Le système financier contre les sociétés

Par François L’Italien

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Le basculement du quotidien

 24 février 2010. Ce jour-là, le soleil ne s’est pas levé pour tous les habitants de Québec. Les employés et les retraités de l’usine de pâtes et papiers Stadacona faisaient partie de ceux-là. Ils allaient apprendre de bien mauvaises nouvelles : la compagnie qui détenait l’usine était sur le bord de la faillite. Papiers White Birch venait de se placer sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies. En termes clairs, rien n’allait plus pour l’entreprise, qui creusait son trou chaque jour davantage. Si  la nouvelle ne pouvait étonner personne, puisque des signes avant-coureurs de la faillite avaient été lancés plus tôt dans l’année, elle allait en ébranler plusieurs. L’angoisse sourde de perdre son travail à 54 ans sans diplôme, ou voir s’envoler en fumée un patrimoine de retraite chèrement gagné. Dans tout cela, l’anticipation mortifère vécue par le commun des mortels : devoir déménager dans « beaucoup plus petit », couper les vacances en famille, vivre au quotidien l’incertitude financière. Avec l’entrée de Papiers White Birch sous cette loi, tout devenait possible. Surtout le pire.

Or, c’est en gros ce qui s’est passé, en particulier pour les retraités de l’usine Stadacona. Cinq ans plus tard, au terme d’un processus de restructuration financière de la compagnie, ces derniers ont vu leurs rentes amputées de 30 %. Du jour au lendemain, contraints de retourner sur le marché du travail à un âge avancé. Des séparations, des dépressions. Des suicides. Les travailleurs actifs, quant à eux, ont été obligés de voir rouvrir la convention collective pour contribuer à l’effort de relance de la compagnie. Accepter des diminutions de salaire, un réaménagement sévère de l’horaire de travail et l’implantation d’un nouveau régime de retraite, beaucoup moins avantageux que l’ancien. Le prix à payer pour que la fumée sorte à nouveau de la cheminée de l’usine a été exorbitant.

Et déchirant : représentant les travailleurs actifs, le syndicat a accepté de signer le plan de relance en 2012, un plan qui comprenait les coupures drastiques dans les rentes des retraités. N’ayant pas été représentés dans le processus de restructuration, ceux-ci n’ont rien pu dire. Pas un mot. Expérience contemporaine de l’impuissance. Résultat des courses : le regroupement des retraités de l’usine Stadacona a intenté en 2017 une poursuite contre leur ancien syndicat, pour ne pas les avoir consultés avant de prendre une décision qui les affectait directement. L’issue aurait-elle été différente si cela avait été le cas ? On ne refait pas l’histoire avec des « si ». Mais ce que nous savons cependant est que la restructuration financière de Papiers White Birch a créé un cirque romain dans lequel se sont affrontés, et s’affrontent toujours, d’anciens camarades de travail. Pour le malheur des uns et dans l’intérêt des autres.

Qui sont ces « autres » ? Qui sont ceux qui, ayant pesé le plus lourdement dans l’issue de cette histoire, n’ont pratiquement jamais été vus aux discussions ? Qui ne se sont prononcé qu’à travers des intermédiaires, consultants ou avocats ? Qui ont des contacts privilégiés avec les juges, les firmes d’audit, les autorités financières ? Qui considèrent que les travailleurs, les retraités, les fournisseurs et les collectivités sont les pièces interchangeables d’une machine dont ils ont la propriété ? Ce sont ceux pour qui les restructurations financières sont non seulement des occasions de profit, mais surtout des manières de consolider leur position dominante dans l’économie et la société. Une analyse du « cas » de Papiers White Birch donne une idée des pratiques de cette classe sociale dont les médias ne parlent jamais, mais aussi du « système » sur lequel s’assoit leur domination.

Sans entrer dans les détails, peu d’observateurs et journalistes ont mentionné que les problèmes financiers de Papiers White Birch se sont accentués le jour où un fonds de placement privé s’est immiscé dans le processus de « relance ». La papetière étant sur le bord de la faillite, ce fond, Black Diamond Capital, a été surtout présenté comme un sauveur. Bien heureux d’être ainsi considéré, ce dernier avait cependant des plans qui ne ressortaient pas tant de la philanthropie que du calcul intéressé. Très intéressé.

Spécialisé dans le prêt aux entreprises en détresse, Black Diamond Capital a avancé des liquidités à Papiers White Birch au cours de la restructuration financière pour qu’elle maintienne ses opérations. En procédant ainsi à un moment de grande vulnérabilité financière, le fonds s’assurait d’être directement impliqué dans la définition du plan de relance à titre de créancier prioritaire. C’est grâce à ce statut qu’en septembre 2010, le pdg de Black Diamond Capital et le propriétaire de Papiers White Birch ont fait une proposition conjointe de rachat de l’entreprise, moyennant quelques concessions. Pour que Papiers White Birch redémarre, les rentes versées par le régime de retraite aux employés retraités devaient être sabrées, et les travailleurs actifs devaient accepter de revoir à la baisse les principaux paramètres de leurs conditions de travail. Cette proposition a été acceptée par les parties prenantes et complétée deux ans plus tard, en septembre 2012.

Comme plusieurs médias l’ont rapporté, il pouvait s’agir là des conditions nécessaires à remplir pour qu’une entreprise dans un secteur en difficulté puisse repartir. La question est cependant de savoir si des sacrifices ont été faits par toutes les parties prenantes impliquées dans la relance. La réponse à cette question est non.

Entre 2010 et 2012, au cours des deux années où Papiers White Birch a été en période de restructuration, des frais d’intérêt de 30 millions de dollars ont été versés par l’entreprise aux créanciers, à commencer par Black Diamond Capital. À cela se sont ajoutés des frais professionnels imputés à la restructuration, frais de près de 19 millions de dollars. Autrement dit, au cœur de la crise de Papiers White Birch, des acteurs financiers ont littéralement siphonné une importante proportion des liquidités générées par cette entreprise en détresse. Accroissant du même coup ses difficultés financières, ainsi que les sacrifices à venir des retraités et salariés. La Loi sur les arrangements des créanciers des compagnies a en quelque sorte imposé un état d’exception qui a non seulement suspendu tous les contrats et conventions en vigueur, mais qui a permis d’extraire tout le jus qui était disponible dans le citron.

Il n’y a donc pas eu de sacrifices de la part de Black Diamond Capital et du propriétaire de Papiers White Birch, Peter Brant. Bien au contraire. Peu de médias ont relevé le fait que Brant détenait également, parmi d’autres choses, un club de polo et une ferme équestre au Connecticut. Même s’il eut des pertes financières à éponger de sa part, peut-on réellement en comparer la portée avec celles qui ont affecté les travailleurs et les retraités ? D’un côté perdre sa mise et la possibilité d’acheter la Tesla Model 3. De l’autre, devoir travailler jusqu’à 75 ans à 18 $/l’heure pour subvenir à ses besoins de base. En fait, la restructuration de l’entreprise a été une occasion de renforcer les inégalités qui sont générées par l’emprise croissante de la « communauté financière » sur la vie économique. Cette dernière transforme le plomb des dettes en or, alors que les travailleurs et retraités voient aujourd’hui l’or se transformer en plomb.

Par-delà les caractéristiques spécifiques à ce film, que l’on a pu récemment revoir avec l’histoire de Sears Canada, il agit comme un révélateur : il met en lumière de manière particulièrement éloquente ce qui est advenu de la vie économique depuis la fin du siècle dernier. L’un des faits les plus massifs est certainement le déploiement d’un système financier unifié par-dessus la tête des États et des entreprises, qui impose aujourd’hui ses logiques, ses discours et ses manières de faire aux économies et aux sociétés occidentales. Il faut revenir brièvement sur ce processus de financiarisation de l’économie, puisqu’il s’est si bien installé dans nos vies et nos têtes que nous ne le voyons pratiquement plus.

Retour sur la crise financière de 2008

Une des manières de s’introduire à ce processus est de revenir sur la crise financière de 2008. Cette crise, l’une des pires de l’histoire du capitalisme, a été déclenchée à partir des États-Unis. Elle n’a pris que quelques semaines pour affecter la plupart des économies occidentales, en provoquant une « grande récession » de laquelle ces dernières n’ont émergé que très récemment. Appelés en renfort des grandes banques impliquées dans cette crise, la plupart des États occidentaux ont accepté de les refinancer massivement, ce qui s’est traduit par une augmentation importante de l’endettement public. Endettement qui allait par la suite justifier un cycle de politiques d’austérité budgétaire. Il s’agit là d’une illustration parfaite de l’antique maxime « privatiser les profits et socialiser les pertes », qu’a remise au goût du jour la doctrine néolibérale.

Au Québec, on retiendra surtout de cet épisode les déboires de la Caisse de dépôt et placement, qui détenait dans son portefeuille beaucoup de ces produits financiers opaques qui ont été au cœur de la crise (les fameux « papiers commerciaux adossés à des actifs »). Les pertes historiques de la Caisse, causées par une stratégie de placement très spéculative, ont littéralement plombé les régimes de retraite dont elle avait, et a toujours, la responsabilité. Il a fallu plus de cinq ans, et des efforts supplémentaires consentis par les salariés et les entreprises, pour renflouer la cagnotte de ces régimes, qui devait normalement être gérée prudemment par les dirigeants de la Caisse.

La question se pose : que cette crise financière nous a-t-elle appris ? Que pouvons-nous retenir de cet épisode pour comprendre la situation dans laquelle nous sommes ? Au moins deux choses. La première est que, contrairement à l’idée répandue selon laquelle les crises mènent « naturellement » à des changements sociaux, elles peuvent au contraire renforcer les dynamiques sociales qui les ont provoqué. En termes clairs : la crise peut permettre la normalisation et l’ajustement de l’ordre institutionnel qui l’a rendu possible. C’est précisément ce qui s’est produit depuis 2008. Loin d’avoir enclenché une remise en cause collective du capitalisme, voire de sa variante financiarisée contemporaine, cette crise a mené à la création de garde-fous supplémentaires, destinés à améliorer un système dont il n’a jamais été question de repenser les fondements. En l’absence d’alternatives politiques globales et de doctrines socio-économiques cohérentes, les puissances privées composant ce système financier ont pu convertir un moment de défaillance en une occasion de relance.

Le second enseignement de la crise de 2008, qui est probablement le plus important, porte sur la nature du capitalisme contemporain. Cette crise a permis d’exhiber les ressorts fondamentaux du système capitaliste dans lequel nous sommes, ainsi que les caractéristiques d’une frange importante de la classe dominante. Si elles ont des airs marxisants, ces catégories ont l’avantage d’appeler un chat, un chat. Le monde dans lequel nous sommes n’a pratiquement plus rien à voir, du moins sur le plan de ses principes d’orientation les plus généraux, avec l’époque dont notre imaginaire économique est issu. Pour le dire simplement : alors que nous nous accrochons collectivement aux catégories de « classe moyenne », de « croissance inclusive », d’économie de biens et services, de PIB et d’autres indicateurs du genre issus des Trente glorieuses (1945-1975), un nouveau cadre de régulation de l’économie qui ne répond plus de ces réalités s’est mis en place depuis les années 1980. Ce nouveau cadre est celui de la financiarisation du capitalisme.

La financiarisation de la vie économique

On appelle financiarisation de l’économie le processus par lequel de puissantes organisations financières globalisées (banques, fonds d’investissement, fonds de pension, firmes d’analyse financière) se sont approprié la capacité d’organiser la vie économique des sociétés. Le recours accru des ménages au crédit pour les dépenses quotidiennes, le rôle grandissant des fonds d’investissement dans l’évolution des secteurs économiques et la gestion courante des entreprises, l’importance des réactions de la « communauté financière » face à des annonces politiques ou à l’élection de gouvernements, le poids des pratiques spéculatives dans la fixation du prix d’actifs névralgiques (terres agricoles, ports, infrastructures énergétiques, etc.) ou de denrées de base (riz, maïs, fer, etc.), les garanties faramineuses accordées aux investisseurs dans les accords de libre-échange, le soutien fiscal des gouvernements au secteur financier. La liste pourrait s’allonger ad infinitum. Mais voilà quelques exemples qui illustrent, aux côtés du cas Papiers White Birch décrit plus haut, les manières par lesquelles des organisations financières privées déploient aujourd’hui cette capacité d’organiser la vie économique.

Les effets provoqués par le contrôle de cette capacité d’organisation par les organisations financières sont nombreux. L’un des plus évidents est certainement la logique de parasitage qu’elle a peu à peu imposé : les fonds d’investissement écrèment une part de plus en plus grande de la richesse produite socialement et font reposer sur les épaules des individus et des collectivités les coûts de cet écrémage. Ainsi, l’arrivée de ces fonds à la tête de grandes entreprises a entraîné d’importantes restructurations et rationalisations, dont l’objectif premier était de faire croître la valeur financière de ces entreprises. Grâce à cela, les hauts dirigeants ont vu exploser leur rémunération depuis les années 1990 ; mais à cause de cela aussi, les revenus des salariés ont stagné durant la même période, contraignant du même coup les ménages à utiliser la carte de crédit. Aujourd’hui, les revenus exorbitants des hauts dirigeants, ainsi que le recours au crédit dans la vie quotidienne sont des choses largement acceptées et « naturalisées ».

Un second effet de la financiarisation, et non le moindre, doit aussi être relevé : nées de la libéralisation des marchés dans les années 1980, les grandes organisations financières ont créé un système globalisé qui impose aujourd’hui aux États un cadre qu’ils doivent suivre. Que ce soit en matière de politique budgétaire, de politique économique ou fiscale, les États sont contraints par ce système de puissances privées à adopter les « meilleures pratiques ». Cette confiscation du pouvoir politique des sociétés occidentales par ces organisations globalisées explique en grande partie pourquoi, en 2018, les États n’ont pratiquement plus de marges de manœuvre. Ils sont, dans les faits, cantonnés dans des fonctions d’intendance (formation de la main d’œuvre, maintien des conditions minimales de vie, police, armée, infrastructures de transport, etc.). Lorsque, par malheur, certains d’entre eux souhaitent réaffirmer leur pouvoir contre la « communauté financière », ils ne tardent généralement pas à rejoindre les rangs des États déchus. La Grèce est l’illustration la plus récente de cette dynamique de domination.

Une classe dominante déterritorialisée

Ce système de puissances privées ne se meut pas seul : il est opéré concrètement par une élite globalisée, une « superclasse » (overclass) dont les intérêts financiers coïncident avec le déploiement de ce système. L’une des caractéristiques de cette classe dominante est qu’elle est déterritorialisée : les frontières nationales sont pour elle secondaires, puisqu’elle est en mesure de circuler librement partout sur la planète (voire au-delà, comme l’imagine Elon Musk). Habituée aux officines feutrées et aux jets privés, vivant dans un réseau d’enclaves situées en parallèle au monde ordinaire, il faut bien constater que cette classe dominante ne se sent aucune responsabilité ou solidarité particulière à l’égard du destin des sociétés. On conviendra que cela est particulièrement accablant lorsque l’on sait qu’une crise écologique est en cours et menace rien de moins que la survie de l’humanité. Alors que les États nationaux devraient se voir confier tous les pouvoirs pour agir sur les causes de cette crise, cette classe s’acharne à défendre ses privilèges et intérêts. Nous n’avons pas encore pleinement pris la mesure des implications de cette intransigeance, qui prendra la forme d’une guerre de basse intensité contre les sociétés, menée pour l’instant de manière unilatérale par cette overclass.

La financiarisation de la vie économique n’est donc pas qu’une réalité touchant l’économie : il s’agit aussi et surtout d’une dynamique « politique », qui marginalise le rôle des parlements et des débats dans l’orientation de la vie des sociétés. Il existe évidemment des résistances à cela, qui s’expriment de multiples manières. Un sentiment « anti-système », où l’État, les entreprises et le capitalisme sont associés et dénoncés, prévaut actuellement. À gauche, ce sentiment mène entre autres aujourd’hui à un repli stratégique sur des réponses locales ou municipales à la domination et à la crise écologique. À droite, la résurgence des populismes incarne confusément le refus d’une nouvelle doxa libérale de l’ « ouverture », sur laquelle s’appuient les puissances financières globalisées. Dans les deux cas, cependant, on constate une commune incapacité à formuler une alternative politique globale, porteuse d’un idéal de civilisation dépassant celui de la liberté libérale et de la consommation de masse, qui pourrait se présenter comme une menace à la globalisation financière. Or, cela s’impose. Car les années qui viennent ne seront pas un pique-nique.

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François L’Italien est chercheur à l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC)

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