Musique, l’art d’exister

Éditorial

Par Anatoly Orlovsky

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La beauté sans guillemets ˗ hautes lumières, hautes altitudes tonales et ce cristal dur comme le « dur devoir de durer » cher à Alain le philosophe, aux résistants-que-nous-sommes-jetés-dans-le-monde. Nœud d’espérances liées, universelles-intimes, même enfouies ˗ ce don de beauté que l’humanité, intrinsèquement et malgré tout prométhéenne, n’a de cesse de s’offrir, c’est « un baiser au monde entier », celui de Schiller dans « l’Ode à la Joie », celle qui embrase la symphonie ultime de Beethoven.

Or, sommes-nous désireux d’être toutes et tous ainsi étreints, rendus à cette lumière qui fond cimes et racines en une essence irréductible aux mots, qu’ils soient brefs ou prolixes, dithyrambiques, analytiques, profonds ou désinvoltes ?

Ce résidu de l’ineffable rend l’art si difficile à justifier aux techno-décideurs veillant à répartir (ou prendre) ce qui est incontournable, tangible et limité par les faits/fiats du monde.  La musique, possiblement le plus abstrait ou ineffable des arts, n’étant ancrée ni dans les mots fonctionnels-opérants (la poésie, elle, ne compte pas dans ces calculs, ne sachant pas bien compter), ni dans la manifeste matière que l’art visuel travaille même quand il la transcende ˗ la musique, dis-je, de par ce surcroit d’abstraction inhérente, peine d’autant plus à se frayer un chemin vers une quelconque stable « place au soleil » du monde diurne et commun – en témoigne éloquemment l’état toujours plus lamentable de l’éducation musicale dans nos écoles et celles de maints autres pays dits fort développés.

Alors le sol s’effrite et croît le désert, avant tout intérieur et au for de chacun, comme le vit Nietzsche avec une sidérante clarté. L’humain se déshumanise, déshumanise autrui et le monde, se disperse et se fragilise toujours plus face au monde qui, déshumanisé par nous, l’hyper-tribu d’humains, nous déshumanise tous en retour.

Et entretemps, les oasis se font refuser leur eau vitale.

Or, nous sommes toutes et tous des êtres esthétiques autant que moraux-charnels, nous avons tous soif de beauté ˗ certes les enfants, qui se plaisent souvent même à « chanter de l’atonal » quand on leur en donne l’occasion, mais plus encore, trouve-t-on une femme, un homme, soit-il le plus endurci des bureaucrates, soit-elle une itinérante réfugiée en quête de survie d’heure en heure, qui n’ait jamais été touché, ému, soigné par une chanson ou une histoire contée, voire un bibelot qui réjouit l’œil?   

S’impose, pourtant, un interventionnisme démocratique pour que l’individu seul et la société puissent vivre dans la culture en se formant à donner forme et permanence aux éclairs rares, aux rencontres intermittentes avec la beauté. Pour que celle-ci, au-delà d’une prise fragile sur l’étant (en termes heideggériens), s’y incruste afin d’organiser son accession à l’état d’Être plénier et d’irriguer les oasis d’authenticité où cet Être puisse croitre au lieu, sur les lieux mêmes du désert qui, au contraire, réduit tant que se peut l’Être de l’humain à l’étant submergé – à l’état de « machine de viande », pour citer la trilogie dystopique « Glace » du romancier V. Sorokine.

Concrètement,  sans une éducation artistique soutenue, sans une culture prisée et scrutée en profondeur par les médias, nous serons impuissants à nous doter de cette solidarité vibratoire susceptible de nous accorder avec la beauté hors guillemets et sans mollesse aucune ˗ hautes lumières, hautes altitudes tonales, mais non moins dur ce cristal dont l’intemporelle stabilité-pureté en fait non pas une arme, exactement, mais un instrument de résistance à la déshumanisation quel que soit l’objectif ou la focale qui la vise – existentielle, spirituelle, sociopolitique, économique ou psychologique.

Faisons feu de tout bois, certes – la musique authentiquement humaine est ainsi souvent une musique enracinée, populaire mais libre des conversions-en-métastase opérées par l’industrie qui réifie la culture ou en synthétise des simulacres indigestes mais prêts-à-consommer, raffinés et conçus pour les profits-via-accoutumance à l’instar de l’opium que l’empire commercial britannique a jadis imposé aux Chinois. Nonobstant la cocaïne musicale massivement mise en boîte par les entités hyper-mercantiles, célébrons les authentiques chants de résistance, d’affirmation de soi – cristal dur comme ce « dur devoir de durer » cher à Alain le philosophe, aussi dur même que l’oppression quasi fatale des peu nantis. « Tant que les gens en ont la force, ils travaillent. Et même ils chantent. Envers et contre tout. » Ainsi s’exprime le poète polonais Edward Stachura dans son journal (« Me résigner au monde », 1979), écrit envers et contre ses propres tourments si graves qu’il mit fin à ses jours quelques mois plus tard. Tourments exacerbés, d’ailleurs, par sa forte allergie aux simulacres culturels machinés en masse, même pour les masses de la Pologne encore communiste : « D’innombrables clinquants, souvent vulgaires, dispersent notre vue. L’abus des mots disperse notre ouïe. On invente des distractions de plus en plus dénaturées. »

Faisons feu, donc, de tout bois écologiquement pur, sans jamais se refuser ces nobles essences « classiques » – « haute » culture, musique classique d’hier et aujourd’hui, aussi certes de demain. Pas pour « le peuple »? Si, tout à fait, n’en déplaise aux gardiens fieffés de ces trésors – encore l’apanage exclusif, ou peu s’en faut, des classes aisées – trésors dont la mise en commun reste une pratique émancipatoire de tout premier ordre, car apte à démocratiser l’accès non pas au pain, ni aux jeux, mais à des élixirs qui revigorent tellement l’âme que certains jeux et brioches en deviennent moins nécessaires, ce qui conduit souvent à l’évaporation de miasmes déshumanisants, qu’ils soient endogènes ou s’infiltrant du dehors. Et pour se maintenir dans cet état de grâce humaine, dans ce que l’humain a de plus lumineux, l’envie s’affirme de résister dignement aux nuits-et-jours indignes, à ce qui entrave la liberté d’être libre en soi et vis-à-vis les réductions multiples de l’Être-inscrit-en-l’homme au « dernier homme » de Nietzsche si fatalement « humain trop-humain ». Telle est la charge prométhéenne et révolutionnaire de ce « baiser au monde entier » que Schiller et Beethoven donnèrent aux descendants d’Adam, fussent-ils hommes du 20e siècle ou femmes du 33e.   

En clair, nous plaidons pour une éducation musicale et artistique qui commencerait à l’âge où les enfants ont toute leur curiosité et ouverture native au neuf et sensible, une éducation qui se poursuivrait, aidant l’élève à cultiver ces grandes essences malgré toutes les pressions tribales, socioéconomiques, intimes ou familiales. Une éducation somme toute permanente, qui inculquerait aussi les plus grisantes et résistantes d’entre ces « mélodieuses antitoxines » qu’évoque le grand poète Paul Celan (« Es sind schon die Kabel gelegt », 1968, trad. de Jean-Pierre Lefebvre ici et ci-dessous). Et qui sont affublées régulièrement des termes « classique » ou « haute culture ». Or, maints innovateurs de cette culture au 20e siècle, épris du modernisme émancipatoire, se firent « porteurs de la bonne nouvelle » auprès des masses, y compris prolétaires : le projet Bauhaus fut animé de cet esprit, autant que ces compositeurs de l’entre-deux-guerres qui ont écrit des oratorios socialistes résolument atonals ou sériels, mais destinés à être chantés jusque dans les usines. Ces idéaux ont survécu à l’hécatombe de 39-45, furent adoptés ensuite par nombre de visionnaires de l’après-guerre, tel Luigi Nono, compositeur illustre de l’avant-garde dans les années 50-60, qui fit exécuter sa Fabbrica illuminata dans les réelles fabriques de l’Italie du Nord, devant des travailleurs et travailleuses. Aujourd’hui même, vivent des compositeurs comme John Luther Adams (auteur d’un article traduit pour ce numéro), écologiste actif et créateur de musiques, d’espaces d’écoute, ainsi que de performances, souvent en plein air, conçues pour être accessibles au plus grand nombre et pour allier indissociablement une envoûtante beauté plastique à l’éthique de souci et de responsabilité pour la totalité de ce qui vit sur Terre.

Afin de garder ce feu sacré dans l’espace commun, les médias ont déjà assumé leur vraie mission prométhéenne. Les moins jeunes d’entre nous sont en mesure d’apprécier ce que Radio-Canada, par exemple, leur a donné sur le plan de l’enrichissement, voire de l’émancipation par la culture. Hélas, nous pouvons à cette heure témoigner, tous âges confondus ou presque, de l’émasculation extrême de nos radios publiques ou, par exemple, des pages culturelles dans les journaux – toutes ces sources jadis exceptionnelles de par leur qualité sans compromis jumelée à une accessibilité quasi universelle (n’est-il pas plus simple pour l’auditeur commun d’allumer la radio ou d’acheter un journal à prix modique, voire de le lire  dans une bibliothèque, que de rechercher dans le cyberespace des contenus plutôt fragmentés et décontextualisés?).

Nous appelons donc la société civile à contrer l’érosion de l’accès commun à la culture, érosion tributaire, en général, de politiques néolibérales fort déshumanisantes. Exerçons nos pouvoirs démocratiques pour susciter la réhabilitation publique de la culture, de ses moyens de propagation autant éducatifs que médiatiques. Veillons à ce que cette valorisation de principe donne lieu à des investissements si cruellement manquants.

Par-dessus tout, il nous incombe de nous imprégner nous-mêmes de la musique, de l’art qui n’est, au fond, que l’art d’exister ˗ libres de ce qui nous déshumanise en réduisant à un étant-corvéable-jeté-dans-le-monde cet Être-vibratoire-nœud-solidaire-du-monde que nous sommes toutes et tous, au moins en puissance, sinon ici et maintenant – par la puissance de notre inaliénable humanité. Musique, l’art d’exister, uni en dimensions existentielle et pan-rythmique aux autres arts ainsi qu’à la culture en soi – assimilons l’urgence de ces propos et l’évidence ainsi ancrée dans le tout-humain universel-intime, cimes et racines fondues. Urgence (anti-transhumaniste, d’ailleurs) ˗ comme écrivait Celan dans son recueil Partie de neige (« Schneepart », 1971), il est question de

Sauvetage de tout

dégluti d’eaux usées

[…] Cor-

respondance.

Chœurs euphorisés

au ralenti

de sauriens d’avenir cérébrés

chauffant un cœur d’origine.

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