Par Lomomba Emongo
Parmi les aspects de la musique, la chanson. Il n’est point de chanson qui ne se déploie dans l’immédiate proximité de la poésie. C’est que la poésie a son lieu moins dans la lettre gravée que dans sa déclamation. Plénitude, elle ne l’est jamais que dite et entendue. Comme la chanson.
Chanter, c’est avant tout dire. Quand le dit s’appelle poésie, la chanson atteint à la plénitude. Mais où l’avènement de la chanson rencontre-t-il le mieux la phanie de la poésie, sinon dans la mélodie ? Voici que la mélodie ne répugne pas au rythme, mais jamais qu’au titre de discret accompagnement dans certains cas – j’y reviens.
Ainsi en est-il de la rhapsodie. Sauter sur des définitions acquises, je ne ferai pas ci-dessous. Mais bien plonger dans la chose même dont il est question, mais explorer si faire se peut ce qu’il en est en contexte noir africain traditionnel originel. J’ai dit : explorer ; je n’y entends nullement : épuiser le sujet. En vain chercherait-on ici un quelconque début d’ethnomusicologie. Modeste, ma prétention : oser partager mes notes glanées çà et là quant à la rhapsodie telle que les traditions d’Afrique noire l’ont pratiquée et la pratiquent encore largement – c’est là ce que j’appelle le contexte noir africain, traditionnel et originel(2).
Dans les pages qui suivent, j’ai regroupé mes propos sous trois rubriques. Celles-ci consistent à caractériser le genre si faire se peut; clarifier un tant soit peu certaine ambiguïté propre à l’exécutant; esquisser, enfin, les tenants et les aboutissants du contexte de déploiement de ce genre – quelques-uns, du moins.
Un genre, un art
Les notes ici-bas tentent de caractériser la rhapsodie en contexte noir africain. Art et genre, que la rhapsodie dans cette conjoncture ; mais quel type d’art et, avant tout, quel genre ?
1. – La rhapsodie. Que voilà un art complexe. Au point de former un genre à part entière à elle toute seule. Un genre jailli à la confluence de la chanson et de la poésie, de l’intime symbiose du rythme et de la mélodie. À qui me demandera : « N’est-ce pas là la description d’un genre musical comme un autre ? », je répondrai : Sans doute, mais encore !
En français, suivant les études littéraires ou la musicologie, en particulier, dire « rhapsodie » entend sinon des poèmes épiques chantés en plusieurs morceaux, du moins une forme de musique populaire, essentiellement instrumentale et d’ancrage local. En contexte noir africain, la rhapsodie tient d’un genre multiple, où le populaire le dispute à l’épique(3). Où, mieux que cela, chanter déploie dans une même prestation une gamme d’autres infinitifs susceptibles de s’articuler les uns avec les autres.
Raconter des hauts faits du passé. D’où la dimension mémorialiste de la rhapsodie. Ainsi qu’en cette sorte d’entreprise de par le monde, l’histoire dite par le mémorialiste comporte son lot de réarrangements(4).
Distraire l’opinion, particulièrement lorsque la communauté traverse une mauvaise passe. La rhapsodie alors se découvre un pur art du divertissement, concurremment avec les autres styles musicaux du même cru(5).
Éduquer aussi bien la jeunesse sur ses fières racines, que tout autre membre de la communauté sur l’un ou l’autre risque immédiat ou encore à l’horizon. Que voilà la rhapsodie tantôt page d’histoire et tantôt regard préventif à moyen ou long terme.
Louanger un personnage d’importance au sein de la communauté; à moins d’une personnalité montante dont il convient de promouvoir la carrière. Ici, la rhapsodie se comporte en instance de légitimation sociale en même temps qu’en voix autorisée de toute ascension sociale légitime, bien au-delà de la simple publicité au service du plus offrant.
Flatter contre compensation en nature ou sous une autre forme. Il arrive ainsi à la rhapsodie de se faire passer – heureusement jamais qu’opportunément – pour un genre mineur(6).
Dénoncer les maux de la société, leur auteur fût-il un roi ou un empereur ; à plus forte raison le commun des mortels. Le cas échéant, la rhapsodie joue un rôle politique éminent à plusieurs niveaux : instance de surveillance du pouvoir à l’occasion, instance morale ayant pouvoir d’améliorer la société, voix de la contestation populaire contre les fautifs y compris les plus hauts dignitaires…
Éveiller les consciences contre un danger réel ou, seulement, potentiel, qu’il fût interne ou externe. Et voilà comment la rhapsodie se conduit, si besoin, en un réel pouvoir multidimensionnel : pouvoir de mobilisation autour d’un intérêt communautaire ou national, pouvoir d’action sur le plus grand nombre pour le plus haut intérêt public, pouvoir de mémorisation de ce qui mérite d’être transmis aux prochaines générations…
2. – Au début de la rubrique en cours, j’ai affirmé que la rhapsodie est un art complexe formant un genre à part entière, à elle toute seule. Voici que, peu importe ses variantes, le genre rhapsodie trouve sa plénitude dans la sorte d’art qu’il est.
Il est remarquable qu’en la rhapsodie, la poésie au cœur de la chanson n’aime rien tant que raconter. À faire son lot de la parole haute. Ai-je dit : parole haute ? Il y va d’une parole éminente, en sus d’être des plus agréablement modulées. Mais une parole de part en part poétique; délice de forme chantée et ravissement de fond symbolique tout à la fois. Tel me semble le lieu même de la rhapsodie : le texte.
Art reposant sur le texte chanté, la rhapsodie telle qu’ici est un art de composition signé par son auteur – chose plutôt rare en contexte noir africain traditionnel. S’y conjuguent allègrement liberté d’inspiration et contraintes liées aux genres chantés et/ou au talent de l’aède. Liberté, car y alternent ou se juxtaposent ludisme, fantasmes, louange, dénonciation, dérision, ainsi de suite. Contraintes, car voilà un art musical qui réduit la musique au murmure d’accompagnement au profit de l’esthétique du propos.
Du reste, la composition de la rhapsodie prend en compte, entre autres, trois éléments.
Air connu. Toute rhapsodie se base sur un air connu, qu’il soit du fait du griot de service ou bien de tout autre que lui. Généralement, cet air suit invariablement un mouvement (le plus souvent) en deux temps et s’organise en couplets frappés ici ou là de césures en l’espèce notamment de formules jaculatoires(7).
Formules stéréotypées. Elles sont connues de l’auditoire. Les proverbes et dictons en sont; tous éléments qui contribuent harmonieusement à habiller bon nombre de couplets, moyennant réaménagement là où il se doit. Comme telles, elles sont d’usage commun. De ce fait, elles sont loin de servir d’aulne du talent d’un griot.
Signature. La virtuosité du griot se note et s’apprécie à travers sa capacité à ajuster séance tenante sa chanson à la parole spontanée, née de son inspiration ou qui lui est soufflée pendant sa prestation. Là repose sa signature, sa touche personnelle, le point de démarcation d’un griot par rapport à un autre.
L’esthétique du propos, en matière de rhapsodie, parlons-en. Elle se décline à mes yeux en, au moins, trois tons.
Beauté ordinaire. La rhapsodie a coutume de se piquer de fantaisie de temps en temps. Ce sont des formules jaculatoires, à première vue sans cohérence avec le reste du propos, mais non moins rythmiques. Puisées dans le parler du terroir, ces formules jaculatoires sont d’immédiate compréhension par l’auditoire et d’autant plus appréciées. En plus de marquer une césure dans le flot du texte, elles y mettent du piquant. À moins de servir à maintenir l’intérêt de l’auditoire. Ou à lancer une pointe contre un quidam présent qui ne l’aura pas volé(8).
La beauté ordinaire de la rhapsodie n’est jamais aussi perceptible que lorsqu’elle flatte ou distrait… Mais aussi lorsqu’elle prend le tournant éducatif ou dénonciateur dans le but notamment de souligner une chose ou l’autre.
Beauté plastique. Poésie et chanson faisant la part belle au texte, la rhapsodie n’aime rien tant que se piquer d’embellis à la mesure du talent de son exécutant. Embellis; c’est-à-dire des formes et des volumes qui transmutent la parole en verbe créateur, la chanson en poésie, la voix qui chante en noble auxiliaire de la voix qui déclame. C’est là que l’acte même de chanter se mue en incantation, que celle-ci remue des énergies insoupçonnées au plus profond de l’être, provoque des mouvements inattendus dans le monde invisible.
La beauté plastique de la rhapsodie est ce qui « rend folle » la personne louangée, dans ce cas de figure(9). En contrepartie, elle élève l’aède au rang de ce qu’on appelle en Afrique de l’Ouest un Maître de la parole. Sa bouche raconte-t-elle le passé, dénonce-t-elle des maux de la société ou œuvre-t-elle à éveiller les consciences face à un danger quelconque, on se le tient pour dit – ce qui sort de cette bouche-là n’est rien moins que sacré.
Beauté sapientielle. La rhapsodie n’est rien, si l’ordinaire et le plastique ne sont pas sublimés en elle par le sapientiel ! La sagesse en effet, voilà le sommet du propos rapsodique. Le sapientiel : tirer leçon existentielle en sus de toute autre considération de parcours. Édifier la communauté, y compris en s’imposant le devoir de tri : taire ce qui doit l’être, ne proclamer que la vérité qui ne fait pas mal au passage. Ou, inversement, porter un message social, un enseignement moral; peu importe ceux et celles qu’il heurtera de plein fouet ou égratignera au passage.
La beauté sapientielle de la rhapsodie fixe dans les mémoires tant le propos du texte que la magnificence de l’art qui le porte. Elle fait du premier une parole de vérité, digne d’être citée à la manière d’un proverbe, et de son auteur une autorité élevée au panthéon des sages. C’est aussi pour ce fait qu’en contexte noir africain, les rhapsodes sont célébrés, que chacune de leurs prestations a rang d’événement. Et ce n’est pas un hasard si, dans certaines contrées, ils forment mieux qu’une corporation aux intérêts bien compris, une institution héréditaire, une caste des plus respectées.
3. – J’ai dit d’entrée de jeu que la rhapsodie est symbiose de la chanson et de la poésie, que cette symbiose tisse la trame de la mélodie, que celle-ci répugne le moins du monde le rythme. Il n’est pas un seul de ces mots qui n’évoque directement quelque chose de tel que la musique. À croire que la rhapsodie n’est rien de plus qu’un genre musical. Or, de musique, la rhapsodie est on ne peut plus frileuse, n’en tolérant qu’un chuchotis, tout juste de quoi soutenir le rythme de la parole chantée. La musique, ici ? Un fil sonore, impalpable, un souffle ténu à la lisière des choses dites, aussi discret à l’ouïe que secondaire au charme vocal de l’exécutant. C’est une courbe rythmique soumise au talent artistique de l’aède, aux particularités de sa langue, au contenu de sa parole chantée. Plus que l’accompagner, la musique du rhapsode dialogue plutôt avec lui, à la manière de deux voix en alternance : monte l’une, l’autre se fait délicate, voire carrément coite; parle celle-ci, celle-là devient écoute. Et vice-versa. Seule constante dans cet échiquier, la puissance incantatoire du texte, la hauteur inaltérable de la parole chantée.
Qu’en est-il du rhapsode ?
Un exécutant ambigu
La complexité de la rhapsodie comme genre et comme art déteint sur son exécutant. Je l’appellerai le griot. Les définitions reçues en parlent généralement en regardant vers le passé; je n’y souscris ni d’une façon ni d’aucune autre. Dans ce mot : griot, j’entends un artiste de charme, un initié de haut grade autant que détenteur d’un pouvoir réel, multiforme.
Que voilà, en somme, un personnage complexe à l’instar de son art. Entre autres, trois lieux en disent toute l’ambiguïté : le griot est créateur, fonctionnaire et initié.
1. – Artiste, le griot est un créateur sans limites. Relève de son génie, le mélange de la réalité et de la légende. Sont concernés par son art à caractère hautement social, le menu fretin aux prises avec les aléas de la vie quotidienne comme les puissants aux commandes de la société.
Hautement sage, la parole chantée module, sur ses lèvres, des énergies abyssales dans l’être et, tout à la fois, sans frontières entre le monde visible et le monde invisible. Ouvre-t-il la bouche, que voilà sa voix fendant les couches temporelles et telluriques des générations jusqu’aux confins de l’immémorial commencement, jusqu’à l’ultime recommencement des choses. Invoque-t-elle le passé, la parole d’un griot, c’est pour mieux interpeller le futur. Stigmatise-t-elle son auditoire, c’est pour mieux éveiller les consciences aux enjeux supérieurs de son temps. Le tout en poésie chantée, puisque chanter est sa façon de faire de la poésie dans ce qu’elle a de plus sacré !
Le griot ? Un artiste de charme. La grâce d’une voix délicieuse. Tout entier un dit chanté où se donnent la main proverbes et dictons, insinuations et attaques ouvertes, esquives dans le silence affecté et étalage volubile, faits d’histoire vérifiables et merveilleux imaginé…
2. – Le griot, c’est également, suprême ambivalence et suprême ambiguïté, une sorte de fonctionnaire attitré, de par son art même, au sein de sa communauté. En voici quelques lieux significatifs.
Acquise par quiconque peut le rétribuer généreusement, sa disponibilité l’est également par le haut intérêt communautaire, en qualité de voix autorisée pour dire certaines choses en telle circonstance et à telle personne, fût-elle le roi ou l’empereur.
Généalogiste reconnu au service des lignages particuliers et des individus qui les composent, il n’est pas moins le mémorialiste patenté au service des puissants, voire de la nation.
Ne le voilà-t-il pas qui, d’un même souffle, flatte en jouant au vil profiteur et éduque en jouant le noble rôle de transmetteur de mémoire collective aux générations montantes ?
Conseiller les plus hauts dirigeants de la société dans le secret de l’intimité ne l’a jamais empêché de contrôler publiquement le pouvoir des mêmes dirigeants, entre autres au moyen la dénonciation par dérision de leurs faiblesses et travers…
Qu’est donc le griot, tout cela étant ? Proche et distant, libre et lié, à la base et au sommet de la société, serait la réponse. Ambivalence; mieux, polyvalence; mais surtout ambiguïté caractérisée. Il a tout faux, quiconque y voit un paradoxe. Que voilà, au contraire, une ambivalence et une ambiguïté à la fois assumées par le principal intéressé et reconnues et valorisées au sein de sa communauté.
3. – Un griot accompli est, toujours, un initié de haut grade. De nombreux éléments d’analyse en témoignent, dont les suivants :
La transmission. Griot, on ne le devient pas par simple apprentissage. En Afrique noire traditionnelle, les griots forment une caste relativement fermée. Ainsi la caste des djeliya lié au pouvoir des diatigui (rois-sorciers) dans l’ancien Empire du Mali. La transmission se fait de père en fils. Elle a cours pour partie sous forme d’apprentissage assidu, et pour partie sous forme d’initiation aux secrets du corps de métier des griots. Il va sans dire que la teneur de cette initiation demeure inaccessible au profane.
Un double rôle : public et ésotérique. Personnage public, le griot ne participe pas moins des instances socio-spirituelles plus ou moins occultes. À l’instar des forgerons et des chasseurs, pour ne nommer que ceux-là, les griots forment un corps de métier, dont le savoir procède au moins en partie de l’initiation, fait d’eux des « veilleurs ». En tant que tels, ils constituent une véritable institution. Sa légitimité scellée par l’initiation ne leur confère pas moins un pouvoir réel, touchant à la vie de tous les jours, mais aussi participant des puissances du monde invisible. Aussi leur rôle est-il, à la fois, public et secret.
Des exigences supérieures. Ainsi que les autres corps de métier liés à l’initiation, les griots sont tenus d’observer une éthique professionnelle drastique. Elle se décline sous différentes formes : hygiénique dans les faits et gestes de la vie quotidienne, alimentaire en des circonstances particulières, sociale en regard de ce qu’il convient de dire ou de taire à tel ou tel moment, etc. Sur le plan formel, l’éthique des griots se veut de part en part normative, en l’espèce d’interdits de stricte observance. Sur le plan praxique, l’application de ces normes d’action se doit de constamment tenir compte des équilibres fragiles qui tissent la trame de la réalité chantée, lignagère ou communautaire, mais aussi la trame du monde visible et du monde invisible au plus haut degré. D’où l’obligation, pour un griot, de retenue quand il le faut, de lâcher la bride à la vérité quand il le faut également.
4. – Admiré, respecté en même temps que craint est le griot(10). Force est, pout tout un chacun, d’en tenir compte. Qu’il ne manque de rien, alors même qu’il cultive rarement un champ, est une chose; voici que personne d’avisé n’oserait lui refuser quoi que ce soit. Finalité : se ménager les faveurs de sa langue tantôt mielleuse et tantôt vénéneuse. Miel ou venin, la parole du griot est incontournable; tôt ou tard, on fait appel à elle. Partant, bien imprudent est celui ou celle qui point ne s’en souvient.
Qu’ai-je à le dire ? De par son rôle éminent au sein de sa communauté, la parole du griot est, elle aussi, éminente, que dis-je : semence. Plus qu’un champ fertile, plus qu’une terre féconde, le griot est la matrice même et davantage, il est agi par ce que j’appelais ailleurs qu’ici « le principe féminin ». Ne le voilà-t-il pas qui reçoit, conserve, couve, enfante en fin de compte, lorsque les temps sont mûrs, la parole qui, pour être chantée ici et maintenant, n’est pas moins d’amont et pas non plus moins d’aval – j’ai failli écrire : parole antérieure en demeure de postériorité.
Un déploiement public
En contexte noir africain, la rhapsodie ne s’improvise pas. Se déploie-t-elle, c’est que la circonstance le justifie. Quelles en sont les occasions, quelques-unes du moins ? Comment caractériser ses différentes prestations ?
1. – Les occasions de prestation du griot ou, si l’on veut, de déploiement de la rhapsodie sont de deux ordres. Quand elle n’est pas circonstancielle au sens d’inattendue, c’est qu’elle relève d’une commande explicite.
La coutume veut que le griot preste ses services sur commande. Celle-ci peut être le fait d’une personne, d’une famille, des péripéties de la vie communautaire. Au griot d’ajuster sa rhapsodie au type d’événement qui en sollicite la prestation. Au sein de la famille, la rhapsodie sur commande (y compris par une personne) est essentiellement parole de célébration remontant aux mânes des premiers du clan. Ainsi en est-il de la réussite d’un digne enfant de la lignée, du retour au pays de tel autre parti voici belle lurette, d’un baptême ou d’un mariage, ainsi de suite.
La commande vient-elle de la communauté, la rhapsodie se fait parole d’exaltation. En elle, la commémoration, la conscientisation, la louange et bien d’autres expressions s’appellent et se répondent, tressent la même trame de poésie chantée, de mélodie intriquée dans le rythme. Les personnes, lignages, rois ou empereurs évoqués y sont autant de prétextes à magnifier, au-delà de leur personne si glorieuse fût-elle, le pays, la nation, l’héritage commun…
Il arrive que le griot soit amené à prester ses services en dehors de toute commande. Exemplaire est l’exemple du deuil. Prester des services est une manière impropre de nommer le rôle éminemment spirituel du griot en semblable circonstance. Quant à ses services, rhapsodie ou de tout autre ordre, ils sont partie intégrante d’un deuil, son moment fort, incontournable.
La rhapsodie alors se décline en une parole multiple à haute teneur mystique. Elle est parole conjuratoire de la mort qui frappe aussi inopinément qu’impunément. Elle est parole épique, incitant le mort à traverser sans peur ni encombre les ultimes obstacles représentés dans le monde invisible par la forêt-aux-esprits pendant son voyage outre-tombe. Elle est parole pieuse envers les mânes des morts antérieurs et parole louangeuse sur les plans personnel (la beauté physique du décédé, ou sa vaillance, ou sa sagesse), social (ses grandes qualités humaines dans ses rapports aux autres), historique (sa généalogie remontant à l’ancêtre éponyme), culturel (sa descendance préférablement nombreuse qui le perpétuera sur la Terre), spirituel (son voyage, sous forme d’esprit, jusque parmi les ancêtres fondateurs de sa lignée).
2. – L’exécution d’une rhapsodie est obligatoirement publique. La présence d’un auditoire est incontournable à chaque occasion, lequel auditoire joue plus d’un rôle tout au long, dont les trois que voici.
Le rôle scénique de participant. Il n’est point de prestation de griot qui n’exige, à un moment ou un autre, l’appréciation de l’auditoire, plus souvent qu’autrement pour approuver la virtuosité de l’artiste ou la justesse de son propos. À moins que ce ne soit pour rendre justice au rythme dans les séquences dansantes.
Le rôle social de témoin. Une parole qui ne tombe dans aucune oreille et, idéalement, dans plus d’une oreille est une graine perdue pour le semeur qu’est le griot. Or, l’auditoire ne se contente pas d’écouter et d’apprécier ce qu’il entend; il constitue ponctuellement l’instance ad hoc de légitimation aussi bien du statut incontesté de l’artiste de haute volée que de cible de son propos.
Le rôle spirituel de représentant. Le propos du griot dans l’exécution de son art ne peut faire l’économie du monde invisible. Toujours, il remonte aux ancêtres premiers de la cible dudit propos, parfois au Dieu suprême, le Père-du-soleil-et-de-la-lune. Par sa présence à la rhapsodie, l’auditoire représente les ancêtres ici et maintenant.
Pour conclure
Genre artistique, alliant poésie et chanson ? Art de la parole chantée ? La rhapsodie est tout cela et davantage que cela. Ce qu’elle est en définitive répugne toute définition acquise, tant la rhapsodie s’entend également, immanquablement, par l’entremise de son exécutant, le griot. Et, aussi, au moyen de sa façon d’être prestée, soit toujours en public. Que voilà au total un genre et un art complexes à de nombreux points de vue !
Au demeurant, l’unité de fond du contexte noir africain, à la fois traditionnel et originel, ne contredit nullement les variantes locales quant à sa forme. Éclaté depuis l’avènement de la colonisation systématique de l’Afrique par l’Europe au XIXe siècle, ce contexte a su s’adapter à la nouvelle donne continentale, singulièrement au nouveau milieu urbain. Néanmoins, il se repère encore dans son essence en milieu rural et pas seulement. D’où, pour être complète, l’étude de la rhapsodie doit prendre en compte les différentes facettes de ce contexte tel qu’au XXIe siècle.
***
L’écrivain et professeur Lomomba Emongo a été publié aux éditions Mémoire d’encrier. Il enseigne la philosophie au Cégep Ahuntsic et la théologie, à l’Université de Montréal. Il est également cofondateur du Laboratoire de recherche en relations interculturelles. Depuis 1996, il vit en exil de son pays d’origine, le Congo. Le Québec est sa terre d’accueil.
___________________________
Notes
(1) Le présent texte est une adaptation de deux ouvrages inédits de l’auteur. Voir références à la fin.
(2) C’est cela ce que j’entends chaque fois qu’on lira : « contexte noir africain » tout court.
(3) L’on pourrait se demander ce qu’est un genre ou une pratique populaire dans l’Afrique noire d’avant la colonisation ? Sûrement pas des lieux de ce qu’on appelle la « culture populaire ». Je dirais plutôt, suivant le contexte noir africain : un genre ou une pratique artistique profane, au sens précis d’accès universel, non clôturée par une initiation spécifique.
(4) N’en déplaise à Djeli Mamadou Koyaté lorsqu’il s’exclame : « Ma parole est pure et dépouillée de tout mensonge; c’est la parole de mon père; c’est la parole du père de mon père. » (Djibril TamsirNiane, 1960, p. 10). On aura été averti une page plus haut : « L’Histoire n’a pas de mystère pour nous; nous enseignons au vulgaire ce que nous voulons bien lui enseigner… » – ce qui est tout dire de l’ambiguïté du griot.
(5) Autant le griot sait divertir son auditoire, autant celui-ci interagit avec lui : à certaines séquences musicales, il répond par l’esquisse des pas de danse; aux couplets particulièrement bien sentis, il réagit avec des applaudissements et des cris de joie…
(6) Sans tomber dans le genre mineur n’ayant d’autre horizon que la flatterie. Dixit Marcel Griaule (1950, p. 308) : « De nombreux Noirs (…) emploient pour saluer ou louer des noms et des devises qui produisent sur les destinataires un effet moral et même physique aisément reconnu. L’interpellé se sent rempli de satisfaction, ses cheveux se dressent sur sa tête; si l’assistance est nombreuse, il atteint une véritable jubilation. Dans le cas où le crieur serait un trouvère, un griot – cette sorte d’historien connaissant notamment la généalogie des familles, donc leurs devises – le bénéficiaire, s’il est flatté en public en tant que descendant et représentant de ce groupe, est gagné par une véritable frénésie qui le pousse à couvrir l’autre de cadeaux, à se dépouiller en sa faveur, pour répondre à l’image fastueuse qui est campée de ses ancêtres. »
(7) Très souvent, le griot entrecoupe la chanson de vers apparemment sans rapport avec le reste du texte, bien que s’adressant toujours au public. C’est presque toujours avant de marquer une pause. D’où le nom de formule jaculatoire, que je donne à cette sorte de paratexte.
(8) Faute d’espace, je passe sous silence les nombreux exemples qui en témoignent…
(9) M. Griaule témoigne (1966, p. 308) : « …un Marka, du groupe nomade de N., revient un jour au poste, entièrement nu. Il se présente à son sous-officier en disant qu’il a donné tout son avoir à un griot qui l’avait flatté sur la place du marché. Manquant d’argent, il lui avait finalement abandonné ses effets militaires. Il sait qu’il est passible du Conseil de Guerre, mais il ne regrette rien. »
(10) Il est communément admis l’impossibilité d’exercer ce métier sans passer par une sorte d’apprentissage de la sorcellerie. Hampaté Bâ (1999, p. 218) n’est pas de cet avis : on a voulu que « le griot soit un “sorcierˮ, ce qui ne correspond à aucune réalité. Il peut arriver qu’un griot soit Korté-tigui, “jeteur de mauvais sort”, comme il peut arriver qu’un griot soit doma, “connaisseur traditionnelˮ, et ce, non parce qu’il est né griot, mais parce qu’il aura été initié et aura acquis sa maîtrise, bonne ou mauvaise, à l’école d’un maître de l’art. »
Références
Emongo, L. 2012. « L’œuf, l’eau, le serpent qui mue » (essai inédit).
Emongo, L., Le chacal n’aboie jamais en vain (essai inédit).
Griaule, M. 1950. « Philosophie et religion des Noirs », dans: Théodore Monod (Dir.), Présence africaine, numéro spécial 8-9 «Le monde noir », pp. 307-321. Paris: Éditions Présence Africaine. En ligne:
https://www.cairn.info/revue-presence-africaine-1950-1.htm
(Page consultée le 15 février 2018).
Griaule, M. 1966. « Dieu d’eau. Entretiens avec Ogotemmêli ». Paris: Éditions Fayard.
Hampaté Bâ, A. 1999. « La tradition vivante », dans: Ki-Zerbo, J. (Dir.), Histoire de l’Afrique noire. D’hier et de demain, pp. 191-230. Paris: Hatier.
Niane, D.T. 1960. « Soundjata ou l’épopée mandingue ». Paris: Présence africaine.