Éditorial : « L’intendant malhonnête », version corporative contemporaine

Par André Thibault

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Nous, à gauche, maîtrisons bien la perception classique des rapports de classe dans le monde industriel. Le capital a le pouvoir de s’approprier une part disproportionnée de la plus-value générée par le travail des employés. Son intérêt étant de maximiser sans cesse ses gains, il va en réinvestir la portion nécessaire à la croissance… dont il compte bien continuer de tirer plus que sa juste part. Malgré le caractère injuste de cette répartition, les deux partenaires-adversaires ont un intérêt commun à ce que la production prospère. L’instrument permettant de mesurer cette prospérité, c’est le bilan comptable des ventes. Ou plutôt, c’était.

Or, les données statistiques ne confirment pas toujours les attentes basées sur la logique. Il y a environ une vingtaine d’années, la lecture d’un ennuyeux rapport sur la performance des entreprises états-unienne révélait qu’il n‘y avait pas ou plus de relation mesurable entre la productivité et les profits. Des mesures plus récentes démontraient que la part prédominante des profits dans l’ensemble de leur économie provenait de transactions financières… et non de la production doit-on déduire. On a bien saisi : de transactions qui n’ajoutent rien au panier des biens et services.

Nous ne vivons donc pas tous sur la même planète. Pour vous et moi, l’utilisation de l’argent table sur l’accès qu’il nous permet ou nous permettra à des moyens d’améliorer notre qualité de vie ou celle d’autrui. L’argent n’a d’autre valeur qu’instrumentale. En ce sens, la productivité des entreprises est un bien commun car elle accroît, par la prospérité, le volume des biens et services dont peut jouir la population, tout inégale que soit sa distribution.

C’est ici que survient ce vocable bizarre de «financiarisation»; depuis l’annonce de la préparation d’un numéro de Possibles sur ce thème, rarement un titre a-t-il suscité autant de réserve. Ça sonne technique et abstrait. On fantasme un alignement d’équations sèches et ennuyeuses. De quoi ne passionner que les comptables. On risque d’oublier que cet argent fictif est prélevé sur de l’argent réel et soustrait à la logique de la production. Il ne sert à récompenser ni le travail, ni la mise de fond initiale des investisseurs; il n’est pas consacré à une amélioration de la production; il n’offre pas de prix d’aubaines aux consommateurs. Il ne s’inscrit dans aucune stratégie économique sociétale.

On peut résumer et identifier le malaise que cette expression provoque, par les réactions extraites d’un périodique patronal : «La financiarisation de l’économie réelle tend à privilégier les profits à court terme et des résultats immédiats. Et c’est là que le dirigeant de demain pourra faire la différence. En convaincant ses actionnaires que la principale réserve de productivité se trouve dans une motivation durable des collaborateurs et dans l’émergence d’un nouveau «savoir travailler ensemble», L’IMPARTIAL, 1 juin  2016,  p. 11.

Comme le formule d’entrée de jeu dans le premier texte de ce numéro, Paul Dembinski, politologue à l’Observatoire français de la finance, «la financiarisation charrie avec elle une vision de l’être humain, donc une anthropologie». On entre dans un univers fantasmatique où les stratégies s’ingénient à protéger les spéculateurs de la «tyrannie de l’économie réelle» (sic). Pas étonnant que des êtres humains normaux, comme vous et moi, n’arrivent pas à trouver du sens à cet univers parasite à partir d’une observation empirique du monde industriel ou tout simplement de l’économie quotidienne. Nos petites épargnes visent d’éventuels achats de biens et services, c’est là leur «valeur d’usage» selon les termes de Marx. Mais les joueurs financiers sont ailleurs, leur argent sert essentiellement à générer plus d’argent. La quête d’efficacité» se ramène à la «maximisation de la rentabilité du capital investi» et non de la qualité de la production. L’économie cesse d’être un terrain de relation sociale «le lieu de la confiance, de la collaboration et donc de la créativité» (…) Les ‘ ingénieurs financiers’ développent des instruments et produits (notamment les dérivés) à l’intention d’une profession qui ne cesse de faire des adeptes : le ‘ gestionnaire financier ‘. Sa mission consiste à multiplier la fortune mobilière des clients (l’épargne spéculative dans la terminologie de Keynes) tout en la préservant des risques» (Dembinski). Bref, l’entreprise née pour produire se trouve à subordonner cette activité principale, ce qui pourrait bien être les limites internes et externes auxquelles la financiarisation est en train de heurter.

Le texte suivant nous a été gracieusement fourni par Loren Goldner, intellectuel américain francophile qui se définit comme «marxiste libertaire» et publie les Insurgent notes (disponibles en ligne). Marx, qui de son propre aveu, n’était «pas marxiste», n’a abordé que dans le tome III du Capital les «titres papier permettant d’accumuler des richesses (actions, obligations, titres de propriété foncière)». Il y a bien observé que le «capital  (…) ne dépend pas simplement de la valeur excédentaire dégagée lors du “processus de production immédiat” ; il soutient aussi les titres papier d’accession à la richesse sous forme de profit, d’intérêt et de redevance foncière avec les intrants non rémunérés de l’accumulation primitive. Il pille effectivement «les petits producteurs du Tiers Monde (…) la nature en ne renouvelant pas ses ressources, et en ne régénérant pas les environnements épuisés par la production, (…) la force de travail salariée à l’intérieur du “ système clos ” en repoussant le salaire global de cette force de travail en dessous des coûts de reproduction. Parfois aussi, le capital pille ses propres infrastructures et usines fixes en les utilisant jusqu’à ce qu’elles rendent l’âme, bien après le délai d’amortissement normal, ou par d’autres machinations (Enron, World.com, Tyco). Toutes ces formes de pillage augmentent le total de valeur excédentaire disponible pour consolider les titres papier d’accession à la richesse des capitalistes au-dessus et au-delà de la valeur excédentaire produite dans le système clos par l’échange d’équivalents ». Ne vous frottez pas les yeux, vous avez bien lu. Il va jusqu’à scier la branche sur laquelle il est assis. Des exemples? Ce sabotage de l’industrie par la finance n’est pas étranger à l’affaiblissement de l’industrie américaine et à l’insécurité d’emploi qui a jeté tant de petits travailleurs dans les bras de Donald Trump. « ils appellent profit ce qui pourrait en fait n’être que le résultat de salaires non reproductifs, de l’érosion non reproductive des usines et des infrastructures, du pillage de la nature, et de l’exploitation de la force de travail recrutée parmi les petits producteurs. Ils accepteraient comme “ profit ” les profits émanant de l’extraction à ciel ouvert hautement mécanisée (et vraiment rentable localement), sans prendre en compte les coûts “ collatéraux ” provoqués par les inondations endémiques, la pollution engendrée par la combustion du charbon et le réchauffement planétaire».

Mais tout n’est pas toujours aussi grossier et politiquement incorrect. Les causes écologiques peuvent être elles-mêmes des terrains de course au profit pour le profit. À défaut d’une réelle prise de responsabilité par les populations et les autorités publiques, on arrive à « mettre un prix sur la forêt primaire de Bornéo, la barrière de corail de Hawaï, ou à chiffrer le “service” de pollinisation accompli par les abeilles (200 milliards de dollars) »[1]. Où est le problème? Dans les critères de la prise de décision. Si on veut réellement protéger les coraux, on va en réduire l’accès touristique et non pas convier le public payant à prouver sa conscience écologiste en se massant caméras en mains dans ces sites fragiles.

 Le problème étant défini, quel est son ampleur? «Au cours des deux dernières décennies, le nombre de pays dont la taille du secteur financier dépasse le seuil « trop de finance » a augmenté»[2].

Si on revient à l’objectif de ce numéro, soit de rassembler des contributions sur la financiarisation, celle de François L’Italien nous livre à la fois la description détaillée des ravages du pouvoir financier dans une entreprise manufacturière québécoise et un cadre d’analyse macroéconomique mettant en évidence la contribution de la grande finance mondialisée aux crises économiques des dernières décennies.

Le portrait élaboré que nous trace Ivan Tchotourian de la complexité des transactions financières internes aux entreprises a quelque chose d’hallucinant. Les grands actionnaires y font figure de joueurs compulsifs concentrés sur la profitabilité d’opérations purement monétaires, ne créant d’autres valeurs que spéculatives. Je me dis que pendant que ces actionnaires font de l’argent, les Coréens font des autos, incluant la majorité de celles qui sont stationnées sur ma rue.

De nombreux grands actionnaires ont ainsi abandonné le modèle de l’engagement financier au service de la mise en valeur d’un produit et sont passés dans le camp de l’argent qui produit de l’argent, ce qui peut inciter à découcher si ce genre d’opération semble plus rémunérateur dans la maison du voisin. Mais tout le monde n’est pas aussi raisonnable. Le monde du financement d’entreprise voit donc se développer un nouveau profil d’investisseur sans préférence pour un type particulier de production pourvu qu’on y spécule allègrement. L’un d’entre eux, Vincent Bolloré, inspire un portrait que nous partage Michel Diard, vétéran français du syndicalisme journalistique. Le nom de Bolloré vous dit vaguement quelque chose? Il nous a fait l’honneur de pratiquer ses manigances au cœur d’un joyau de l’industrie montréalaise du jeu vidéo, l’entreprise Unisoft. Sa tentative de faire déplacer vers des placements spéculatifs une partie des profits de l’entreprise lui a valu une vigoureuse opposition des propriétaires et du syndicat des employés lors de l’assemblée générale; après quoi il reprit ses cliques et ses claques et retourna vers la douce France.

Cette impasse de la financiarisation n’est donc pas inexorable. En fait foi l’article qui clôt ce dossier, rédigé par Corinne Gendron, Marie Langevin et Lovasoa Ramboarisata, toujours confiantes quant aux possibilités de la responsabilité sociale des entreprises. On peut encore espérer que celles-ci endossent leur mission de contribuer par leurs biens et services à la qualité de vie commune. Si ce numéro favorise une prise de conscience de l’absurdité de la financiarisation, on aura au moins amélioré les chances d’y parvenir.

[1]  Virginie Félix  “Nature, le nouvel eldorado de la finance” : dans les zones sombres de l’économie verte Télérama, 03/02/2015

[2] Penizza, Ugo, Non-linéarité dans la relation entre finance et croissance.

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