terresolidaire.org/IMG/pdf/ccfd-rapport-g20-2011-net-2.pdf (page consultée le 18 juin 2016).

(8) Mojon, Odile. 2013. « L’argent sale au service de l’Empire ». En ligne. http://www.solidariteetprogres.org/documents-de-fond-7/economie/paradis-fiscaux-l-argent-au-service-de-l-empire.html (page consultée le 18 juin 2016)

(9)« La fraude et l’évasion fiscales : Manifestations et moyens de lutte ».http://droit-td.blogspot.ca/p/la-fraude-et-levasion-fiscales.html (page consultée le 18 juin 2016)

(10) «Singapour. Un refuge pour les délinquants fiscaux ? ». 2013. Courrier International, 10 avril. En ligne. http://www.courrierinternational.com/article/2013/04/11/un-refuge-pour-les-delinquants-fiscaux  (page consultée le 19 juin 2016).

(11) Samuel Gaillard et Aude Rousselot. 2002. « Les paradis fiscaux ». In Mémoire Online. En ligne. http://www.memoireonline.com/12/05/14/paradis-fiscaux.html (page consultée le 19 juin 2016)

(12) Chavagneux, Christian. 2009. « Les paradis fiscaux : entre évasion fiscale, contournement des règles et inégalités mondiales ». Économie Politique n°42 (avril) : 22-40. En ligne. https://www.cairn.info/article_p.php?ID_ARTICLE=LECO_042_0022 (page consultée le 19 juin 2016)

(13) « Comptes bancaires à l’étranger: les règles ». En ligne. http://droit-finances.commentcamarche.net/faq/23197-comptes-bancaires-a-l-etranger-les-regles (page consultée le 19 juin 2016)

(14) « Secret bancaire ». In Lechat, Caroline. 2014/2015. « Géographie de la Planète Financière». En ligne. http://www.scoop.it/t/geographie-planete-financiere (page consultée le 19 juin 2016).

(15) Leigh, Thomas. 2014. « La Suisse et Singapour renoncent au secret bancaire ». L’OBS, 6 mai. En ligne : http://tempsreel.nouvelobs.com/economie/20140506.REU4146/la-suisse-et-singapour-renoncent-au-secret-bancaire.html  (page consultée le 19 juin 2016)

(16) Anne, Michel. 2014. « Vers la fin du secret bancaire en Suisse et à Singapour ». Le Monde, 6 mai. En ligne. http://www.lemonde.fr/evasion-fiscale/article/2014/05/06/vers-la-fin-du-secret-bancaire-en-suisse-et-a-singapour_4411897_4862750.html  (page consultée le 20 juin 2016)

(17) Laurent, Samuel. 2012. «Si vous n’avez rien suivi de l’affaire Cahuzac». Le Monde, 10 décembre. En ligne. http://www.lemonde.fr/politique/article/2012/12/10/si-vous-n-avez-rien-suivi-de-l-affaire-cahuzac_1804062_823448.html (page consultée le 20 juin 2016)

(18) Nooten, Carrie.2013. « Pourquoi Cahuzac a-t-il placé son argent à Singapour ». Slate, 4 avril. En ligne. http://www.slate.fr/story/70305/singapour-paradis-fiscal

(19)Sidy, Niang. 2014. «Les inventions du procureur CREI : aucun compte au nom de Wade ou   AHS à Singapour ». Xibaaru.com, 6 août. En ligne. http://xibaaru.com/exclusivites/la-banque-centrale-de-singapour-parle-aucun-compte-au-nom-de-wade-ou-de-ahs/  (page consultée le 20 juin2016).

(20) Lambelet, Jean-Christian. « Secret bancaire:quelle importance pour la Suisse et pour le monde ? ». Département d’économétrie et d’économie politique (DEEP), École des Hautes Études Commerciales (HEC), Université de Lausanne.

(21) Thérin, Frédéric. 2012. « Singapour, nouvelle Suisse des fraudeurs ». L’Echo, 23 août. En ligne.http://www.lecho.be/economie_politique/international_general/Singapour_nouvelle_Suissedes_fraudeurs.9221384-3501.art?ckc=1 (page consultée le 20 juin 2016).

(22) Jacquot, Eliane. 2014. «Vers la fin du secret bancaire, ennemi de nos démocraties ». Les Echos, 3 novembre. En ligne. http://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/cercle-117688-vers-la-fin-du-secret-bancaire-ennemi-de-nos-democraties-1060396.php (page consultée le 20 juin 2016).

(23) En ligne. http://www.paradisfiscaux20.com/ (page consultée le 20 juin 2016).

(24) Zucman, Gabriel. 2013. « La richesse cachée des nations: enquêtes sur les paradis fiscaux ».  En ligne. http://gabriel-zucman.eu/files/Zucman2013LivreExtraits.pdf  (page consultée le 20 juin 2016).

(25) «À Singapour, les banques sont désormais sommées de rejeter les clients suspects ». 2013. Le Temps, 30 juin. En ligne. http://www.letemps.ch/economie/2013/06/30/singapour-banques-desormais-sommees-rejeter-clients-suspects  (page consultée le 20 juin 2016).

Iconographie:

(a)En ligne. http://www.votretourdumonde.com/que-faire-a-singapour/  (page consultée le 22 juin 2016)

 (b)En ligne. https://www.hebdo.ch/tax/singapour (page consultée le 22 juin 2016)

(c)En ligne. http://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/comment-le-mensonge-ehonte-de-cahuzac-a-profite-a-la-france_1760763.html (page consultée le 22 juin 2016)

(d)En ligne. http://image.slidesharecdn.com/singaporetaxheaven-150326180500-conversion-gate01/95/singapore-tax-haven-1-638.jpg?cb=1427393238 (page consultée le 22 juin 2016)

 

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