La financiarisation – un terme barbare pour une réalité qui ne l’est pas moins

Par Paul Dembinski

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La financiarisation : Qu’est-ce que la crise nous a montré ? Qu’avons-nous appris ? Que faire ?

La crise économique et financière qui s’est ouverte en 2007 a fait entrer le terme de « financiarisation » dans le vocabulaire courant des principales langues de la planète. Bien que ce néologisme sonne mal, il rend compte  de la transformation qualitative du mode de fonctionnement de l’économie que la crise a mise en lumière. La prise de conscience des avancées de la « financiarisation » a eu lieu bien après que ce processus ait effectivement commencé. Plus précisément, elle intervient au moment où le degré de financiarisation a atteint la cote d’alerte révélée par la crise.

Si tout un chacun n’a pas de peine à reconnaître dans son expérience propre certains aspects de la financiarisation, ces réalités multiples n’ont pas (encore ???) été mises bout à bout pour déboucher sur une analyse d’ensemble du processus qui serait à la fois cohérente et convaincante. Ainsi, les bribes d’observation forment une image éclatée, émergente, mouvante et parfois fuyante de l’ensemble du processus. Cet état de fait laisse à penser que la mise en rapport des divers constats et observations requiert une clé de lecture qui prendra – à ce stade – la forme d’une définition préliminaire, et qui servira ici d’hypothèse de travail. Elle sera, par la suite, confrontée à ce qui est directement observable. Pour être soit provisoirement adoptée soit rejetée.

Le processus de financiarisation peut ainsi être défini comme l’emprise croissante de la rationalité financière sur l’activité économique et sociale. Cette manière de poser le problème débouche sur deux questionnements. Le premier est un questionnement factuel  et analytique. Il porte sur les tenants et aboutissants observables du processus de financiarisation. Le second questionnement, quant à lui, relève plus de l’interprétation des faits observés : quels sont les risques et les opportunités dont la financiarisation est porteuse, quelles attitudes faut-il adopter face à elle et en vertu de quoi ?

Le présent texte se concentre essentiellement sur la première des deux interrogations pour n’aborder la seconde que dans la conclusion. Pour ce faire, il est structuré en trois sections. La première section aborde les facteurs intellectuels, techniques, socio-économiques et politiques qui ont contribué à déclencher le processus de financiarisation. Il s’agit donc d’un regard avant tout historique plongeant le regard jusqu’au milieu dans années 1970. Dans la deuxième section, l’attention se portera sur les quatre axes le long desquels s’est opérée l’expansion du rôle de la finance dans l’économie contemporaine :

  • l’axe spatial, notamment celui de la distance. En effet, la finance a été à bien des égards le fer de lance de la globalisation ;
  • l’axe quantitatif : le poids de la finance, en tant que secteur spécifique des économies contemporaines  n’a pas cessé d’augmenter. La multiplication des produits, des marchés et des techniques a nourri l’augmentation de la taille et de la complexité des principaux acteurs financiers au niveau de la planète ;
  • l’axe qualitatif : constitue le cœur de la financiarisation car c’est dans cette dimension que s’opère la principale transformation qui a trait au mode de prise de décision, et à la nature (économique) de certains biens et services qui sont pris dans la tourmente financière et deviennent des « nouvelles classes d’actifs ». Cette transformation touche également des entreprises, celles qui sont cotées ou qui aspirent à l’être, qui l’amplifient par des transformations internes poussées.
  • l’axe temporel : l’engouement pour les techniques financières a conduit à une accélération des processus économiques qui a eu comme contrepartie l’utilisation accrue de l’avenir comme gage des transactions.

La troisième étape et dernière section est consacrée à la dynamique qui a porté le processus, avec sa dimension systémique et paradigmatique. La financiarisation c’est aussi une manière de penser le monde, la société et – peut-être surtout – l’entreprise. En définitive, la financiarisation charrie avec elle une vision de l’être humain, donc une anthropologie. Cette partie sera aussi l’occasion d’évoquer ce qui pourrait bien être les limites internes et externes auxquelles la financiarisation est en train de heurter. La crise apparaît ainsi comme la conséquence de l’épuisement, voire du blocage de la logique qui a porté la financiarisation. La sortie de crise exige donc de retrouver la cohérence systémique autour d’une nouvelle logique.

  Des « Trente glorieuses » au « Trente euphoriques »

La première section aborde les facteurs intellectuels, techniques, socio-économiques et politiques qui ont contribué à déclencher le processus de financiarisation.

L’expression les « 30 glorieuses » a été forgée en 1979 par Jean Fourastié pour qualifier une période particulièrement sereine pour les économies occidentales, mais particulièrement européennes. Depuis la fin de la guerre jusqu’au milieu des années 1970, ces économies ont connu une période de croissance élevée, de faible chômage, de comptes publiques et externes équilibrés et d’une inflation mesurée[1]. Cette période est parfois qualifiée dans le monde anglo-saxon de « Golden Age of Capitalism » pour les mêmes raisons. Cette phase particulière de l’histoire économique contemporaine s’est terminée durant la décennie ‘70 pour donner lieu, ensuite, à une longue période d’instabilité économique qui dure jusqu’à aujourd’hui. Du point de vue purement économique, les « Trente glorieuses » s’achèvent au moment où l’Europe a effacé l’empreinte économique de la guerre, où la demande des équipements domestiques commence à montrer des signes de saturation, où une épargne liquide – que Keynes qualifierait de spéculation – commence à croître.

Deux événements de portée historique  ont marqué la fin des « Trente glorieuse » : l’abandon de l’étalon dollar-or suivi du démantèlement des changes fixes entre 1971 et 1973 et, la même année, le premier choc pétrolier suivi rapidement par le second vers la fin de la décennie. L’abandon des changes fixes par les Etats-Unis (15 août 1971) se résume, simplement, au changement unilatéral des règles du jeu décidé par la première puissance économique au moment où celles-ci menacent ses intérêts. Toutefois, cette décision n’est que la résultante d’une succession d’événements qui ont enrayé progressivement les rouages du système de changes fixes basé sur la parité dollar-or et mis au point à Bretton Woods en 1944. Quant aux chocs pétroliers subséquents, ils peuvent être interprétés comme la réévaluation du pétrole suite à la dévaluation du dollar par rapport à l’or. De cette manière, le pétrole serait devenu « l’or noir », le nouvel étalon de l’économie mondiale mais, cette fois, manipulable à volonté par les producteurs.

L’internationalisation des flux et transactions financières a sans doute grandement contribué à la chute du régime des changes fixes. Ce développement a été stimulé par la convergence de trois évolutions indépendantes les unes des autres- La première d’entre elles concerne les progrès des technologie d’information et de communication. Ces progrès ont réduit le coût et augmenté les possibilités de transmission d’information. « La mort de la distance »[2] a ouvert à l’activité financière des horizons insoupçonnés en termes de coûts et de fiabilité. La deuxième évolution concerne l’internationalisation progressive des grandes banques qui densifient leur réseau de filiales et succursales. Cette expansion a été facilité par la technologie, mais surtout encouragée par l’atténuation progressive des contrôles de changes sur les transactions financières. Le troisième facteur enfin tient au fait que l’industrie financière a trouvé – dès le milieu des années 1960 – le moyen de tirer partie des vides juridiques existant aux confins des législations et surveillances bancaires nationales. Dans ces interstices a pu jaillir sans entraves le geyser des euro-dollars. Il s’agit d’une extraordinaire innovation financière qui a offert au monde une source, en théorie inépuisable, de dollars totalement indépendante des autorités américaines. A ces trois évolutions, s’ajoutent deux autres : d’une part, l’ouverture progressive dés 1967 du marché de l’or monétaire aux transactions privées, d’autre part, les besoins croissants de financement des budgets publics. Ainsi, progressivement, la pression montait à l’intérieur de la marmite de la finance mondiale avant la lettre  jusqu’à ce que le couvercle saute le 15 août 1971. Cette « victoire des marchés » sur la volonté politique a ouvert une brèche dans laquelle s’est engouffrée ce qui allait devenir la finance internationale.

La disparition des changes fixes crée, d’un seul coup, une myriade de nouveaux actifs financiers  : l’or, désormais libéré de toute fonction officielle et les devises, affranchies du carcan de la politique des taux. Chacun de ces actifs a désormais ses caractéristiques propres pour ce qui est du risque (volatilité) et du rendement. Cette nouvelle offre d’actifs apparaît alors même que les meilleurs cerveaux de la planète ont fini de mettre au point des techniques radicalement nouvelles de gestion d’actifs financiers dont le maître mot est la diversification. Emmenés par les travaux de H. Markowitz, de W. Sharpe (Prix Nobel en 1990) et bien d’autres, les « ingénieurs financiers » développent des instruments et produits (notamment les dérivés) à l’intention d’une profession qui ne cesse de faire des adeptes : le « gestionnaire financier ». Sa mission consiste à multiplier la fortune mobilière des clients (l’épargne spéculative dans la terminologie de Keynes) tout en la préservant des risques. Les promesses de la finance sont immenses. Dotée à la fois d’une rationalité et d’une mission, d’instruments et de techniques, elle porte en elle une triple promesse digne des temps nouveaux:

  • celle de la « vie sans risques », c’est-à-dire de la possibilité de se couvrir – à l’aide de contrats financiers appropriés des risques non-désirables ;
  • celle de la « vie sans travail », c’est-à-dire généralisation à tous – notamment par les caisses de pension – de la possibilité de vivre sans travailler grâce au rendement des capitaux financiers ;
  • celle de la vie « sans responsabilité », dans la mesure où, à la différence de la détention des actifs dits réels, la manipulation des actifs financiers n’implique pas de responsabilités par rapport au tiers.

La triple promesse de la finance, alors que les économies occidentales peinent à retrouver la sérénité perdue des « Trente glorieuses », ouvre une nouvelle période : celle des « Trente Euphoriques (de la finance) » dont la financiarisation en sera à la fois le vecteur et l’expression. Laissons la parole à l’une des étoiles de la théorie financières, Eric Briys, décrivait ainsi les nouvelles potentialitiés de la finance[3]:

« Indeed, the tyranny of the real economy causes a lot of harm in many different places. It hampers the freedom of action of individuals. It forces them to cope with risks that jeopardise the well deserved rewards of their daily labour. It entails government intervention, which can be even more destructive. …Today, the international financial economy removes the viscosity of the real economy. It puts economic agents in a position of responsibility by ensuring that they have the opportunity to accept those risks they are able to manage through the exercise of their particular skills. » (p. 5 et 8)

« The challenge is to circumvent the tyranny of the real economy and its trail of risks by creating and deploying a whole range of instruments yielding better risk-sharing opportunities. In other words, more financial markets are needed. » (p.18)

Comment ces potentialités se sont-elles traduites dans la pratique ? Comment ont-elles affecté le comportement des acteurs économiques : entreprises, ménages et administrations publiques ? La section suivante a pour objectif d’explorer les quatre dimensions de l’expansion financière durant les « Trente euphoriques ».

L’euphorie en marche

Durant les « Trente Euphoriques », la finance s’est développée dans quatre dimensions qui mises bout à bout donnent une idée des progrès de la financiarisation: dans l’espace (en long) ; en tant que secteur économique (en large) ; en tant que logique d’action et de décision (en profondeur) et finalement dans la dimension temporelle.

Plus haut, il a été question de l’apparition au début des années 1970 de devises en tant que nouvelle classe d’actifs financiers. Désormais, tout un chacun peut acheter une monnaie dont la première fonction est de servir de moyen paiement au quotidien, non pas en vue d’acquérir des biens ou des services, mais pour la revendre au moment propice en réalisant un « retour sur investissement ». De cette manière, toute monnaie nationale est devenue « le lieu » où s’entrechoquent deux enjeux : un enjeu interne qui se mesure à l’aune du taux d’inflation et un enjeu externe se traduisant au travers des variations des taux de change. En conséquence, les utilisateurs naturels de la monnaie se trouvent – indirectement – exposées aux fluctuations de taux de change déterminés sur les « marchés » et dont les utilisateurs sont entièrement tributaires. Désormais, deux logiques gouvernent la monnaie en question : le moyen de paiement des uns devient un actif financier pour les autres. La situation des deux parties est hautement asymétrique : l’une est captive du quotidien, l’autre est libre de déplacer ses pions vers un autre support de valeur. Ici,  la finaciarisation a consisté à faire d’un objet – qui a par ailleurs une raison d’être propre  – un actif financier et de faire ainsi coexister ou de télescoper selon les moments, deux logiques différentes : une logique économique et une logique financière.

La première tentative de mesurer le volume des transactions de change au niveau mondial remonte à 1989. A partir de cette date, il est mesuré tous les trois ans. Ainsi, les dernières données portent sur 2010 : le volume journalier des transactions s’élevait à près de 4 000 milliards de dollars, soit 1 460 000 milliards par année, pour un produit mondial annuel de 65 000 milliards de valeur ajoutée et environ 200 000 de chiffre d’affaire de l’économie mondiale. En d’autre termes, le volume des transactions de change est sept fois plus élevé que le chiffre d’affaire « réel » de l’économie mondiale, 21 fois plus haut que la valeur ajoutée mondiale et 70 fois plus élevé que le chiffre d’affaires du commerce international mondial. Ces proportions n’ont cessé d’augmenter depuis les vingt ans que les statistiques existent ; elles étaient théoriquement inférieures à l’unité au début des années 1970. Ces niveaux et ces évolutions donnent une idée du rapport entre le poids de la logique financière et de la logique « réelle ». Pour un pays comme le Canada, le rapport entre le volume des changes et le produit national s’élève à 24 – très proche du niveau mondial. Pour un petit pays à monnaie très internationalisée, comme la Suisse, ce rapport atteint 85, soit quatre fois plus que le monde et deux fois plus que les Etats-Unis avec le dollar (le ratio est de 43) qui continuent, tous les deux, à jouer un rôle à part dans l’économie mondiale !![4]  Les changes flottants effacent la distance, parce qu’ils exposent la même monnaie à un tiraillement permanent entre ce qui relève du local et ce qui découle du global. C’est l’une des quatre dimensions de la financiarisation.

La deuxième dimension de la financiarisation est plus prosaïque, elle concerne la croissance de la part de la finance en tant que secteur économique dans les pays les plus développés. Les définitions statistiques et les méthodes pour inscrire le secteur financier dans le produit national diffèrent. Ils n’en demeure pas mois, que la part de ce secteur s’est accru, plus ou moins fortement selon les pays. Dans les pays les plus développés, elle a en gros doublé entre 1970 et le début des années 2000. Par exemple, aux Etats-Unis – comme d’ailleurs au Canada – elle est passée d’environ 3,5 % à plus de 7 % ; dans les pays de l’Union Européenne, la croissance a été moins forte, de 4 à 6 % du produit national. Cela montre clairement que le développement des activités financières a été l’un des moteurs de la (faible) croissance des économies développées durant les dernières décennies.[5] La Suisse, est un cas particulier : entre 1991 et 2006 la part du secteur financier au produit national a progressé de 3 % en moyenne annuelle alors que le reste de l’économie ne gagnait que 1 %. En 2006, la finance, au sens large avec les assurances,  générait 13 % du produit helvétique.

Une autre manière d’aborder le développement quantitatif de la finance consiste à observer la croissance des actifs financiers et des volumes de transaction s’y référant. Ainsi, en 2005, juste avant la crise, le total des bilans bancaires mondiaux s’élevait a environ 50 % du PIB mondial (en Angleterre à 500 %). Quant aux encours obligataires, leur montant total frôlait en 2005 une fois et demi le PIB mondial. Finalement, la capitalisation des bourses correspond environ à un produit mondial. Ainsi, en approximation, la valeur des actifs financiers classiques s’élevait à environ 2 produits mondiaux en 2005 auxquels il faut ajouter celui des instruments dérivés qui s’élevaient également à 2 produits mondiaux. En agrégé, en dix ans, ces volume ont donc doublé – en passant de 2 à 4.

Pour ce qui est des transactions financières – sans transactions de change – leur volume a triplé en passant de 2,5 produits mondiaux en 1995, à plus de 7 en 2005. Cette évolution met en évidence un changement profond dans l’activité économique : en 1995 la production d’une unité de valeur ajoutée « mobilisait » des actifs d’une valeur de deux fois supérieure qui changeaient de mains une fois par année, en moyenne. En 2005, le même processus de création de valeur ajoutée reposait sur un tissu d’actifs financiers deux fois plus dense, avec des changements de parties intervenant deux fois par année. Les données statistiques ne permettent pas de remonter plus loin, mais le décollage des volumes financiers a sans aucun doute commencé au début des années euphoriques. Ainsi, selon certaines estimations, au début des années 1970, le volume des transactions financières aurait été égal à moins de la moitié du produit mondial. Donc, en 35 ans, le rapport entre valeur ajoutée et transactions financières (avec transactions de change) aurait été multiplié par un facteur de 50 ! En d’autres termes, aujourd’hui, pour un dollar de valeur ajoutée produite il y a parallèlement 25 dollars échangés sur les marchés financiers, alors qu’il y à 40 ans, il n’y en avait que 0,50 dollar. ![6]

La financiarisation a aussi affecté l’économie en profondeur en modifiant – en dénaturant – la nature des biens, services ou objets économiques. C’est sa troisième dimension. Par analogie avec ce qui a été dit plus haut de la financiarisation des monnaies, il faut allonger la liste et y inclure les principales matières premières minérales et agricoles. Le fait que des opérateurs financiers les utilisent comme supports temporaires de valeur, modifie la nature économique de ces biens en en exposant les cours au jeu de deux logiques très différentes : la logique « classique » de production-utilisation d’une part, et la logique spéculative de diversification de risques de portefeuille, de l’autre[7]. Passé un certain seuil dans la proportion entre les deux logiques, la logique financière prend le dessus ce qui, de fait, aboutit à la subordination de la logique dérivée des contraintes physiques (production/consommation). Cette inversion peut conduire aux situations comme celles connues sous le nom des « émeutes de la fin ».[8]

Dans son action en profondeur, la financiarisation se répercute de manière non négligeable sur le fonctionnement interne des entreprises, notamment de celles qui sont cotées. La montée en puissance de la « valeur pour l’actionnaire », la « shareholder value » désigne un changement de rapport de force au sein des entreprises au bénéfice des actionnaires purement financiers axés exclusivement sur les cours boursiers. En effet, dans son acception la plus courante, la valeur pour l’actionnaire est un euphémisme qui signifie simplement la maximisation de la valeur de l’action, ce qui implique – qu’on le veuille ou non – la réduction de l’entreprise à sa valeur de revente ou à sa valorisation.[9] La doctrine de la « shareholder value » n’est pas uniforme. Toutefois, dans la version qui a dominé la scène et contribué à l’euphorie financière, il y a deux exigences à l’égard des conseils d’administration : d’une part, aligner les rémunérations des haut managers sur les cours en bourse ; d’autre part, rendre l’entreprise lisible aux actionnaires et s’en remettre aux marchés pour les grands choix stratégiques. Indications en apparence simples, mais qui, relayées par les révisions des normes comptables préférant le « mark to market », ont modifié en profondeur le fonctionnement des entreprises. Cette évolution est visible sur bien des points, même si tous ne sont pas attribuables au même titre à la poussée de la doctrine de la shareholder value : la montée en puissance de la fonction « finance », la valorisation des actifs dits immatériels, la gestion des stocks et la tendance générale vers les « lean », le recours systématique aux M&A, la course à l’innovation et la pression sur les sous-traitants et fournisseurs.[10] Ces diverses évolutions ont en commun la domination du regard externe – celui du marché – sur la connaissance interne, intime, de l’entreprise. Il en découle un changement dans le mode de prise de décisions recourant de plus en plus au quantifiable voire au valorisable qui sont synonymes d’objectivité. La tyrannie du regard externe et anonyme, à l’instar de l’actionnaire nomade se répercute sur les rapports humains au sein des entreprises, avec pertes de confiance et du sens de loyauté ainsi que l’éphémérisation des liens.

Même si A. Rappaport renie la version de la doctrine de la shareholder value devenue dominante, cette dernière a été mise en œuvre et a affecté en profondeur la nature de l’entreprise cotée. En 30 ans, l’entreprise cotée est devenue un actif financier dont les investisseurs s’affairent à anticiper le cours sans s’intéresser au type de production lui-même. Cet investisseur mythique est en fait l’actionnaire moyen, nomade et anonyme, à l’affût des gains en capital, qui réagit aux nouvelles susceptibles d’affecter la valorisation à très court terme (nano-trading) à court ou, au plus, à moyen terme. Une des conséquences les plus visibles au niveau macro de la financiarisation de entreprises cotées a été l’explosion des volumes de transactions, mentionnée plus haut, c’est-à-dire la réduction du temps moyen de détention des actions avec, pour conséquence, la hausse continue jusqu’en 2000 en tout cas, des principaux indices boursiers de la planète.

La quatrième dimension, enfin, dans laquelle est visible l’empreinte de la financiarisation, est sa manière d’appréhender la durée. Le développement de la finance contemporaine, la mise en place des effets de levier et des niveaux d’endettement sans précédent, n’auraient pas été possibles sans un « aplanissement » ou banalisation du temps dans lequel fonctionnent les artefacts que sont les personnes morales – les sociétés (au sens de corporations). Ainsi, sur la scène de la finance contemporaine se retrouvent face à face aujourd’hui deux catégories d’acteurs bien distincts : les personnes morales fonctionnant dans un temps plat, homogène et mathématisable et les personnes physiques inscrites dans le temps existentiel de leurs vies. Ces deux catégories d’acteurs n’ont ni la même lecture, ni la même sensibilité face au temps qui passe. Pour les premiers, il ne s’agit que d’un écoulement mécanique, pour les seconds il s’agit du temps de leur vie. Ces lectures entrent en conflit chaque fois que le temps mécanique interfère, agresse ou perturbe le temps existentiel. Il en est ainsi chaque fois que la personne morale – forte de ses droits – s’empare du temps de la vie. Chaque fois que ces deux réalités – que la technique financière prétend lier à jamais – rentrent en affrontement, se pose la question de savoir quelle est la « vraie réalité » : celle, virtuelle mais uni-dimensionnelle, des chiffres et des calculs froids, ou celle, réelle, muti-dimensionnelle par définition, pleine de reliefs, d’aspérités et d’inconnues. Qui a raison ? La logique virtuelle froide de ceux qui ont donné un prix au temps et qui en attendent le paiement, ou bien la logique calée sur les réalités dures de ceux pour lesquels le temps de leur vie n’a pas de prix ? Virtualité ou réalité ?

Le processus de financiarisation a été nourri par l’extension de l’emprise du temps virtuel et mathématique propre aux personnes morales sur le temps existentiel, le temps réel des personnes et des civilisations. Ce n’est que la conséquence de l’omniprésence de la théorie moderne de la finance qui s’inscrit dans la lignée des percées conceptuelles qui ont entraîné la « mathématisation » du réel, pièce maîtresse de notre civilisation technicienne. La crise marque un temps d’hésitation, voire d’arrêt, si ce n’est d’arrêt final, de cette marche conquérante.

 La financiarisaton – une dynamique qui s’épuise

 

Les quatre axes principaux d’expansion de la logique financière ont été décrits plus haut. Il s’agit à présent d’expliciter leur convergence et de montrer que la financiarisation est un processus seulement en apparence protéiforme mais, fondamentalement, unique. Si tel est bien le cas, comme mentionné dans l’introduction, les « Trente euphoriques » auront été le théâtre d’une véritable transformation systémique impulsée par la logique financière. Pendant cette période, cette logique a profondément marqué les comportements et s’est imprimée dans le mode de fonctionnement des entreprises et institutions sociales jusqu’à devenir le principe organisateur, si ce n’est unique, du moins dominant.

 

Le dénominateur commun des diverses variantes de la logique financière est la quête d’efficacité au sens de maximisation de la rentabilité du capital investi. Cette rentabilité peut être approchée de deux manières différentes: soit par un flux de revenu, étant sous entendu que le capital continue à être immobilisé, soit par le montant de la vente ramené au capital investi, étant sous-entendu que le capital a été liquidé, ou plus exactement « liquéfié ». La première approche, pose la question des méthodes d’évaluation du capital alors qu’il reste investi, la seconde implique la discontinuité – c’est-à-dire la sortie, voire la substitution avec un gain à la clé. Dans les deux manières d’appréhender la rentabilité, la valeur « vraie » donc objectivable du capital est centrale. Sans elle aucun calcul n’est possible. Or, cette information ne peut être fournie que par les prix, donc dérivée d’un marché, lieu d’élaboration des prix. En conséquence, la perspective de la transaction – effective ou potentielle – apparaît comme la condition nécessaire et suffisante pour que la rentabilité du capital investi devienne d’abord un critère de décision et d’action. Il n’est donc pas étonnant de constater que la période des « Trente Euphoriques » a aussi été celle de l’extension des marchés – connue sous le terme général de la libéralisation à la mode néo-libérale – et de la multiplication parallèle des méthodes d’évaluation à l’instar des agences de notation et des rankings de toute sorte. Ces évolutions accompagnées d’une baisse significative des coûts de transaction ont grandement facilité, d’une part, la comparaison permanente des options existantes et, d’autre part, elles ont rendu le « passage à l’acte » plus aisé et prévisible. Elle ont ouvert l’univers de la finance et de ses promesses bien au-delà du cercle des spécialistes ou professionnels. Grâce à elles, la finance est entrée dans la vie quotidienne des population occidentales.

 

En s’appuyant sur la transaction en tant que modèle – idéal – des rapports économiques, la financiarisation a contribué à répandre ce modèle bien au-delà du champ de la finance. Le souci de la rentabilité du capital investi est devenu une préoccupation centrale dans nos sociétés. L’exclamation «Greed is good » de G. Geeko dans le film « Wall Street » est devenue emblématique pour une, voire deux générations. Le capital dont il est question ici n’est pas uniquement monétaire, il peut tout aussi bien être immatériel, voire inqualifiable comme du temps, de l’effort, de la compétence ou de la sympathie. La perspective de la transaction alimente la quête – passive, voire active – d’alternatives ce qui déstabilise les acteurs. Elle débouche, à l’instar de G. Geeko, sur une attitude qui consiste à mettre fin de manière unilatérale à un rapport ou à une relation, pour encaisser la prime (de situation) et rentabiliser la mise de fonds.

Les transactions et les relations sont deux formes complémentaires de rapports économiques et sociaux. La transaction est certes un moment de mise à plat, d’équilibrage, de libération dans un certain sens, mais elle suppose ou repose sur une relation préexistante : qu’il s’agisse qu’une relation de propriété, de collaboration, d’amitié ou de subordination hiérarchique. La complémentarité, mais aussi les saines proportions entre transactions et relations, est donc centrale pour toute vie, changement, adaptation et flexibilité. La thèse centrale de ce texte consiste à dire que la financiarisation a conduit non seulement à une hypertrophie de transactions, mais aussi à une généralisation de la quête d’options. Or, cette combinaison est dangereuse pour la performance économique et sociale à venir. Pourquoi ? Pour une raison bien simple. La relation est indispensable à la vie sociale et économique parce qu’elle est le lieu de la confiance, de la collaboration et donc de la créativité. La relation est par définition un lieu de « fécondité » qui prépare en germe le futur, mais elle a besoin de temps. Si les parties à la relation – qu’elle qu’en soit la nature – sont en permanence en train d’apprécier et d’envisager des alternatives en vue d’une transaction, la relation se vide alors de sa substance. Le cas des crédits sub-prime est l’exemple de la perversion encore plus poussée de la relation. En effet, le crédit hypothécaire (relation) a été initié non pas pour durer, mais pour être empaqueté avec d’autres et vendu. Dans ce cas, un simulacre de relation a été instauré pour être instrumentalisé en vue de la transaction qui assurait la sortie avec prime à l’une des parties.

La crise, déclenchée par l’instrumentalisation des relations à des fins de transaction met en lumière la disproportion actuelle entre transactions et relations  dans la vie économique et sociale; entre quête de prime immédiate et effort de moyen terme, entre le court terme et le moyen terme.

En effet, et pour conclure, la perspective de la transaction aiguise le soupçon au sein d’une relation et aiguise la méfiance, laquelle entraîne des coûts de contrôle ce qui peut vider la relation de raison d’être économique. Si la financiarisation a déplacé le balancier très fortement du coté des transactions avec, à la clé, la réduction généralisée des horizons temporels, la sortie de crise passe par l’allongement des horizons de collaboration. Un tel allongement peut être aussi encouragé par les politiques publiques, à l’instar des primes à la durée ou à la fidélité de certaines compagnies privées. Cette durée est indispensable pour une augmentation progressive du niveau de confiance sans laquelle il n’y a ni efficacité, ni croissance. Ainsi, la sortie de crise ne passe pas (seulement) par une solution technique, mais exige aussi une réponse en termes d’ancrage temporel de l’activité économique, de loyauté et de responsabilité des acteurs. C’est-à-dire, il s’agit une réponse éminemment éthique au niveau des entreprises, des collaborateurs et des régulateurs.

 

[1] Jean Fourasit (1979), Les Trente Glorieuses, ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, 1979, 300 p.

[2]  Frances Cairncross (1997), The Death of Distance: how the communications revolution will change our lives, Harvard Business Press School, Boston Mass., 300p

[3] Eric Briys & François de Varenne (2000), The Fisherman and the Rhinoceros – How international finance shapes everyday life, (titre original – La mondialisation financière : enfer ou paradis? , Wiley, Chichester & New York, 115p.

[4] Calculé à partir des données suivantes extraites le 10 février 2013: Banque des Règlements Internationaux (www.bis.org) sur les transactions de change (http://www.bis.org/publ/rpfxf10t.htm ) et Banque mondiale pour ce qui est des produits nationaux nominaux en 2010 (http://data.worldbank.org).

[5] Banque des Règlements Internationaux, Rapport Annuel 2010, Bâle, juin 2011; pour ce qui est de la Suisse, voir Tendances conjoncturelles, hiver 2006/07, pp 41-60.

[6] Paul Dembinski (2008), Finance servante ou finance trompeuse – DDB, Paris.

[7] UNCTAD (2011), Price formation in Financialized Commodity Markes, United Nations, New York & Geneva, 81 p.

[8] Jean Ziegler (2011), Destruction massive. Géopolitique de la faim, Paris, Le Seuil.

[9] Alfred Rappaport (1981), “Selecting Strategies that Create Shareholder Value,” Harvard Business Review, 59, 3: 139-149 et aussi Rapaport, Alfred, Creating Sharehlder Value, Simon & Schuster, 1997, 224 p.

[10] Jérémy Morales & Anne Pezet (2010) « Les contrôleurs de gestion, « médiateurs » de la financiarisation : Etude ethnographique d’une entreprise de l’industrie aéronautique », in Comptabilité, Contrôle, Audit, Tome 16, vol. 1, pp 101-132.
William Lazonick (2013), “From Innovation to Financialization: : How Shareholder Value Ideology is Destroying the US Economy” in Gerald Epstein et Marin Wolfson (eds.) (2013), The Handbook of the Political Economy of Financial Crises, Oxford University Press, 784 p.

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