Diptyque sons-mots-sons : essai d’expressionnisme conceptuel

Par Anatoly Orlovsky

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Compositeur de musique réelle – écrite, jouée, écoutée, j’explore en contrepoint les descriptions à forte teneur de subjectivité de musiques imaginées ou entendues. Ce parti-pris pour l’enveloppement à la limite dissolvant de l’objet musical que je décris dans une sphère du moi accidentée et saturée de prismes ne relève ni d’un quelconque impressionnisme voué à la fixation de l’instant même, ni d’une romantique passion de la passion clamant la sensibilité vaticinante du héraut, à la manière de Romain Rolland ou de Liszt dans ce livre sur Chopin (1851) que Théophile Gauthier qualifia de « remarquable sous le rapport du style et de la fantaisie ». Or, ce rapport qui m’interpelle se colore pour moi nativement d’une esthétique expressionniste, ma patrie de(s) sens depuis la jeunesse. De Schiele à Clyfford Still et Pollock, puis Baselitz, Hrdlicka, Bacon, Jana Sterbak et Marc Séguin, je carbure à ce sur-romantisme des limites; j’appelle aussi et recherche une organique intrication entre le fond et la forme, où les deux s’exacerbent mutuellement, où la tension formelle pressure, ex-prime les molécules du contenu dont l’expressivité ainsi rehaussée exerce un surcroit de pression sur la forme-contenant (définition, bornes), en un procès de réciproque intensification que la cybernétique qualifierait de rétroaction (« feedback ») positive.

Mû par cette sensibilité, j’avais écrit deux textes dont chacun inaugure une spirale de sons-mots-sons.

Primo, il y eut un concert marquant de compositeurs proches de l’expressionnisme abstrait américain, si marquant qu’il m’était devenu urgent d’en croquer les impressions sur le vif. Retravaillées, ces notations devinrent, aux antipodes de toute critique « objectivante », des runes gravées en mon for, en guise d’une « pré-partition » sensitive pour une future œuvre personnelle et audible, sans références ni autres emprunts (couleur, langage) à la musique décrite, celle des compositeurs Cowell, Persichetti, Brown et Morton Feldman.

Le deuxième « panneau » de ce diptyque narre une musique imaginaire, à la différence de celle, réellement entendue, qui ancre le texte précédent. Mon ami l’écrivain philosophe Yves Vaillancourt (voir son essai « Musique, mystique et utopie », au début de ce numéro) m’avait sollicité pour mieux dépeindre le personnage d’un jeune compositeur dans son roman, alors en gestation, intitulé « Mon Nord magnétique » (éd. Québec Amérique, 2009). À ce dessein, j’ai figuré quelques propos/pensées du musicien fictif en train d’imaginer et donner forme à l’œuvre qu’il était en voie d’écrire dans le roman. En clair, il s’agissait de « descriptions de descriptions », pour citer Pier Paolo Pasolini. Comme celles du premier texte, ces runes servent également de didascalies sensibles et formelles orientant la musique que je compose actuellement pour un opéra de chambre.

Certes, mon diptyque n’est pas moins conceptuel, stricto sensu, que les mots-tableaux de Rémy Zaugg, dont ceux « où l’artiste reproduit, au stylo à bille, le cadre du Cézanne [La maison du pendu], puis note ce qui y figure à l’endroit correspondant : arbres, ciel, maison, toit, toit, toit… herbe, chemin. » (Élisabeth Chardon, « Rémy Zaugg, les mots pour le peindre », Le Temps, 27 fév. 2015). Pourtant, loin du froid ratiocinant que le conceptualisme évoque en général, ce diptyque expressionniste récuse tout filtrage ou effet d’aliénation brechtienne eu égard aux affects qui y sont exposés à nu, voire magnifiés. Dans ce sens, la paire de textes qui suit se veut un essai d’expressionnisme conceptuel situé entre la musique entendue ou imaginaire génitrice des mots et celle, future, que ceux-ci seront appelés à engendrer à leur tour (1).

1. Verre liquide – les sons de Mies van der Rohe

Ex(im)pressions du concert : les modernistes américains, musique de chambre, dans une exposition de l’architecte Mies v.-d. Rohe (Centre canadien d’architecture, Montréal 2001).

Fin de soirée – l’exposition de Mies atteint une autoréflexion évanescente dans cette musique états-unienne de l’après-guerre choisie pour sa résonnance avec le zen Bauhaus de l’architecte, avec les lignes de force qui innervent ses conceptions lyriquement sobres, polarisant leurs flux dotés de rythme.

La musique (flottaison de formes pétrifiées) commence avec le hard-edge effrangé de Henry Cowell, un trio né sur un lit de mort, sculpté en brefs fragments apolliniens, « ensoleillés » pour le compositeur (en a-t-on une mercurielle intuition?), planant, néanmoins, dans un haut gouffre post-solaire de l’oubli. Au-delà, très en dedans, se dé(re)voile le pointillisme pulvérisé d’Earl Brown – brume de glace sonore couvant une double joute stravinskienne : un – un tango tordu dont chaque opacité boit de l’air; quasi-polka de cirque  – deux, or … – gavée de cadences se coagulant sans cesse, fondant (torves), regelant en profondeur – du permafrost sous le sacre du printemps, rythmes en spirale, rythmes enlacés dans une étreinte-ADN.   

Pui(s/t) –  rituel silence; ils applaudissent, sec gazouillement de paumes. Entracte : exo-silence (quel filtre si Amundsen…) hors-Cage, quatre minutes + (33 secondes passées?) – décompte vers le noyau liquide du soir : du Morton Feldman, des champs-de-sons expressionnistes-abstraits (post-apocalyptiques?), chargés de ce silence que nul ne peut réduire à l’immanente enveloppe-des-silences, charriant cette radicale banquise d’absence-à-soi apparentée aux glaces, aux champs de glace qui avancèrent sur Wittgenstein, Kafka et … – entends-tu les dernières paroles ataraxiques de Paul Celan? Piano et violon sans trêve :  gestes nus, tons face au néant, la nuit brise-lune empiète sur le centre chauffé au feu blanc… la nuit brise-étoiles aveugle, avec son feu-vacuité, les lumières même (les raisons) des glaces, le Soi éternellement abscons, la spinozienne substance (… transsubstantialisée en un hors-fond/Abgrund de Boehme) …

Fini, finissant : au creux de post-romantiques longs râles de Persichetti, dans son quintette pour piano, dans les mitochondries de ses motifs, se cristallise l’abîme-Pessoa, l’abîme-ou-Abgrund de Thomas Bernhard. Rappelle-toi l’ultra-lisse, l’« encéphalogramme plat » feldmanien, la catastrophe de gravité-zéro psycho-tonale. Quand chez Persichetti… : acte-catharsis?  – l’apocalypse suivra? Les creux-saillies scarifiés, fracturés dans la tourmente, repliés en fractales qui se mirent… La densité de ce quintette n’est qu’espoir d’espérance ou son simulacre; elle aussi, néanmoins, s’effondre subito, c’est l’agonie manifeste d’un organisme musical, comme cette fin de partie qui scelle la Suite lyrique de Berg. Entends ceci : une fois l’agonie morte, il n’y a que la mort et l’après, la fonte du temps-sujet inscrite dans la temporalité prude et post-dialectique de Feldman.

Dehors : brume sèche, longues aiguilles liquides d’une douce et pétrifiante bruine. Les tours de verre si proches –  les tours Mies van der Rohe – aspirent à fondre mais ne peuvent que scintiller vaguement – la non-fin…

II. Musique conceptuelle d’Evgueni, pour le roman « Mon Nord magnétique » d’Yves Vaillancourt

Salut Anatoly,


Je sais que je te pose beaucoup de questions, mais en voici une autre.

Au retour d’un voyage initiatique en Abitibi, Evgueni vient d’être largué par sa petite amie, Tatiana. Il encaisse le coup. Puis, il imagine la fille de Flag, Etna [Flag est le « medicine man » algonquin, guide-passeur d’Evgueni].  Il ne l’a jamais vue, personne ne l’a jamais vue. C’est une créature « hyper-réelle », mais Evgueni ne le « sait » pas.

Marchant seul sur le chemin Camillien-Houde, il lui vient une ligne mélodique. Il y a donc d’une part son abandon, d’autre part Etna.

Comment décrirais-tu cette ligne mélodique? Que pourrait-on dire d’autre sur la nature de cette musique?

– Yves Vaillancourt, communication privée à l’auteur de l’article lors de l’écriture du roman « Mon Nord magnétique ».

Je tenterai de reconstituer ce qui aurait pu être la composition d’une musique à programme. Il s’agirait d’écrire en sons ta « mélodie » narrative qui, plus qu’un simple thème, deviendrait ainsi la charpente même aussi bien que le moule micro-textural de la mélodie Tatiana-Etna.

Clairement, la forme binaire et temporellement orientée de la mélodie (le versant Tatiana, puis celui, limpide mais hors-réalité, baptisé Etna) serait délinéarisée, rendue réversible, par une constante interpénétration osmotique de chromosomes musicaux (échanges du matériau génétique : méiose, « crossover » Tatiana-Etna). Le tempo : lent modéré; la cohésion de la mélodie est menacée par des silences, des ralentissements soudains (affaiblissement des forces d’attraction, des forces Van der Waals entre les « molécules » sonores). À d’autres moments, le fil mélodique, hyper-tendu, est traversé par des brèves convulsions, à la fois frénétiques et quasi-immobiles, comme une roue qui tourne sur elle-même à une vitesse telle qu’elle nous parait stationnaire.

Les gènes musicaux construisent, de manière holographique, la musique associée à Tatiana, ainsi que celle qui figure Etna. Les deux pôles ou versants seraient aux antipodes, symétriques, mais aussi intrinsèquement liés.

Il faut désormais concrétiser les concepts de pôle et de versant, reliés entre eux comme ceux de particule et d’onde (principe de dualité de De Broglie : la réalité n’est ni corpusculaire ni ondulatoire; il s’agit plutôt de descriptions complémentaires), ou bien comme ceux de position et mouvement (principe d’incertitude de Heisenberg : la position d’une particule est mesurable avec une précision inversement proportionnelle à celle qui mesure son mouvement).

Musicalement, les deux pôles – Tatiana et Etna, constituent des centres harmoniques, rythmiques et texturaux (synchronie). Les deux versants correspondants incarnent une représentation dynamique de ces centres, déployée dans le temps (diachronie). La mélodie évolue dans le champ magnétique déterminé par les pôles, par leur pouvoir d’attraction et de répulsion. En même temps, elle gravit le versant Tatiana, réel et de substance mémorielle, pour ensuite glisser jusqu’au pied du versant Etna, hyper-réel, de substance idéelle.

Pour mieux percevoir l’identité musicale du pôle Tatiana, j’imagine comment Evgueni aurait pu vivre et dépasser le choc de la rupture. La succession de ses états psychiques présente autant de balises indiquant la topographie du versant Tatiana :

     (i)     manque d’air

     (ii)    fracture

     (iii)   frayeur viscérale

     (iv)   larmes opaques et glaciales

     (v)    échardes

     (vi)   vide cuisant

     (vii)  vide indolore

     (viii)  sommeil

     (ix)   errance

Le pôle Tatiana possède une triple identité :

 (i)  harmonique : si mineur, lugubre et obsédant (à citer, de J.-S. Bach, le chœur d’ouverture, Kyrie eleison, de la messe dans cette tonalité, ou bien le thème de la dernière fugue du Clavier bien tempéré, livre premier). Le centre tonal subverti par des incrustations chromatiques comme une réalité diffractée, altérée par une blessure mémorielle…

 (ii) rythmique : cellules dactyliques (noire, deux croches); tentatives avortées d’assouplissement par l’introduction de valeurs impaires (ex. trois ou cinq croches, une double croche). Par moments, la noire initiale d’un dactyle refuse toute fission en croches constituantes – signe d’une douleur dure, coagulée, rigide.

 (iii) texturale : noyau compact et replié autour du do central. Des silences aux durées inégales, quasi-aléatoires, effacent les strates médianes, serrées, de la texture originelle – oubli ou résistance au chant. Lent glissement vers l’aigu, sur une octave et demie. Des amoncellements de demi-tons alternant avec des octaves spectrales parcourent sporadiquement ce qui reste – ou se reforme – du premier noyau dur (quadruples croches, pianissimo et sforzando). Les nuances (volume sonore) sont de nature catastrophique : chutes soudaines, mezzo-forte soutenu devenant un quadruple-piano, presque inaudible. Crescendi en pente douce interrompus par des explosions triple-forte d’une extrême brièveté, qui se résolvent en silence, puis en pulvérisations composées ou aléatoires (micro-abîmes entre des triples croches staccato; poussière fractale figurant des structures de Cantor).

Des éléments isolés, hypertrophiés, télescopés ou décontextualisés de cet ADN musical traversent les états successifs qui constituent l’ascension du versant Tatiana. Ces états sont déterminés par l’application des transformations qui agissant à la fois sur l’harmonie, le rythme et la texture du pôle :

(i)    manque d’air : transformation du vide en plein, du silence en son

        impénétrable.

(ii)   fracture : dispersion ou disparition du centre, laissant les extrêmes

        exposés au silence.

(iii)  frayeur viscérale : convergence vers un centre qui oscille entre

        chant et spasmes.

(iv) larmes opaques et glaciales : transformation de variation en répétition, du plasma en verre poli, des dissonances en accords sombres, homogènes, classiques (ex. 7e diminuée; 1re inversion de l’accord sur dominante, mais sans résolution sur la tonique; sixte napolitaine). Suspensions rares, éparses. Rythmes congelés ou bégayants; ostinati alternant avec des augmentations rythmiques ponctuelles (ex. dans un groupe de cinq noires, l’une d’elles devient une blanche pointée).

Le pôle Tatiana se transforme en son antipode Etna par expansion et inversion : des quartes ou des sixtes se substituent aux tierces, la pierre à la glace, une polyphonie réversible aux silences et aux clusters (grappes de sons), des points d’orgue aux séquences polytonales. Le rythme se fait ductile et malléable comme une conscience enivrée par la poignante scintillation d’un idéal. L’harmonie à base de quartes se répand peu à peu, car n’est-elle pas davantage propice à l’extase ou à l’évanescence que celle, plus convenue, en tierces? La mélodie s’irise en trilles lents et lisses, souvent dans l’extrême aigu. Or, un passage atonal, fragilisé par une angoisse romantique sans objet, sans ancrage, débouche sur une banale et sirupeuse chansonnette « hyper-réelle » où alternent trois tonalités claires, définitives, légères: la mineur mélodique, ré majeur (relatif du si mineur qui caractérise le pôle Tatiana), sol majeur.

Le versant Etna est hyper-lisse; la mélodie glisse en accéléré sur cette surface sans support tellurique. Un motif de dix notes émerge un léger voile de nostalgie se dissipant dans la chute libre vers le haut, vers le nadir d’un vide rosé et non sans une homéopathique séduction :

Sol bémol – do bémol – fa –  mi  bémol – sol bécarre –  fa – la – si –  mi.

Montée – sol bémol au fa; descente au ré bémol; montée au sol bécarre; descente au fa; montée au mi final. 

L’harmonie de ce motif est tri-tonale :

(i) sol bémol majeur : glissement d’un demi-ton sous le sol majeur de la

    chansonnette hyper-réelle.

(ii)  lydien sur fa : glissement d’un demi-ton sous le fa dièse, dominante

       de si (mineur), tonalité principale du pôle Tatiana.

(iii) mixolydien sur mi : glissement d’un demi-ton sous le fa, note

       tonique du lydien.

Ces modes grecs/ecclésiastiques se substituent au majeur-et-mineur pour affadir, délaver les couleurs, mais surtout pour rendre légèrement plus équivoque et plus glauque le regard émanant des centres tonals. Douce déréalisation, en somme, à l’instar de cette rêverie d’Etna dont la matière est excessivement transparente et pénétrée d’air.

Le sol bémol, néanmoins – l’une des trois tonalités, en majeur, du motif susnommé de dix notes, est aussi l’équivalent enharmonique du fa dièse, dominante du si et annonçant de ce fait le pouvoir d’attraction croissant du pôle Tatiana en si mineur. De plus, les trois toniques du motif Etna constituent une cellule descendante en demi-tons – sol bémol, fa, mi – qui, dans la coda, subira une micro-orogénèse: plissements de texture, mordants et trémolos jusque dans l’extrême-grave, clusters martelés, amoncellement de détritus mélodiques et de rythmes-figures déjantés. Et voilà que surviennent des points d’orgue en dérive vers le pôle Tatiana : malgré le réconfort nordique du nom Flag, la rêverie hyper-réelle –  Etna – cède à la douleur d’une rupture encore trop vive, trop à découvert.

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Poète, compositeur et photographe, Anatoly Orlovsky cultive ses sons-sens-images assemblés en hybrides (é)mouvants tendant à rendre commune et tonique une part de l’inextinguible en nous. Anatoly, qui se produit régulièrement à Montréal, a enregistré quatre disques compacts, dont le plus récent avec la poétesse Ève Marie Langevin, tout en exposant depuis 2002 ses photographies remarquées par La Presse, la revue Vie des Arts et Ici Radio-Canada.

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Notes

(1) Voir aussi, à la fin de cette section du numéro, l’extrait du mémoire de Claudine Vézina, intitulé « Tableaux d’une surexposition ». Cet essai présente une démarche semblable à la mienne mais ancrée dans une musique réelle et célèbre : les Tableaux d’une exposition de Modest Moussorgski, transcrits en brèves nouvelles par l’auteure selon une méthode musico-littéraire innovatrice et rigoureuse.

Référence

Vaillancourt, Yves. 2009. « Mon Nord magnétique ». Montréal: Québec Amérique

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