Twin Tower Blues – peindre le 11 septembre, le volet musical

Par André Seleanu

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La musique aiguise la perception de la peinture; les échelles chromatiques s’offrent à leur tour à une interprétation tonale. Twin Tower Blues : cet intitulé ouvre l’exposition sur un indice musical, comme une mesure de mélancolie créatrice. Le corollaire de peindre le onze septembre est celui de composer sur son thème. Anatoly Orlovsky et Oscar Tobar prolongent les espaces peints par des perspectives tonales fragmentaires. Anatoly Orlovsky parle de la toile WTC – Ground Zero par Stache Ruyters : « WTC – un opéra visuel de la désintégration. Une rythmique saccadée : gestuelle à bout de souffle de lignes colorées. Trajectoires d’âmes implosives en collision. »

Les compositeurs proposent des structures harmoniques déconstruites, suivant la topologie de l’événement 11 septembre. Orlovsky opère sur divers ordres musicaux « classiques », Tobar fait frissonner une trace folklorique presque méconnaissable. Éclats, échardes de phrases musicales : voilà autant d’indices pour baliser la musique d’Orlovsky. Dans la première partie de son œuvre, il déconstruit un mouvement de sonate allegro. Le temps musical implose. Un thème réapparait avec des perspectives légèrement décalées sur les éclats d’une mélodie. Il y a des épisodes où le temps devient une « verticale », ou encore une régression. Je cite Orlovsky : « La partie médiane est une forme qui constitue des traces d’un virtuel développement paralysé. » Y affleurent des percées vers le réel suggérées par l’apparition de tonalités stables. Sa méthode englobe le désassemblage de certaines gammes japonaises combinées avec des fragments de modes grecs.

Le compositeur use de procédés contrapuntiques inspirés de musiques sérielles, mais appliqués à des blocs texturaux. C’est une manière d’articuler les métamorphoses de la matière musicale, produisant des « pétrifications », « liquéfactions », « transformations » de la glace et du plasma en verre brisé. Dans sa phase d’intégration, la musique d’Orlovsky crée l’impression acoustique de certains tableaux d’un peintre expressionniste irakien mort au cours d’un bombardement de la Première Guerre du Golfe, et ceci s’applique notamment aux textures particulières et accidents de surface de la musique. De Messiaen, Orlovsky introduit dans son écriture « l’étirement du temps musical, les images de l’éternité, sa théologie musicale ». En parlant du message de Karlheinz Stockhausen, dont il tire parti en qualité d’« opérateur » compositionnel, Orlovsky fait aussi un détour par ce qu’il voit comme la nature profonde d’une catastrophe : « l’air psycho-phénoménologique perd de son opacité, devient rare en quelque sorte (comme l’air de montagne). La trame de la réalité est perforée par des micro-abîmes », ce qui renvoie aux perceptions du peintre Ruyters.

La symphonie proposée par Oscar Tobar est nommée Célébration des saints. Lorsqu’il perd contrôle des affaires terriennes, l’homme crée ou découvre ce que l’on peut appeler le registre sacré. Tobar explique sa démarche : « dans un contexte harmonique apparemment amorphe, irrégulier, il y a un fil conducteur. Il y a un dialogue entre les instruments à vent  les bois, les métaux et les violons. Pour ce qui est de la notation musicale, il est plus facile de réaliser une originalité totale à partir d’une improvisation que d’un thème. Cela dépend de la conception personnelle du monde. »

Depuis la Mésopotamie et le monde païen, il y a toujours eu une nécessité brutale de communication entre le monde mortel et le mythe. Dans le monde chrétien, l’effet de la communication s’appelle le miracle. Alors, quand survient une situation limite le chaos total il y a un saut inespéré, insolite, provoqué par n’importe quel facteur situationnel. « Dans ma musique », affirme Tobar, « c’est ce que représentent les métaux. Les violons représentent la place de Dieu. »  Dans le dialogue entre les violons et les instruments à vent, il y a une confrontation qui choque. Tobar récuse, en effet, toute concordance harmonique entre les violons et les vents.  « C’est que je veux évoquer », précise-t-il, « c’est le choc d’intérêts entre celui qui prie et Dieu, entre le pouvoir et les suppliants. » Reste le chaos. Il y a une confrontation. Ce chaos ne se termine point par la mort, mais avec un combat infini jusqu’à ce que la symphonie meure.

Avant de réaliser une œuvre, Tobar balise son cheminement :  « je longe toutes les voies qui gravissent la côte », me confie-t-il, « ce qui m’intéresse, c’est le plaisir de monter et, ce faisant, de bâtir le mouvement symphonique. » Le compositeur transforme le plomb de notre situation terrestre, la présente dans l’or de la création tout en sauvegardant chaque trace de nos terribles déboires dans les rythmes heurtés, convulsifs mais empreints du dynamisme de la danse.  Ainsi l’énigme lacérante  du 11 septembre, que chacun de nos peintres symbolise à travers une richesse d’archétypes, de couleurs, devient cette danse infinie des bois, métaux et violons que Tobar forge dans la Célébration des saints.

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Né en Roumanie en 1957, résidant à Montréal depuis 1971, André Seleanu fait carrière comme journaliste, critique d’art et commissaire d’expositions, s’intéressant particulièrement à l’art contemporain international,  canadien, québécois et latino-américain. Collaborateur aux magazines Vie des Arts (depuis 1996) et Canadian Art, on trouve aussi ses articles dans les publications européennes, notamment la revue du Musée britannique, The  Medal. Seleanu pratique un journalisme de fond qui interpelle l’histoire, la sociologie, la géographie, l’anthropologie, et leurs influences réciproques sur l’art.

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