Indonésie : les coûts de l’union nationale payés par les minorités

Par Antoine Congost

L’Indonésie est un territoire éclaté, composé de 14 000 îles, les deux principales étant Java et Sumatra. Sans surprise, le pays abrite de nombreuses ethnies bien différentes. Cela a représenté un défi majeur pour la constitution d’un État indonésien dont le nationalisme se base sur ce territoire morcelé hérité de la colonisation néerlandaise. En effet, plusieurs conflits ont vu le jour après l’indépendance. La question de l’Islam face à un État modéré sur la question religieuse a provoqué des tensions dans l’ouest de Java à la fin des années 1950, puis la centralisation politique aux mains d’élites javanaises provoqua le vif mécontentement des populations à Sumatra. Comment composer avec cette diversité géographique et ces revendications ethnique pour constituer une vie politique unifiée ?

L’inclusion politique de toutes les minorités d’Indonésie est un grand défi. Les volontés de constituer une nation indonésienne unie ne manquent pas, comme en témoignent les tentatives maladroites de Sukarno puis Suharto dans les années 1950 et 1960 avec la Démocratie guidée et l’Ordre nouveau, des structures encadrant fermement la vie politique. Il faut attendre 1998 pour voir le retour d’un régime pluraliste. Pourtant, la forme et les institutions de l’État changèrent peu, et la transition démocratique demeura incomplète1. Pire, les tensions augmentèrent. D’une part entre les Chrétiens et les Musulmans, ces derniers voulant imposer l’importance que Suharto leur avait donné. D’autre part, des ethnies intégrées de façon non-démocratique, comme à Aceh ou en Nouvelle-Guinée, ne partagent pas la vision d’une Indonésie unie et se referment sur elles-mêmes. Deux autres initiatives marquantes : une langue commune malaise imposée, et le Pancasila, cette base idéologique commune fondée entre autres sur une nation unie et le monothéisme, et qui veut rester dominante sur la scène sociale et politique pour assurer l’unité nationale. D’emblée, on remarque que les minorités sont au centre du jeu politique, que leur intégration est forcée, ce qui mène à une forme “d’ethnonationalisme”2 de la part des différentes ethnies.

National_emblem_of_Indonesia_Garuda_Pancasila.svg                         Le Pancasila, « l’unité dans la diversité » sur le blason de l’État indonésien

Ce phénomène concerne un certain nombre de minorités lésées par le projet d’inclusion de l’État. Les populations d’Aceh, à la pointe Nord-Ouest de l’île de Sumatra, sont un premier cas. Les partis politiques ethniques sont bannis par l’État indonésien, mais la création du Gerakan Aceh Merdeka (GAM), le parti séparatiste d’Aceh, fait figure d’exception. La minorité vise ainsi la reconnaissance d’un statut d’autonomie spéciale, ce qu’elle obtient du gouvernement central après 19983. Les élus locaux peuvent par exemple contester les résultats des élections dans cette province, sans que le parti soit présent dans les autres provinces. Le succès de ce mouvement est au rendez-vous puisqu’aux élections parlementaires de 2009, le GAM est arrivé en tête avec plus de 46% des voix. Les dirigeants du gouvernement central restent toutefois vivement opposés à cette tendance de repli vers le local, comme le montre la répression violente du mouvement en 2003.


Les Papous réclament autant de concessions. Malheureusement, cette minorité n’est pas aussi écoutée et ne bénéficie de presque aucune voie politique. L’île de la Nouvelle-Guinée est au centre de vifs intérêts économiques concernant ses ressources minières et forestières. Cela implique une installation massive de populations venues du reste du territoire indonésien, ainsi que d’infrastructures pour permettre l’exploitation économique de la région. Cela affecte le cadre et les modes de vie de la minorité papoue, qui évidemment proteste sans se faire entendre. En sus, cette activité économique n’est pas aux mains des minorités locales et ses bénéfices semblent les en exclure
4. Par extension, au niveau politique, les Papous restent majoritairement représentés par des Javanais et non par eux-mêmes. Il existe de nombreux autres exemples de minorités indigènes relocalisées de force pour permettre l’exploitation économique, comme les Tobelo d’Halmahera ou les Kubu dans la province de Jambi. Là encore, le manque de représentation politique pose problème.


Si comme souvent dans la région, la comm
unauté chinoise a pris une importance économique majeure, elle continue à rencontrer des difficultés lorsqu’il s’agit de prendre part à la vie politique du pays. Même si elle tend à s’apaiser, la défiance de la population vis-à-vis des Chinois est encore palpable : les émeutes raciales de 2012, dirigées contre un candidat d’origine chinoise, en est un bon exemple5. Les obstacles sont aussi légaux. Par exemple, selon la constitution de 1945 toujours en vigueur, le président indonésien doit nécessairement appartenir à la population indonésienne indigène. Cette même constitution fait toujours une distinction de statut entre les « Indonésiens indigènes » et les autres citoyens, faisant des Chinois des citoyens de seconde zone6. Pourtant, les Chinois se voient accorder de plus en plus de droits leur étant auparavant refusés, comme l’usage de la langue chinoise ou la célébration du Nouvel An chinois. Mais cela reste limité, et la porte reste ouverte à davantage de progrès politiques.

Afin d’assurer la cohésion nationale, l’Indonésie s’est dotée d’outils souvent radicaux, comme l’idéologie Pancasila ou l’interdiction des partis politiques ethniques. Mais dans les faits, on ne peut pas parler de réelle inclusion des minorités qui, même si elles remettent en cause la centralisation du pouvoir, sont bien souvent muselées et peinent à faire reconnaître certaines formes d’autonomie. Si elles obtiennent sporadiquement des concessions de la part de Jakarta, elles restent sous-représentées politiquement et s’en remettent presque uniquement au bon vouloir d’un gouvernement central tout puissant.

Références

1 Bertrand, Jacques. 2004. « Democratization and religious and nationalist conflict in post-Suharto Indonesia », dans Democratization and identity : regimes and ethnicity in East and Southeast Asia, Lanham, Mar. ; Toronto : Lexington Books.

2 Ibid.

3 Hillman, Ben. « Ethnic politis and local political parties in Indonesia », publié dans Asian Ethnicity, Routledge, pp. 419-440, 13 août 2012.

4 Ibid.

5 McDowell, Patrick, Racial Slurs Cloud Indonesia Election, The Wall Street Journal, 19 septembre 2012

6 Somers Heidhues, Mary. 2004. « The Chinese Minority in Indonesia after Reformasi: Cultural Renaissance, Legal Obstacles, Interest Formation », dans Ethnic Minorities and Politics in Southeast Asia, Frankfurt am Main : P. Lang.

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