PREMIER DÉBAT: Agriculture mondiale ou locale: quel mode de vie pour demain?

Par Anne-Cécile Gallet

Agriculture mondiale ou locale: quel mode de vie pour demain? _ PDF

 

De nos jours, la question reste de savoir comment nous décidons de vivre[i]. Ce choix s’avère d’autant plus difficile et critique que nous nous trouvons dans une période charnière, où s’offrent à nous de nombreuses alternatives au modèle dominant qui s’est imposé dans tous les domaines de la vie au cours du XXe siècle.

Cette recherche d’alternatives concerne aussi l’agriculture, qui n’a échappé ni aux mains des premiers capitalistes ni à celles des apôtres de la mondialisation. Les produits agricoles ont été soumis à la même logique marchande que n’importe quel autre bien. La concurrence a fini par évincer les petits producteurs et faire du marché de l’alimentation le secteur le plus concentré de l’économie. La libéralisation des marchés a également conduit à un modèle agro-alimentaire extraverti, tourné vers les exportations et assis sur les avantages comparatifs de chaque pays. Pour les quelques grandes firmes multinationales, intermédiaires entre le producteur et le consommateur, le résultat est satisfaisant : les gouvernements et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sont de leur côté. Ainsi, aucune contrainte ne vient frustrer leur appétit.

Des personnes, souffrant d’un tout autre appétit et conscientes de la perte de pouvoir liée à leur alimentation, se sont élevées contre ce paradigme en faisant un bilan fort différent : près d’un milliard de personnes sous-alimentées, des inégalités criantes, des communautés paysannes affaiblies, une biodiversité chancelante, des régimes alimentaires moins diversifiés, tels sont les fruits de l’agriculture prétendument moderne et mondialisée. Pourtant, selon ces mêmes personnes, le secteur agricole n’est pas victime d’une fatalité, puisqu’il génère beaucoup de capitaux, mais plutôt de l’absurdité de son organisation, à la fois mondialisée et concentrée entre les mains de quelques firmes. La saugrenuité du système tourné vers les exportations s’illustre clairement au quotidien, puisque nous achetons souvent des denrées agricoles qui ont parcouru plusieurs milliers de kilomètres avant de se retrouver dans notre assiette.

Pour tenter de remédier à cette situation absurde, des initiatives proposant de re-localiser le système alimentaire ont vu le jour. Celles-ci, devenues une vraie philosophie de vie et une sorte d’escapisme, ont été popularisées sous le nom d’agriculture locale. Même si elles se décuplent en plusieurs tendances encore très éparses et que leurs défenseurs à travers le monde ne donnent pas tous le même sens au mot local, nous pouvons observer une certaine convergence dans les motivations des acteurs engagés : se réapproprier le contrôle sur leur alimentation, et construire un système alimentaire qui s’inscrive dans une perspective de développement durable. La plupart des acteurs ne s’opposent pas à la mondialisation, mais la souhaitent raisonnable. L’agriculture locale offrirait ainsi une solution, parmi tout un panel, à la crise alimentaire et environnementale actuelle, en proposant des alternatives de production, de distribution et de consommation menant à une souveraineté alimentaire.

Il convient tout d’abord de présenter les différents sens donnés au mot local qui varient beaucoup selon les pays et les zones rurales ou urbaines. Agriculture et agroalimentaire Canada en ont offert une synthèse[ii]. Si le critère territorial nous vient à l’esprit en premier, comme il est venu à celui des Américains Alicia Smith et J.B. MacKinnon lorsqu’ils décidèrent de ne se nourrir qu’avec des aliments provenant de moins de cent milles à la ronde, d’autres définitions incluent des éléments plus étroits de traçabilité ou de durabilité. Pour beaucoup de défenseurs de l’agriculture locale, les caractéristiques économiques, sociales et environnementales doivent passer avant le critère de distance. La traçabilité, la durabilité, la santé, le bien-être des animaux et la sécurité alimentaire en général sont considérés au même titre que la territorialité dans les pays d’Europe du Nord. Pour eux, l’agriculture locale ne peut être une véritable alternative au modèle global que si les pratiques de production se tournent vers une perspective de développement durable. Les Etats d’Europe du Sud mettent davantage l’accent sur l’histoire, les traditions et le terroir. Les Etats-Unis optent pour plus de pragmatisme, en se préoccupant essentiellement de la distance et de la durée de transport. Ce dernier critère s’avère très arbitraire, car il peut varier d’une région à l’autre ou d’un moment à l’autre. Equiterre a proposé une autre définition en introduisant le concept de distance sociale[iii]. Il comptabilise le nombre d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur, avant de juger si un produit peut entrer dans la catégorie locale ou non. Cette position est intéressante, car elle assure que l’essentiel du profit revienne à l’agriculteur, et non aux intermédiaires.

Il semble que le seul critère qui rassemble tous les acteurs soit la distance. Les autres caractéristiques restent encore difficiles à utiliser, car elles ne mènent pas à un consensus. Tout le monde s’entend aussi pour importer les produits que le climat ne permet pas de cultiver. Agriculture locale ne signifie pas autosuffisance alimentaire, mais plutôt produire l’essentiel de notre alimentation dans notre région, en misant sur la biodiversité, les spécificités locales et le choix des acteurs. Cet argument pourrait aider à cristalliser un débat pourtant houleux.

Pour comprendre le débat sur l’agriculture locale, nous nous proposons de revenir sur la construction et la débâcle du système alimentaire contemporain avant de questionner la pertinence du choix de l’agriculture locale au regard de la polarisation du débat et des intérêts sous-jacents. Il s’agit donc de comprendre dans quelle mesure l’agriculture locale pourrait être une alternative au modèle actuel.

Le modèle de l’agriculture globale

A l’heure de la mondialisation, l’agriculture s’est mutée en un objet de commerce davantage dirigé par le profit que par le bon sens. Trois tendances générales, qui se renforcent les unes les autres, se dégagent du système alimentaire commercial actuel.

Il se définit d’abord par son caractère international, c’est-à-dire qu’il est axé sur les exportations. La réussite d’un agriculteur ne se mesure pas en fonction de la qualité de ses produits mais, curieusement, en fonction de son intégration sur les marchés internationaux. Les aliments parcourent ainsi de nombreux kilomètres, quitte à se croiser les uns les autres et à déplacer les bénéfices économiques, soit dans une région lointaine, soit dans les mains d’intermédiaires. Aux États-Unis, par exemple, les fruits et légumes vendus sillonnent entre 2500 et 4000 kilomètres avant d’arriver jusqu’au consommateur[iv]. Ce phénomène s’explique assez facilement. Premièrement, la théorie libérale érige le libre commerce comme le meilleur vecteur d’enrichissement des nations et, deuxièmement, la théorie des avantages comparatifs pousse chaque pays à se spécialiser dans les cultures où il détient un avantage comparatif, encourageant de la sorte la monoculture et l’homogénéisation régionale. Notre régime alimentaire ne se limitant pas seulement à quelques produits, nous sommes contraints d’importer l’essentiel de notre nourriture. Cette tendance est renforcée dans les pays en développement, car ce fonctionnement remonte à la colonisation. Cette période a vu les pays sous domination européenne cultiver, d’un côté, des produits tropicaux comme le café, les bananes et les cacahuètes pour satisfaire la demande de la métropole, alors que, d’un autre côté, l’agriculture vivrière, subsistant tant bien que mal, devait accroître toujours plus sa productivité, au détriment des fermes de petite échelle et de l’environnement. La paysannerie a tellement reculé que les pays les plus pauvres vivent sous la dépendance des importations.

Cette internationalisation s’est accélérée grâce à l’extension du principe du libre-échange au secteur agricole, déjà appliqué au sein de l’empire colonial britannique et jugé comme la solution au problème de l’insécurité alimentaire dans le monde. Le marché se voit accorder moult vertus. Ce processus, amorcé après la Seconde Guerre mondiale, connaît son apogée en 1994 lors de la signature de l’Accord sur l’agriculture dans le cadre de l’OMC. Cette entente, découlant de l’Accord de Blair House, négocié essentiellement entre les États-Unis et l’Union européenne, contraint les pays membres de l’OMC à ouvrir leurs marchés et se défaire des barrières à l’importation. Cette tendance s’est accélérée avec la multiplication des zones de libre-échange comme l’ALENA[v], ainsi que des accords multilatéraux et bilatéraux en matière de commerce agricole comme celui qui lie l’Union européenne et les pays Afrique – Caraïbes – Pacifique (ACP). Les pays occidentaux ont aussi pu monnayer leur vision par le biais des plans d’ajustement structurel, lancés par le Fonds monétaire international (FMI) et imposant un retrait de l’État du secteur agricole.

Il résulte du processus de libéralisation des marchés une forte concentration du secteur agricole, autant dans la production, dans l’offre d’intrants chimiques et dans la transformation que dans la distribution. En effet, sur un marché peu protégé, seuls les plus compétitifs, pouvant se permettre d’investir beaucoup de capitaux, survivent et rachètent ceux qui ne s’éteignent pas complètement. 75% du marché des céréales, par exemple, est tombé aux mains de cinq entreprises[vi]. Le Mexique, dont les communautés paysannes productrices de maïs, victimes des importations américaines, ont été, depuis l’entrée en vigueur de l’ALENA, disséminées par milliers, illustre parfaitement ce phénomène d’éradication des moins compétitifs, au sens libéral du terme. Un petit groupe de firmes multinationales contrôlent ainsi la majorité de l’alimentation, libérées de toutes considérations morales. Cette centralisation leur octroie une puissance prodigieuse.

Ces trois tendances caractérisant le système alimentaire international rentrent dans une logique de court terme : faire du profit, maintenant, grâce au commerce. Aucune place n’est accordée au respect de l’environnement. Or, la terre demeure l’élément essentiel à l’agriculture. Le modèle actuel ne peut être durable que s’il se concrétise par des fermes à taille inhumaine, pratiquant la monoculture et maniant des intrants chimiques, sans se préoccuper de préserver les écosystèmes pour l’agriculture de demain. De plus, les chaînes longues se sont avérées six à dix fois plus énergivores[vii] : transport, suremballage, réfrigération, autant de phénomènes qui libèrent des gaz à effet de serre dans l’atmosphère et participent conséquemment au réchauffement de la planète.

Un modèle en crise

Même si les écologistes nous parlent beaucoup de l’impact environnemental du modèle agricole, il ne faut pas omettre ses conséquences économiques et sociales. La crise alimentaire qui a connu son apogée en 2008 témoigne des distorsions structurelles inhérentes au système mondial. Même si certains facteurs relevant de dynamiques récentes, comme la spéculation et l’augmentation de la demande mondiale, due notamment à la production d’agrocarburants, peuvent être soulevés, nous pensons que cette crise découle d’un processus de long terme.

Cette crise s’est manifestée par l’augmentation subite des prix des denrées agricoles. Par exemple, au début de l’année 2008, le prix du riz aux Philippines est passé de 380 à 1000 dollars la tonne[viii]. Ce pays est devenu au cours des années précédentes le premier importateur de riz au monde. Pourtant, les Philippines ne sont-elles pas aussi un important producteur et exportateur de riz ? Absurde !  Le cas du continent africain qui est passé d’exportateur net à importateur net de nourriture est tout aussi illustratif. Certes, l’Afrique souffre de difficultés chroniques, comme des sécheresses ou des conflits qui concourent à la crise alimentaire. Toutefois, ce sont véritablement la libéralisation du secteur agricole et la mainmise de quelques firmes multinationales sur les terres, la production et la distribution qui ont bouleversé le paysage rural et l’agriculture locale. Les paysans des pays développés souffrent tout autant de cette crise structurelle. Par exemple, en l’espace de trente ans, la moitié des agriculteurs français et allemands ont abandonné leur métier[ix].

La crise, due à la libéralisation du secteur agricole et à la concentration qui s’en est suivie, est amplifiée par les distorsions au sein des relations de pouvoir entre les pays riches et les pays en voie de développement. Les pays occidentaux ont en effet agencé tout un panel de stratégies pour profiter de la libéralisation des marchés émergents sans mettre en péril les leurs. Par exemple, les fermiers européens, subventionnés par l’Union européenne, inondent les marchés des pays du Sud en vendant à perte. Ce procédé mine à l’agriculture locale de ces pays, incapables de concurrencer un tel déferlement, et participe à la faillite générale du monde paysan, suite logique de la mise en place d’un système inéquitable, déshumanisé et dénué de sens.

Ainsi, une internationalisation, une concentration et une libéralisation caractérisent le système agricole d’aujourd’hui. Son peu de respect pour l’environnement en fait un modèle insoutenable à long terme. Mais l’agriculture locale n’est pas qu’une simple alternative écologique au modèle global, comme nous pouvons souvent l’entendre. Il s’agit d’une vraie stratégie alternative de laquelle sont attendus des bénéfices autant économiques et sociaux, qu’environnementaux. Comme tout sujet de société, l’agriculture locale ne fait pas consensus, car certains sympathisants des idées libérales, pensent que les défenseurs de l’agriculture locale se fourvoient et que l’engouement actuel pour ce choix n’est qu’une illusion.

Manger local pour sauver nos économies locales

Les constructeurs et partisans du système actuel estiment que l’agriculture ne reste qu’une simple activité économique : elle équivaut à une usine sans toit. L’objectif primordial de l’économie capitaliste est de faire des profits. Le modèle en place, utilitariste et vantant l’agriculture industrielle mondialisée, demeure ainsi le plus à même de remplir cet objectif. Des institutions nationales ont été mises en place pour promouvoir ce système. Le Canada, par exemple, a créé une agence de promotion des exportations de l’industrie canadienne du porc, la Canada Porc International. Par ailleurs, le critère d’efficacité primant sur le reste, l’organisation contemporaine se base sur les avantages comparatifs de chacun. Un pays se spécialise dans le secteur alimentaire où il détient la technologie la plus avancée et atteint les plus forts rendements. Les acteurs économiques rejoignent ces domaines et offrent ainsi la possibilité d’engendrer de nouvelles économies d’échelle. Au terme de la chaîne, suite à l’entremise de nombreux intermédiaires, l’agriculture se centralise autour de quelques grandes firmes qui détiennent l’essentiel des parts de marché. Celles-ci vendent leurs produits à l’international et bénéficient des retombées économiques positives mises de l’avant par la théorie libérale. Selon cette pensée, le commerce occasionne une croissance des richesses. Mais, dans les faits, ces richesses ne touchent pas tout le monde, puisque l’efficacité prime sur toute autre considération.

Nous ne voulons pas remettre en cause l’argument selon lequel ce système s’avère le plus efficace. Il est vrai que l’agriculture, en termes absolus, n’a jamais été aussi productive qu’aujourd’hui. Cependant, les avantages comparatifs ont bien souvent été artificiellement construits. En outre, à quoi sert cette efficacité si celle-ci engendre principalement gâchis et inégalités, et que la majorité de la population mondiale ne jouit pas des richesses créées ?

Les défenseurs de l’agriculture locale proposent de se contenter sur la viabilité et l’équité économique, et il semble qu’un tel système s’avère pleinement stable. Il a l’immense avantage de concentrer les bénéfices économiques au niveau d’une région. Or, une plus petite échelle facilite une redistribution équitable des richesses. De nouvelles possibilités s’ouvrent afin que chaque acteur trouve sa place, compte tenu des spécificités locales.

Les paysans écoulent leurs produits dans la région, sans être contraints d’adopter une taille inhumaine face à la nécessité de concurrencer les grandes firmes multinationales sur les marchés mondiaux. Ceux-ci conservent une plus grande part de la valeur ajoutée qu’ils créent en ayant recours à moins d’intermédiaires (courtiers, transformateurs, distributeurs…), diminuant ainsi le risque de dépendre du bon vouloir de ces derniers en matière de prix. Les profits ne sont plus expédiés dans des contrées étrangères dont le consommateur n’a pas même connaissance. Selon une étude menée en Allemagne, en France et en Italie, les paysans pourraient se réapproprier de 7 à 10 % de la valeur ajoutée[x]. Même si les agriculteurs n’optent pas pour la vente directe, mais plutôt pour celle aux petits commerces locaux, les bénéfices économiques s’enracinent toujours mieux dans la région. L’agriculture locale offre ainsi une pépinière de nouveaux emplois, disparus à cause de la mécanisation à outrance des fermes industrielles ou de la délocalisation d’une partie de la production et de la transformation. Une certaine forme d’agriculture locale, appelée agriculture soutenue par la communauté (ASC), suggère même de partager les risques au sein de la région, et ainsi d’atténuer la vulnérabilité des agriculteurs liée aux facteurs indépendants de la volonté humaine, comme le climat. Le consommateur s’engage à acheter un panier de légumes pendant toute une saison en le payant à l’avance et reçoit en échange des légumes frais, variés, locaux, presque toujours biologiques.

Du côté des paysans des économies en développement, le chantier s’avère énorme. Éviter de nouvelles crises alimentaires passe par un retour aux cultures vivrières. Une gestion locale de l’alimentation, assurant une redistribution efficace, doit être mise en place, afin que les régions dont le climat n’offre pas d’avenir agricole ne souffrent plus de la faim. L’agriculture locale ne signifie pas la mort du commerce, mais plutôt la production du maximum de produits dans une région en misant sur la biodiversité et les spécificités locales. Elle ne remet pas en cause la nécessité de transférer les surplus alimentaires des pays riches vers les pays qui souffrent de déficits alimentaires chroniques.

Au final, sur le plan économique, l’agriculture locale permet de conserver une certaine ruralité, puisqu’il n’est pas envisageable que toute la population mondiale se concentre dans les villes. Il semble que les ibéraux aient oublié que le besoin premier de l’homme reste de se nourrir et que nier la ruralité au nom de l’industrie et de l’efficacité nous conduit à des bouleversements dont nous ne pouvons même pas encore soupçonner l’ensemble des dommages. L’agriculture locale se présente aussi comme une solution, parmi d’autres, afin d’assurer la survie de nos sociétés, si nous nous entendons, bien sûr, pour dire qu’une société se définit autrement que par sa capacité de consommation ou de réponse aux agressions du pouvoir marketing, et que l’homme ne se réduit pas à un homo oeconomicus, contrairement au postulat de base de la théorie libérale. Les défenseurs du modèle industriel ne prennent pas en compte le caractère multifonctionnel de l’agriculture, notamment son concours à l’assise du lien social dans les communautés rurales.

Quand manger devient un choix de société

Le climat d’une société dans laquelle la répartition des richesses se fait équitablement est plus propice à la stabilité sociale. La vitalité sociale va de pair avec l’activité économique. La crise alimentaire africaine de 2008 a conduit à de violentes émeutes et une déstabilisation politique. La frustration, liée au manque, occasionne souvent une rupture du lien social. L’Américain Goldschmidt a démontré, dans les années 1940, qu’il existait une relation entre le nombre de petites entreprises agricoles dans une région et son dynamisme social[xi]. Une agriculture locale crée en effet un tissu régional d’interdépendance, tangible et visible.

L’agriculture locale, en offrant un moyen de survie aux paysans, a aussi le pouvoir de ralentir l’exode rural qui devient un véritable fléau dans les pays en développement, incapables de gérer la croissance de leurs villes et contraints de maintenir les nouveaux venus dans des bidonvilles en périphérie. Beaucoup d’agriculteurs, autant dans les pays riches que pauvres, incapables de résister à la concurrence internationale, quittent la campagne en espérant trouver une vie meilleure en ville. Cet exode rural exacerbe, en outre, les dégâts environnementaux causés par l’agriculture industrielle.

« Sauver la planète…avec sa fourchette »[xii]

L’agriculture locale se présente comme un choix écologique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les fermes de petite échelle demandent moins d’intrants chimiques que les grandes exploitations agricoles qui sont souvent organisées sur la base d’une monoculture. La biodiversité est l’élément de base d’une ferme en bonne santé. Ensuite, la réduction des distances de transport entre le lieu de production et de consommation évite les dépenses énergétiques en transport, conservation, réfrigération et emballage, qui consomment des ressources fossiles.

Néanmoins, pour que l’agriculture locale soit véritablement un choix écologique, plusieurs conditions doivent être remplies. Le consommateur doit choisir des légumes de saison, sinon manger des tomates du Québec en hiver, par exemple, s’avère moins écologique que de les importer du Mexique, en raison des dépenses considérables liées au chauffage. Dans certains cas spécifiques, l’importation engage moins de coûts environnementaux que la production locale. Une étude a montré que le climat néo-zélandais correspond parfaitement aux besoins d’un élevage de moutons, contrairement aux conditions britanniques et que, de ce fait, le coût écologique serait moindre si le Royaume-Uni importait toute sa viande ovine. Par ailleurs, les gains écologiques n’interviennent que si les produits ont poussé dans une ferme qui respecte l’environnement, sinon le bilan environnemental de nombreuses petites fermes utilisant des intrants chimiques est moins bon que celui de seulement quelques-unes.

Conclusion

L’agriculture locale peut se présenter comme une alternative au système global à certaines conditions. Le critère principal se trouve dans le mode de production des agriculteurs locaux, respectueux de l’environnement ou non. Rien ne sert de vouloir se nourrir sans la planète. C’est à l’être humain de s’adapter à son environnement, et non l’inverse.

Au-delà de la crise environnementale, l’agriculture locale permettrait de vaincre la crise de la ruralité en offrant des moyens de subsistance à une population mondiale encore à moitié rurale. Elle pourrait aussi encourager le dépeuplement des villes où s’entassent maintenant des millions de personnes de plus en plus pauvres. L’agriculture locale ne se propose donc pas comme une fin en soi, mais fait plutôt partie d’un ensemble de stratégies pour un nouveau mode de vie. Celui-ci doit aller au-delà des illusions vendues par les tenants de l’agriculture industrielle, qui promettent des solutions technologiques à tous les maux qui nous touchent, et plutôt revenir à l’essentiel.

L’agriculture locale ne remet pas en cause, dans certains cas, les bienfaits du commerce international, mais propose de subordonner le commerce au bon sens. Il faut bien différencier les aliments de base des aliments plus superflus. Les partisans de l’agriculture locale aspirent à contrôler la culture de leurs aliments de base localement, mais ne prétendent nullement élever des barrières protectionnistes aux produits agricoles que le climat ne permet pas de cultiver, comme le café au Québec. L’agriculture locale offre donc de concilier commerce et souveraineté alimentaire.

Anne-Cécile Gallet est étudiante en études internationales et science politique à l’Université de Montréal,  et s’intéresse aux questions environnementales et alimentaires


[i] Note de traduction: « The problem everywhere nowadays turns on how we shall decide to live ». Alisa Smith et J.B. MacKinnon, The 100-mile diet, (Toronto: Random House Canada, 2007), 18.

[ii] Agriculture et agroalimentaire Canada, Les économies alimentaires locales et régionales au Canada : rapport sur la situation, (Ottawa : Agriculture et agroalimentaire Canada, 2007), 2-9.

[iii] Equiterre et The Centre for Trade Policy and Law, Local Food Systems and Public Policy: A Review of the Literature, (Carleton: Carleton University, 2009), 6.

[iv] Brian Halweil, Home grown: the case for local food in a global market, (Washington, D.C.: Worldwatch Institute, 2002), 16.

[v] Accord de libre-échange nord-américain

[vi] Annette Desmarais, La Via Campesina : une réponse paysanne à la crise alimentaire, (Montréal : Editions Ecosociété, 2008), 79.

[vii] Olivier de Schutter, Souveraineté alimentaire et droit à l’alimentation: Que reste-t-il dans nos assiettes, Présentation orale : Montréal, 8 novembre 2008.

[viii] Walden Bello, The Food Wars, (London: Verso, 2009), 54.

[ix] Annette Desmarais, La Via Campesina : une réponse paysanne à la crise alimentaire, (Montréal : Editions Ecosociété, 2008), 90.

[x] Equiterre et The Centre for Trade Policy and Law, Local Food Systems and Public Policy: A Review of the Literature, (Carleton: Carleton University, 2009), 15.

[xi] Ibid, 98.

[xii] Titre d’une conférence donnée par Anne-Marie Roy

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