Jaubert, Stravinsky, Honegger : un débat personnaliste sur la musique, entre communion et rigueur

Par Christian Roy

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À la source d’influentes reformulations critiques de la culture et de la politique chrétiennes durant le second tiers du vingtième siècle (de l’aggiornamento de l’Église catholique à la Révolution tranquille au Québec), le personnalisme français des années 1930 était polarisé entre deux organes intellectuels et leurs mouvements respectifs : la revue Esprit d’Emmanuel Mounier, longtemps associée au progressisme catholique et qui existe toujours (moins cette allégeance), et L’Ordre Nouveau, plus austère et éphémère (1933-1938), plus laïque aussi par sa tonalité « nietzschéenne » et ses accointances disparates (du Collège de Sociologie à la Jeune Droite), et dont la doctrine sera perpétuée après la guerre par une faction radicale du mouvement fédéraliste européen(1). Les subtiles différences philosophiques et politiques entre ces deux ailes d’un courant de pensée voué à la réorientation spirituelle de la société moderne trouvaient également leur traduction dans la sphère culturelle. C’est sous cet angle que sera examiné ici le débat personnaliste sur la musique contemporaine, son public, sa vocation et sa place dans la société de masse(2), tel que structuré par l’opposition perçue entre deux compositeurs : le pionnier de la musique de film Maurice Jaubert et le maître de l’avant-garde Igor Stravinsky, et peut-être résolue par un troisième musicien français à l’aise dans ces deux mondes, Arthur Honegger. Le rôle conciliateur de Honegger sera en quelque sorte confirmé en 1939 par l’oratorio Nicolas de Flue sur un livret de Denis de Rougemont, le seul personnaliste d’Ordre Nouveau à continuer à écrire dans Esprit après la rupture ostensible entre les deux groupes en 1934, faisant suite à l’étroite collaboration de leurs débuts.

C’est donc en 1934 qu’Esprit ressentit le besoin d’opposer son propre « personnalisme communautaire » au personnalisme tout court défini par Ordre Nouveau dès 1931, afin d’adapter aux sensibilités catholiques ce concept existentiel jugé d’abord trop « révolutionnaire ». Dans ce contexte d’articulation d’un profil distinctif dans le champ culturel, Esprit consacra son numéro d’octobre à des « Préfaces » aux différents arts; la « Préface à une musique » fut écrite par le compositeur Maurice Jaubert. Celui-ci sera malheureusement aussi le seul militant d’Esprit à mourir au champ d’honneur durant l’invasion allemande, en Lorraine, à quelques heures de l’armistice, le 19 juin 1940, ayant croisé Olivier Messiaen près du front la veille encore. Ses lettres de soldat à sa femme ont fourni le commentaire d’un émouvant documentaire de Pierre Beuchot sur la Drôle de Guerre, avec celles de Paul Nizan, écrivain communiste, et du père ouvrier du réalisateur Pierre Beuchot, également morts au feu.(3) L’article nécrologique d’Esprit fut écrit par le musicologue Henri Davenson, un autre pilier de la revue, mieux connu sous son vrai nom comme l’historien de l’Antiquité tardive Henri-Irénée Marrou. Durant la guerre, Davenson écrirait un Traité de musique selon l’esprit de saint Augustin (Seuil, 1942) et Le Livre des chansons ou Introduction à la connaissance de la chanson populaire française (Seuil, 1944). Par son souci de l’ancrage populaire de la musique dans la culture prémoderne, Davenson était proche de Maurice Jaubert, dont il disait qu’« il avait été une de ces premières recrues, si précieuses, qui étaient venues spontanément nous rejoindre, s’étant reconnues au premier appel lancé par Esprit : Maurice Jaubert avait été le premier à promouvoir la création d’un noyau d’artistes autour de notre revue, à élargir du côté de la culture l’action de notre mouvement; […]. » (Davenson, 43)

Né à Nice le 3 janvier 1903, c’est comme le plus jeune avocat de France que Maurice Jaubert est reçu en 1919 au Barreau de cette ville, dont son père est bâtonnier. Il revient cependant à Paris dès janvier 1923 pour y suivre sa vocation de compositeur, devenant l’élève et l’ami d’Arthur Honegger. Tout en composant des mélodies et petits ouvrages lyriques, résolu à vivre de la musique, il travaille d’abord chez Pleyel, assurant l’enregistrement de rouleaux pour piano mécanique, auxquels il a recours dans ses musiques de scène. C’est notamment lui qui écrira celles des pièces La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux et de Tessa de Jean Giono. Son travail pour le théâtre lui ouvre bientôt les portes du 7e art, et il entre chez Pathé dès 1930 comme responsable de la musique de film. Il donna à ce genre nouveau ses lettres de noblesse, avec Honegger qui lui-même écrivit 42 bandes sonores – ainsi pour Napoléon d’Abel Gance. Au fil de 38 partitions, en plus de diriger celles d’Arthur Honegger et de Darius Milhaud par exemple, Jaubert associe souvent son travail à celui de grands cinéastes tels que Henri Storck, Jean Renoir et les frères Prévert, et à des films classiques de Jean Vigo (Zéro de conduite, L’Atalante), René Clair (14 juillet, Le Dernier milliardaire), Julien Duvivier (Carnet de bal, La Fin du jour), Marcel Carné (Drôle de drame, Quai des Brumes, Hôtel du Nord, Le Jour se lève). Plusieurs de ces compositions ont d’ailleurs été recyclées dans des films de François Truffaut comme L’Histoire d’Adèle H., et des maîtres du genre comme Georges Delerue ont reconnu leur dette envers Maurice Jaubert, précurseur de la Nouvelle Vague à cet égard.(4)

Dans ses réflexions et interventions théoriques, Maurice Jaubert se signalait par son approche socio-économique du rôle de la musique. Dans « Musique 1937 », un texte pour l’« hebdomadaire personnaliste » À nous la liberté, issu d’Ordre Nouveau et reprenant le titre du film de René Clair où ce groupe retrouvait sa critique de la société industrielle, Jaubert appelle ses collègues à « renoncer au public spécialisé des salles de concert pour retrouver celui des hommes d’aujourd’hui », afin de « rendre la culture accessible aux masses populaires », dont depuis la Renaissance l’art s’éloigne en privilégiant « l’expression individuelle de l’artiste au mépris de l’expression d’une époque, le ‘style’ disparaissant pour faire place à la ‘personnalité’. » D’où « la nostalgie d’une certaine tradition gothique qui tourmente tant d’artistes de ce temps, tradition populaire et quasi-anonyme où comptaient plus le contenu spirituel d’une œuvre et son sens collectif que ses caractères d’originalité, tradition à qui nous devons aussi bien les cathédrales que les mistères [sic], la naissance de la polyphonie que cette peinture des primitifs dont le réalisme connaît aujourd’hui une telle faveur. » (Jaubert 1937, 11)

Renouant avec l’esprit communautaire des cathédrales et de la polyphonie, le « cinéma sonore » devait être pour Jaubert « le genre nouveau, socialement nécessaire, vivant, où la musique pourtant réaliserait son essence », comme l’écrivait Marrou (Davenson, 43). Dans sa conférence de Londres en 1936 sur la musique de film, Jaubert précisait :

Nous ne lui demandons pas d’être expressive, et d’ajouter son sentiment à celui des personnages ou du réalisateur, mais d’être décorative, et de joindre sa propre arabesque à celle que nous propose l’écran. […]

Que la musique de film se débarrasse donc de ses éléments subjectifs, que, comme l’image, elle devienne, elle aussi, réaliste; que, par des moyens rigoureusement musicaux – et non pas dramatiques – elle recrée sous la matière plastique de l’image une matière sonore impersonnelle; […].

Cité dans Porcile, 216

Comme a pu l’écrire son biographe François Porcile (216), « c’est en ce sens que Jaubert s’affirme comme un véritable compositeur de cinéma : […]. La musique ne s’impose pas, elle s’intègre, sans prérogatives, dans le travail d’équipe que représente le film », œuvre collective qui rejoint à cet égard l’esprit artisanal anonyme des créateurs médiévaux, ce qui en fait une cathédrale de notre temps, comme a pu le soutenir le cinéaste Hans-Jürgen Syberberg, auteur d’un sublime Parsifal. Mais c’est surtout son caractère de masse qui fait le privilège du cinéma, dès qu’il s’agit pour Esprit de formuler sa conception de l’art sous la plume de Jean Lacroix, en conclusion d’ensemble aux « Préfaces » aux différents arts, et ce, bien avant qu’André Bazin, venu de cette revue, ne marque la critique de cinéma de l’après-guerre. Loin de tout esthétisme, « l’art ne naît pas de l’égoïsme individuel et du repliement sur soi, mais d’un effort de communion totale. S’il n’est pas d’art qui soit aussi collectif que le cinéma, on peut être assuré que, délivré de la sujétion de l’argent, il aura un grand rôle à jouer dans la Cité communautaire de demain. » (Lacroix, 86-87) Le collectif y apparaît ainsi comme la mesure du personnel par opposition à l’individuel. C’est pourquoi Jaubert tient à ce que soient encouragés « les efforts tentés en vue de la participation de la musique aux fêtes ou spectacles populaires » comme ceux du 14 juillet 1936 et le spectacle Liberté! ouvrant l’Exposition universelle de 1937. Il sait de quoi il parle, étant étroitement associé à ces manifestations culturelles du Front Populaire, où de nombreux compositeurs collaborèrent à des tableaux vivants collectifs de moments mythiques du grand récit progressiste de l’histoire du peuple français. Même Darius Milhaud, qui participa à Liberté!, y voyait un sentencieux ratage, sauf pour quelques tableaux mis en musique par Manuel Rosenthal (1848), Marcel Delannoy (le serment du Jeu de Paume en 1789) et Maurice Jaubert lui-même (le serment du Front Populaire du 14 juillet 1935).

Mais en mai 1936, « À propos de Igor Strawinsky »[sic], Albert Ollivier s’indignait dans L’Ordre Nouveau que « certains jeunes musiciens (Jaubert, Delannoy) » puissent dédaigner leur illustre aîné pour réclamer « dans une revue personnaliste » (Esprit) « une musique plus ‘humaine’ ou plus ‘populaire’, c’est-à-dire […] plus lâchée qui devra, paraît-il, ramener le public dans les salles de concert. » À cette « musique pour la masse, pour l’homme assis », L’Ordre Nouveau, pour qui la personne est « l’homme debout », opposait celle de Stravinsky, jamais narrative, souvent modale, où chaque œuvre « recèle dans sa forme des conflits, des oppositions », au sens premier du mot « concerto », revendiqué par le compositeur à propos de son œuvre instrumentale favorite, le sien de 1935 pour deux pianos solo (encastrés l’un dans l’autre sur commande spéciale à Pleyel afin de pouvoir jouer en tournée avec son fils Soulimasur cet instrument de leur rivalité mimétique!) : « non pas dialogue, mais duel ». Ainsi, « comme tous les grands artistes ce qu’il perd […] en éloignement du grand public, […] en possibilité d’être entendu par l’attention et la sympathie moyenne des salles de concert, il le gagne en atteignant plus profondément chacun. » (Ollivier, 48)

Or c’est sur cette participation active, forcément sélective, que repose selon Stravinsky (dans ses conférences de 1939 à l’Université Harvard) « le sens profond de la musique et sa fin essentielle, qui est de promouvoir une communion, une union de l’Homme avec son prochain et avec l’Être. » (Stravinsky 1952, 14) Comme le dit encore son fils Théodore, « entre ses convictions et les exigences du public (même de l’élite la plus raffinée), s’il n’y a pas concordance, eh bien, c’est tant pis! Aucun compromis n’est possible. Tricher serait commettre l’irrémissible péché contre l’Esprit. » (Stravinsky 1948, 83) C’est ce qu’admet volontiers un « personnalisme de la rigueur » tel que celui d’Ordre Nouveau selon Mounier (qui lui opposait son « personnalisme catholique » en 1939)(5), alors que c’est précisément cette indifférence à la réception de la culture par le public le plus large qui constitue un péché contre la « communion universelle » visée par le personnalisme communautaire d’Esprit, et en quoi réside selon Jean Lacroix (79) tout l’effort de la culture. Jaubert se refuse à admettre qu’il y ait « deux musiques : une musique ‘populaire’ et… l’autre. » Dès 1933, pour la musique d’un film de René Clair, il s’était efforcé de « retrouver très exactement la couleur des orchestres de nos bals populaires », à tel point que « la valse de Quatorze Juillet ‘À Paris, dans chaque faubourg…’ est entrée directement dans le domaine de la musique populaire. » (Porcile, 203) En 1934, il estime urgent « que les jeunes musiciens fassent redescendre la musique de ces sommets inaccessibles qui marquent d’ailleurs les extrêmes limites de son domaine. Déjà, parmi les chercheurs d’absolu, une inquiétude se faisait jour, dès après la guerre. » Or, c’est justement l’exemple de Stravinsky qui lui semble le plus significatif à ce point de vue :

Alors que, plus qu’aucun autre, il s’attache à reculer toujours plus loin les bornes du monde sonore, il semble avoir senti que la matière même défaillait sous sa main. Aussi, dans des œuvres telles que Mavra, l’Histoire du soldat, etc…, il tente d’annexer les formes en apparence les plus usées de la musique : valse, polka, refrains populaires. Mais il avait marché trop loin sur les chemins de l’inconnu pour renoncer à ses découvertes. Et tout son effort tend à les faire entrer de force dans ces humbles cadres. Nous demandons un renoncement plus total.

«  Le meilleur exemple nous en est proposé par Kurt Weill », continue Maurice Jaubert, qui était alors l’un de ses rares défenseurs en France, et sans doute le plus ardent. En effet, l’Opéra de Quat’ sous constitue pour lui « le premier effort valable tenté depuis la guerre pour débarrasser la musique de toute la rhétorique et de tous les oripeaux pseudo-esthétiques qui menacèrent de l’ensevelir; premier effort enfin pour retrouver la vertu spontanée de la chanson populaire », sous « la profonde influence de la seule musique populaire authentique d’aujourd’hui : celle des nègres d’Amérique. Grâce au jazz nous avons vu naître et se développer un art qui ne doit presque plus rien à l’individualisme du créateur mais qui – fait unique dans la musique contemporaine – est devenu le moyen d’expression à la fois personnel et universel de tout un peuple. » (Jaubert 1934, 70-1) C’est donc une expressivité aussi immédiate que contagieuse que Jaubert a en tête quand il invite ses collègues à trouver le courage de ne plus « se dissimuler derrière les mystères de la lettre, mais à retrouver la musique dans sa plus stricte nudité. Pour s’efforcer alors de lui redonner le sens du chant humain et, si possible, collectif » (Jaubert 1934, 72), qu’elle a perdu depuis « cette magnifique période où Flandre et France, grâce à des Guillaume Dufay ou des Josquin des Prés, se partageaient la découverte d’un art choral qui devint celui de toute une époque et des peuples de cette époque. » (Jaubert 1937, 11) Au moment où il écrit ces lignes dans « Musique 1937 », Jaubert est d’ailleurs plongé dans la partition de Regards sur la Belgique ancienne d’Henri Storck, tirant thèmes et idées de cette polyphonie franco-flamande en « une interprétation libre, à l’instar d’Igor Stravinsky écrivant Pulcinella sur des thèmes de Pergolèse » (Porcile, 129), qui lui fournit la matière d’une suite pour grand orchestre intitulée Concert flamand.

Pour « Refaire la Renaissance » en évitant ses erreurs, ainsi qu’y appelait Mounier dans son article programmatique du premier numéro d’Esprit, il s’agirait donc pour Jaubert de reprendre la musique à ce moment franco-flamand qui la précéda à la fin du Moyen Âge et avec lequel lui semble renouer le jazz. Stravinsky aussi se tourne vers cette époque pour contrer l’avènement d’« un nouvel âge qui veut tout uniformiser dans l’ordre de la matière, cependant qu’il tend à briser tout universalisme dans l’ordre de l’esprit au bénéfice d’un individualisme anarchique. » Ce qu’il apprécie dans l’universalisme médiéval, c’est justement son impersonnalité, en vertu d’« une culture partout répandue et communiquée ». (Stravinsky 1952, 52) Mais plutôt qu’à la notion apparentée de « commune mesure » défendue par Denis de Rougemont (qui en cherchera plus tard l’équivalent dialogique convenant à une époque pluraliste en fondant son Centre européen de la Culture), c’est à Jacques Maritain, mentor néothomiste d’Emmanuel Mounier aux débuts d’Esprit, qu’Igor Stravinsky doit son modèle d’universalité culturelle :

Dans une société comme celle du Moyen Âge, qui reconnaissait et sauvegardait la primauté du spirituel et la dignité de la personne humaine (qu’il ne faut pas confondre avec l’individu), dans une telle société, la reconnaissance par tous d’une hiérarchie des valeurs et d’un ensemble de principes moraux établit un ordre de choses qui met chacun d’accord sur les notions fondamentales de bien et de mal, de vrai et de faux. Je ne dis pas de beau et de laid, parce qu’il est absolument vain de dogmatiser dans un domaine aussi subjectif.

Stravinsky 1952, 52

D’où la légitimité de « l’émancipation de la personnalité », cet « immense apport positif de la Renaissance dans le domaine des arts », dans la ligne duquel se situe Le Message de Stravinsky selon son fils Théodore. C’est que Stravinsky « consacre toute sa vie » à faire tenir ensemble « deux objectifs apparemment contradictoires : style (forme impersonnelle d’expression) et personnalité » (Stravinsky 1948, 113-15), dans une œuvre qu’Albert Ollivier peut donc qualifier dans L’Ordre Nouveau de « personnaliste ». En effet, «  traduisant un engagement total, et non une sensibilité déracinée ou une quête de sublime », et aussi éloignée de « l’état anarchique et individualiste » que du « jeu extérieur » d’un vain formalisme, elle porte à « un rare degré de perfection » la qualité du style, qui consiste à « actualiser une démarche de créateur » en devenant soi-même « le terrain où se rencontrent et s’opposent des forces inconciliables », et en faisant de l’œuvre d’art « le siège d’un drame, ou, si l’on préfère, d’une tension. » (Ollivier, 46) Car celle-ci est la notion-clé du personnalisme « agonal » de l’Ordre Nouveau, basé sur le « refus du troisième terme », c’est-à-dire de la synthèse qui escamote l’altérité constitutive du réel dans une unité fallacieuse, fausse issue à sa scission dualiste en compartiments étanches (individu/groupe, corps/esprit, « idéal »/« faits »…)

Aussi l’Ordre Nouveau retient-il des Chroniques de ma vie de Stravinsky que la musique est « le seul domaine où l’homme réalise le présent », puisqu’elle a « pour seule fin d’instituer un ordre dans les choses, et surtout un ordre entre les hommes et le temps, » (Ollivier, 47) à même la tension irréductible entre temps psychologique et temps ontologique. Car c’est par la confrontation avec l’impersonnel que la personne se constitue. Il ne s’agit pas tant comme chez Jaubert de servir anonymement une communauté de travail en épousant le mouvement d’une conscience sociale, mais, pour l’être singulier, d’éprouver l’obstacle d’une contingence pour se dégager de son individualité subjective et ainsi se construire en créant, à la fois par et comme une œuvre personnelle. Conformément à l’exigence par l’Ordre Nouveau d’un tel support à l’incarnation de l’esprit, pour Stravinsky, « en art, comme en toute chose, on ne bâtit que sur un fond résistant : ce qui s’oppose à l’appui s’oppose aussi au mouvement. […] Plus on s’impose de contraintes et plus on se libère de ces chaînes qui entravent l’esprit. » (Ollivier, 46) Jean Lacroix (82) se montre à cet égard en accord avec l’importance du métier pour Stravinsky quand il écrit que « l’artiste est d’abord un artisan, et [qu’] il n’y a pas d’art sans un corps à corps avec une matière rebelle pour en faire une œuvre belle. » Pour Esprit comme pour Stravinsky, « tout art est un appel pour substituer aux communications superficielles entre les hommes une communion plus profonde. » C’est justement pourquoi « l’art doit être fait pour tous, car il n’est personne qui ne soit appelé à pénétrer dans les profondeurs de son être. » (Lacroix 1934, 85)

Les personnalistes de l’Ordre Nouveau n’auraient su en disconvenir avec ceux d’Esprit. Les différences de sensibilités et d’accentuation entre ces deux courants du personnalisme n’empêchaient donc nullement les emprunts et les collaborations entre leurs milieux respectifs. C’est d’ailleurs Denis de Rougemont (1906-1985), unique dirigeant de l’Ordre Nouveau demeuré en même temps collaborateur d’Esprit, qui agit également en médiateur sur le plan musical. Il tient en effet à confier la musique de Nicolas de Flue, « légende dramatique » que lui a commandée son canton natal de Neuchâtel pour l’Exposition nationale de 1939 à Zurich, à son compatriote Arthur Honegger, né au Havre en 1892 de parents alémaniques. La représentation, prévue pour des amateurs, sera mainte fois remise en raison de la guerre, à laquelle fait allusion l’argument. Il concerne le saint patron de la Suisse et de la paix, dont l’invocation en temps de guerre dut jouer dans la canonisation en 1947, et a pour objet son intervention cruciale en faveur de la neutralité du pays à un moment critique de son histoire, dans le sillage de la Guerre de Cent Ans et donc du drame de Jeanne d’Arc – cette autre sainte nationale et populaire, mis en musique tant par Honegger (avec Claudel) que par Jaubert (d’après Péguy).

Honegger incarnait en quelque sorte la tension créatrice entre les exigences apparemment contradictoires qui tiraillaient aussi le mouvement personnaliste. Bien qu’il ait collaboré aux grands spectacles historiques du Front Populaire, il se défia toujours de tout enrégimentement en tant qu’humaniste anarchisant, pourtant avide de communication sensible avec ses semblables au moyen des arts, qu’il s’agisse de musique ou de cinéma. Dans l’important article « Du cinéma sonore à la musique réelle » paru en janvier 1931 dans la revue Plans (alors sur le point d’entamer une brève mais intense collaboration avec Ordre Nouveau), Honegger alla jusqu’à appeler à leur fusion effective comme « force vraie, unanime, collective, non plus soumise aux révisions anarchiques des individualités, mais s’appliquant de toute sa force à une foule transportée. » (Halbreich, 640) On retrouve bien ici l’ambiguïté d’aspirations collectivistes dans l’air du temps comme celles de Jaubert et d’Esprit(6), au moment même pourtant où Honegger exprimait dans Cris du monde (écrira-t-il dans Plans en décembre 1931) « la révolte de l’individu contre la foule qui l’écrase » (cité dans Halbreich, 507) dans la société industrielle (comme alors aussi outre-Rhin Paul Hindemith dans son propre oratorio profane Das Unaufhörliche –« L’Incessant » – sur un texte du poète Gottfried Benn), faisant écho aux préoccupations des personnalistes d’Ordre Nouveau.

Honegger demeurait en quête d’une voie humaniste pour la musique entre les écueils d’une culture commerciale racoleuse ou convenue et d’un formalisme d’avant-garde hermétique. Il semble bien avoir trouvé ce chemin étroit, tout agnostique qu’il était, dans un renouveau de la tradition de l’oratorio religieux, propre à redonner à la musique sa vocation oubliée de bien des modernistes : « la magie, l’incantation, cette solennité qui doit entourer la manifestation artistique […] devant des hommes assemblés pour une cérémonie religieuse », comme « autrefois, le concert était une manière de célébration. » (Halbreich, 737-8) Si Stravinsky en retrouva aussi le sens solennel et religieux, notamment dans ses oratorios, Honegger ne pouvait partager son fameux credo déniant à la musique toute vocation expressive pour privilégier la seule forme, cité avec approbation par Ollivier dans L’Ordre Nouveau. Comme Jaubert, Honegger cherchait aussi à émouvoir sans céder pour autant à la sentimentalité anecdotique, quoiqu’en ne se défiant pas moins des entraînements collectifs que de la subjectivité individuelle. Harry Halbreich (533) explique le caractère pourtant national de Nicolas de Flue par « le contexte très particulier de la démocratie suisse, avec sa vie civique et communautaire largement décentralisée », qui seul « tolère encore de nos jours ce genre du Festspiel populaire à résonance patriotique […]. » Selon le musicologue belge,

La dichotomie honeggerienne entre son farouche besoin d’indépendance, voire de solitude, et son aspiration non moins ardente à une communication avec la communauté des hommes trouve son répondant dans l’individualisme décentralisateur des Suisses, coexistant avec leur sens très développé des structures conviviales.

Halbreich, 701

C’est justement là une conjonction que Rougemont présenta toujours comme l’approximation de l’idéal personnaliste, incarné par la Suisse comme modèle d’une Europe fédérale des régions. (Halbreich, 702) Le penseur protestant soulignait du reste le caractère chrétien de la musique de l’agnostique Honegger, tenant moins à ses contenus qu’à « son affectivité même, ‘l’adéquation physique (de l’Homme) au monde’, pour reprendre une formule d’Ansermet, ‘le fondement commun du monde et de ma propre existence’ (de ma conscience), ou encore ‘le fondement de l’être dans le monde, à savoir Dieu’. » (Cité dans Halbreich, 718) C’est sans doute aussi pour permettre l’accès de tous à cette « commune mesure » de toute culture selon Rougemont qu’« on peut, [qu’]on doit parler au grand public sans concession, mais aussi sans obscurité… » (Halbreich, 708), comme Honegger l’affirmait à son biographe Marcel Delannoy, compositeur de musique de film qu’Ollivier avait visé dans sa critique avec Maurice Jaubert. Ce dernier de même écrivit du front en 1939 qu’il lui semblait improbable que les survivants de cette guerre reprennent un jour « la poursuite de la musique pure et désincarnée qui sembla, un moment, la plus sûre acquisition des années 1920 à 1930. » (Cité dans Porcile, 163)

C’est bien elle cependant qui s’imposera à l’après-guerre, par un terrorisme intellectuel apparenté au marxisme triomphant, sous la houlette de Pierre Boulez, pourtant élève d’Arthur Honegger. Ce dernier, de chef de file du modernisme en musique, se retrouva soudain hors-jeu, puis relégué au purgatoire dès sa mort en 1955, alors que même Stravinsky se ralliait au sérialisme avec son ballet Agon. Mais le charme rébarbatif du solipsisme d’avant-garde finit par se rompre pour une génération ultérieure de compositeurs, qui surent renouer avec le public en même temps qu’avec les problématiques évoquées ici, qu’il s’agisse de John Adams transfigurant lyriquement l’actualité américaine, de Philip Glass investissant la musique de film de rythmes hiératiques, ou d’Arvo Pärt trouvant une résonance universelle par son retour dépouillé à d’anciennes sources chrétiennes. Ne répondent-ils pas au souci qu’avait Honegger « d’écrire une musique qui soit perceptible par la grande masse des auditeurs et suffisamment exempte de banalité pour intéresser cependant les mélomanes »?   ̶  « Un art à la fois populaire et personnel, » commentait le critique Bernard Gavoty (entretien cité dans Halbreich, 736); cette formule aurait bien pu trouver l’aval de la plupart des personnalistes d’avant-guerre.

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Christian Roy, historien de la culture (Ph.D. McGill 1993), traducteur, critique d’art et de cinéma, est l’auteur de Traditional Festivals: A Multicultural Encyclopedia (ABC-Clio, 2005), ainsi que de nombreux textes sur la tradition intellectuelle personnaliste. Collaborateur régulier des magazines Vice Versa (1983-1997) et Vie des Arts (2010-2016), outre les revues Esse, Ciel variable, ETC, il a notamment traduit de l’allemand Paul Tillich et Carl Schmitt et en anglais cette année Jacques Ellul et son mentor Bernard Charbonneau.

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Notes

(1) Voir Jean-Louis Loubet del Bayle. 2001. « Les Non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la politique française. » Paris: Seuil.

(2) Comme c’est encore souvent le cas, le rôle capital du groupe Ordre Nouveau dans la formation du personnalisme est occulté dans l’étude plus détaillée de Pascal Terrien, « Les débats sur la musique entre 1930 et 1940 autour de la spiritualité et de la création dans la revue Esprit », dans: Nathalie Ruget (Dir.), Religiosité et Musique au XXe siècle, journée d’étude MINT-OMF, 20 nov. 2008, Maison de la Recherche, Paris, www.omf.paris-sorbonne.fr/IMG/pdf/Terrien.pdf. Sur la genèse du personnalisme à l’Ordre Nouveau et sa réception ambivalente par Esprit, voir la thèse d’histoire (Ph. D. McGill 1993) de Christian Roy. 1999. « Alexandre Marc et la Jeune Europe 1904-1934 : L’Ordre Nouveau aux origines du personnalisme ». Nice: Presses d’Europe, téléchargeable de https://roychristian.academia.edu/.

(3) Voir le livre qui en a été tiré : Pierre Beuchot (Dir.). 1985. « Le Temps détruit – Lettres d’une guerre » (de Roger Beuchot, Maurice Jaubert, Paul Nizan). Paris: Connaissance du cinéma.

(4) Voir « Georges Delerue dirige la musique de film de Maurice Jaubert. Le jour se lève — L’Atalante — Le Petit Chaperon rouge — Un carnet de bal — Le Quai des brumes. » Disques Cinémusique, 2003.

(5) « Personnalisme et christianisme », dans: Emmanuel Mounier. 1961. Œuvres, t. I: 1931-1939. Paris: Seuil : 742.

(6) Dans Qu’est-ce que le personnalisme? (1947), Mounier (1962. Œuvres, t. III : 1944-1950. Paris: Seuil : 230) affirme qu’il « pèse de tout son poids dans le sens de l’aspiration la plus évidente de l’homme moderne, qu’on la nomme collectiviste ou communautaire. » (D’où les appuis successifs d’Esprit au Front Populaire et à la Révolution Nationale, aux démocraties populaires et aux luttes de libération nationale, et sa technophilie constante au travers de ces évolutions sur un demi-siècle.)

Références

Beuchot, Pierre (Dir.). 1985. « Le Temps détruit – Lettres d’une guerre ». Paris: Connaissance du cinéma.

Davenson, Henri. 1940. « In Memoriam M. J.», Esprit (94) : 42-43.

Halbreich, Harry. 1992.« Arthur Honegger. Un musicien dans la cité des hommes ». Paris : Fayard/Sacem.

Jaubert, Maurice. 1934. « Préface à une musique », Esprit (25) : 69-72.

Jaubert, Maurice. 1937. « Musique 1937 », À nous la liberté! (1) : 11.

Lacroix, Jean. 1934. « L’art, instrument de communion », Esprit (25) : 79-88.

Loubet del Bayle, Jean-Louis. 2001. « Les Non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la politique française ». Paris: Seuil.

Ollivier, Albert. 1936. « À propos de Igor Strawinsky », L’Ordre Nouveau (31) : 46-48.

Porcile, François. 1971. « Maurice Jaubert : musicien populaire ou maudit? ». Paris: Les Éditeurs français réunis.

Roy, Christian. 1999. « Alexandre Marc et la Jeune Europe 1904-1934 : L’Ordre Nouveau aux origines du personnalisme ». Nice: Presses d’Europe (téléchargeable de https://roychristian.academia.edu/).

Stravinsky, Igor. 1952. « Poétique musicale ». Paris: Plon.

Stravinsky, Théodore. 1948. « Le Message d’Igor Stravinsky ». Lausanne: Librairie F. Rouge.

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