Singapour : un processus d’indépendance réussi contre toute attente

Par Enzo Guiggi

L’année dernière, Singapour (ou « Cité du Lion ») célébrait en grande pompe le 50ème anniversaire de son indépendance, et rendait un vibrant hommage aux pères fondateurs d’un des États les plus prospères du contient asiatique. Aujourd’hui, il figure notamment à la troisième place mondiale en terme de PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat, et possède la deuxième place financière d’Asie après le Japon. (1)

Cette indépendance, l’île de Singapour n’en voulait pourtant initialement pas, il l’a paradoxalement subi. Cet article vise à étudier comment s’est déroulé ce processus, et quels sont les principaux facteurs qui l’ont influencé. Initialement, l’île est achetée pour 33 000 dollars par les espagnols au sultan de Johor. Par la suite, elle est rachetée par Thomas Stamford Raffles, pour le compte de la Compagnie Britannique des Indes Orientales. L’île devient alors une base navale importante pour les britanniques, et se développe rapidement, passant de 1000 à plus de 10 000 habitants entre 1819 et 1823. (2) De nombreux travailleurs Chinois et Indiens sont acheminés pour travailler dans les plantations d’hévéa (d’où on extrait le caoutchouc). À la suite de l’ouverture du Canal de Suez en 1869, l’île de Singapour prend une nouvelle dimension, et devient l’un des principaux comptoirs commerciaux de la Grande-Bretagne. En effet, l’île lui permet de sécuriser l’axe Hong-Kong – Calcutta. Quelles sont dès lors les raisons qui ont pu conduire à sa séparation des Britanniques, et in fine à son indépendance ?

 

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, après le retrait des Japonais qui ont fait plus de 20 000 morts, essentiellement des Chinois, Singapour redevient une colonie anglaise. Néanmoins, à leur retour, les Britanniques se heurtent rapidement aux velléités indépendantistes des Singapouriens. La montée de ces revendications conduit les Britanniques à changer d’approche. Ils ont compris que leur tutelle n’est plus éternelle; pragmatiquement, la question qu’ils se posent n’est plus de savoir comment revenir à la situation d’avant guerre, mais plutôt comment assurer au mieux la défense de leurs intérêts à Singapour. En ce sens, ils contribuent à son autonomie interne avec la mise en place d’un conseil législatif, l’établissement d’une constitution propre, et l’élection d’un Premier ministre afin de préserver leur mainmise sur le processus de décolonisation. Cette élection aura lieu en 1959, et sera marquée par la victoire de Lee Kuan Yew, le leader du PAP (People’s Action Party), qui devient ainsi le premier Premier ministre de l’histoire de Singapour à seulement 34 ans. (3)

 

Lee Kuan Yew pleurant à la télévision pour annoncer la souveraineté de l'île de Singapour.

Lee Kuan Yew pleurant à la télévision pour annoncer la souveraineté de l’île de Singapour.

 

Le scénario de l’indépendance de l’île n’est malgré tout pas encore achevé. Pour des motifs historiques liés à l’occupation malaise de l’île, économiques avec l’embargo décrété par l’Indonésie (qui ne reconnait pas la souveraineté de ce territoire), et politiques avec l’agitation communiste qui ébranle l’île à partir de 1954. Mais aussi pour des motifs sécuritaires, face à l’hostilité de ses voisins, notamment des Philippines, et de l’Indonésie qui développe une politique de Konfrontasi et de viabilité, car l’île doit importer une grande partie de son eau potable. Par conséquent, Singapour décide de rejoindre la Malayan Federation en 1963.

 

Cette fédération marque la recrudescence de vives tensions ethniques, principalement entre les Malais et les Chinois – la Malaisie étant peuplée à environ 2/3 par des Malais, le contraire pour Singapour, constitué de 2/3 de Chinois. Pour Singapour, cela n’est pas un sujet d’inquiétude, étant donné que le système partisan est multi-ethnique et qu’il développe une approche égalitaire pour tous les citoyens. En Malaisie, au contraire, il se structure autour des différentes ethnies, et les Malais bénéficient de politiques de discrimination positive afin d’améliorer leur standard de vie. Par exemple, les frais de scolarité et de santé sont pris en charge pour les Malais, et certains postes dans l’administration et dans l’armée leur sont réservés. (4) 

 

Malgré les tentatives de compromis de Lee Kuan Yew, les dissensions ethniques et la volonté de la Malaisie de préserver une balance ethnique en faveur des malais ont conduit à l’exclusion de Singapour. À cela, s’ajoute aussi des différends relatifs à l’autonomie accordée à Singapour, notamment pour ce qui a trait au domaine de l’économie (par rapport à sa contribution dans la fédération), de l’éducation (par rapport à la langue enseignée) et de la sécurité (Kuala Lumpur contrôle les forces armées et la police). Autant de facteurs qui ont poussé le Parlement de Kuala Lumpur à voter son exclusion de la Fédération. Cette éviction a eu lieu le 9 août 1965, sur un score sans équivoque de 126 votes en faveur et 0 contre.

 

Ce jour là, le Premier Ministre de Singapour apparut en larmes à la télévision pour annoncer la souveraineté de l’île de Singapour. Ces larmes ne sont cependant pas le fruit d’une délivrance, mais plutôt d’une profonde angoisse comme en atteste cette citation de son discours : « I mean for me, it would be a moment of anguish because all my life….you see the whole of my adult life…. I have believed in Malaysia, merger and the unity of the two territories. You know it’s a people connected by geography, economics, and ties of kinship… . ». (6) Ci-contre l’accord relatif à la constitution de Singapour en tant qu’État indépendant et souverain, détaché de la Malaisie.

 

Pour conclure, née d’un imprévu, et davantage subie que souhaitée, l’indépendance de Singapour est assez atypique. Elle résulte principalement de la confrontation ethnique entre Malais et Chinois par pays interposés au sein de la fédération de la Malaisie. Le pari était, à l’époque, loin d’être joué d’avance pour la petite île, qui abritait en 1965 quelques 2 millions d’habitants, lorsqu’elle s’est soudainement retrouvée livrée à son sort avec de nombreux handicaps, et au milieu de puissants voisins, pour la plupart hostiles. La suite lui donnera raison, puisqu’elle fera partie des quatre dragons asiatiques dans les années 1980, aujourd’hui considérée comme l’une des principales plaques tournantes de l’activité commerciale et financière du monde.

 

(1) Fond monétaire international. 2016. World Economic Outlook Database. Washington : Fond monétaire international.

 

(2) De koninck, Rodolphe. 2005. L’Asie du Sud-Est. Paris : Armand Colin.

 

(3) Mydans, Seth. 2015.  » Lee Kuan Yew, Founding Father and First Premier of Singapor, dies at 91″. New-York Times (New-York), 22 Mars.

 

(4) Siddique, Sharon. 1990. « The Phenomenology of Ethnicity: A Singapore Case-Study. Sojourn ». Journal of Social Issues in Southeast Asia 5 : 35-62.

 

(5) Milne, R. S. 1966. « Singapore’s Exit from Malaysia; the Consequences of Ambiguity ». Asian Survey 6 : 175-84.

 

(6) Kuan Yew, Lee. 1965. Transcript of a press conference given by the Prime Minister of Singapo, Mr. Lee Kuan Yew, at broadcasting house. Singapour : National archives of Singapor.

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