Philomène

Par Pierre-Louis Quenneville

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La musique est le murmure de la semence qui s’écoule entre les lèvres du Désir.

POUR GERTRUDE

Philomène à sa fenêtre regarde danser les nuages. Elle les voit, petits ou gros, être, et se défaire, et se refaire, autres mais semblables : une matière unique et multiforme sous les mains puissantes qui la pétrissent, la sculptent, la moulent, et d’autres mains qui la reprennent et la reforment… Elle regarde danser la matière… Philomène observe aussi les oiseaux qui vont et viennent, lents ou pressés, hirondelles ou mouettes : d’où arrivent-ils, où s’en retournent-ils, voyageurs-voltigeurs, pèlerins, peut-être, connaissent-ils d’autres lieux, d’autres cieux ? Quels autres lieux, quels autres cieux ? Et voient-ils à sa fenêtre celle qui les observe : tête ovale à la peau de soie, cheveux blancs enroulés en chignon délinquant, lèvres pâles entrouvertes, yeux noirs perçants et chasseurs. Et ses mains noueuses, tourmentées, agrippées au châssis : se retiendrait-elle de les poursuivre, de les suivre dans leur infini périple ?

Elle demeure là, silencieuse et tenace dans la peur de se perdre un peu plus, encore un peu plus… Elle ne sait pas si ces oiseaux ouvrent la porte au printemps ou s’ils ferment le rideau rouge de l’automne; elle ne sait plus ni l’été, ni l’hiver, ni les cieux, ni la terre. À peine reconnaît-elle l’odorance des fleurs, sent-elle la froide cristallinité de la neige. – Mais elle ressent la chaleur de la laine et de la flanelle, elle goûte encore la soupe aux légumes, et elle aime le beurre et le miel. Et son ami qui vient la voir, parfois, souvent, quelquefois, toujours. Il est doux avec elle, tendre comme un amant, chaud comme un amour, et réel comme un ami. Qu’importe s’il n’a plus de nom : elle connaît son regard, son sourire et le son de sa voix : elle connaît ses mains, son toucher, sa présence…

Quand il est là, elle est heureuse. Il parle, elle entend peu, mais rit beaucoup. Il la fait rire, et elle a tant de plaisir à rire que parfois elle s’endort… et elle rêve. Elle rêve d’une maison semblable à celle-ci, d’une fenêtre qui ressemble à la sienne avec des nuages et des oiseaux, elle rêve d’un miroir où elle est belle, ses lèvres sont rouges, ses cheveux bruns, elle sent bon. Il y a des enfants dans le jardin qui jouent, et elle entend distinctement leurs voix, il y a un ballon, ils ont un chien, Dobby, oui Dobby ! Elle s’assied à son piano, flatte les touches, repasse les feuillets, ses doigts soubresautent, cahotent, s’apaisent, puis elle entend la musique, toutes les musiques, les musiques de la fillette timide, observatrice, qui devenait attentive et grave lorsque son père jouait les plus beaux airs de son enfance… Est-ce lui qui disait que l’invisible précède et matérialise le visible, que toutes choses peuvent devenir réelles, advenir, par la conscience qui les conçoit, que la pensée est créatrice, procréatrice même ? Que l’âme humaine est une parcelle du Dieu Créateur pour qui n’existe ni temps, ni lieu, et dont les pouvoirs sont infinis ? Ainsi les airs de son enfance, et elle redevient enfant, lovée, bercée, protégée; ainsi les tounes de son adolescence, et là voilà curieuse, bravache, songeuse; ainsi encore les chansons de la femme, la voici amoureuse, désirante, sensuelle, seins provocants, bouche goulue, sexe invitant, bras ouverts; puis la voici mère, lovante, berçante, protégeante, exhalante de berceuses et de doux airs… Et puis tous ces départs, ces envols, ces morts, et la juste mesure des inquiétudes et des chagrins. Et puis enfin une femme presque vieille, presque seule, presque silencieuse, presque sans mémoire… Et ses doigts hésitent sur le clavier de sa vie, tâtonnent, s’immobilisent : ils n’enfoncent plus les touches, les marteaux ne frappent plus les cordes qui ne vibrent pas, et pourtant les touches s’enfoncent en elle, son cœur est martelé, tout son corps vibre et résonne. Les musiques, toutes ses musiques emplissent et comblent son temps et son espace; elle est tout à la fois berçante et caressée, amoureuse et secrète, timide et exaltée. Et revoilà la vie, sa vie : sa mère souriante et son papa chéri qui bavardent sur le sofa bleu, et les enfants rieurs, qui crient et papillonnent tout autour, et quelques amoureux discrets, et puis sur ses épaules nues, les larges mains chaudes qui la caressent et l’invitent à la danse : elle se lève, toute musique, et s’élance : le salon est immense, elle est dans ses bras à lui, elle s’abandonne… Et aux châssis de ses fenêtres, silencieux, surpris, étonnés, hirondelles ou mouettes, plein d’oiseaux l’observent, fascinés par ce drôle d’ange qui danse avec les nuages.

***

Pierre-Louis Quenneville : à vendre ou à louer, bel homme, au sommet de l’âge et de la maturité, intelligent du cœur, curieux, voyageur, artiste, mystique et contemplatif; j’écris pour attirer l’attention parce que j’ai peur de mourir seul (j’ai peur, seul, de mourir).

Cherche compagnon tendre pour promenades dans la jungle époustouflante du siècle et pour entreprendre et amortir la descente (Icares s’abstenir). pierrelouis.quenneville@gmail.com.

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