Réflexions sur les liens et les similitudes entre la peinture et la musique

Par Hélène Goulet

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Hélène Goulet, Fleurs outrageantes #3 (techniques mixtes – encre, acrylique – sur plexiglas), 1998

C’est essentiellement à titre de praticienne en peinture et coloriste que j’ai souhaité apporter un regard sur les liens entre la peinture et la musique.

« La couleur n’est qu’une sensation et n’a aucune existence en dehors de l’organisation nerveuse des êtres vivants », déclare Ogden ROOD, éminent physicien américain du 19e siècle qui a publié sur la théorie des couleurs, notamment Modern Chromatics en 1879.  Quoi qu’il en soit, aurions-nous eu les Marc Chagall, Henri Matisse, Piet Mondrian, Nicolas de Staël, Andy Warhol, Serge Lemoyne et tant d’autres sans les couleurs ?

C’est à l’École des Beaux-Arts de Québec que j’ai pu découvrir, grâce à mes professeurs et aux dernières années de ma formation, cet apport inestimable qu’est L’Art de la couleur de Johannes Itten.

Itten, peintre, penseur et professeur au Bauhaus au début du siècle dernier nous a transmis dans son livre L’Art de la couleur un grand savoir sur l’univers des couleurs et leur utilisation en peinture, en création. Il a consacré sa vie entière à l’étude de la couleur. « … Sa théorie exposée dans [ce livre], édité et diffusé dans de nombreux pays, dégage une unité incontestable, née à la fois des expériences du pédagogue et des découvertes de l’artiste, deux tendances fondamentales de la personnalité de l’auteur. La perception subjective de la couleur d’une part, les lois objectives de la colorimétrie d’autre part, forment les deux pôles de ce champ d’expériences privilégié qu’illustrent de nombreuses planches en couleurs. » (L’Art de la couleur).

En effet, dans cet outil pédagogique qu’est son livre susnommé, Itten apporte à tous et aux passionnés de la couleur une base de travail exceptionnelle et documentée.  En tant que plasticienne et coloriste, j’ai approfondi avec enthousiasme sa théorie et son approche pour y découvrir entre autres l’étonnante parenté avec la structure musicale.

Abordant le cercle chromatique, Itten affirmait : « Il faut voir les douze tons de couleurs avec une précision aussi grande que le musicien entend avec précision les douze notes de la gamme. »

Itten insiste sur le fait « … qu’il faut acquérir une connaissance globale des lois objectives de la couleur qui sont étudiées à partir du cercle chromatique, à travers le globe des couleurs et les sept contrastes de couleurs.  Les problèmes de l’impression et de l’expression des contrastes sont examinés à l’aide de confrontations précises entre les couleurs, des groupes de [celles-ci] et les sept contrastes de couleurs… » De plus, affirme-il, « … la gamme des accords fondamentaux de couleurs fournit une base théorique pour les problèmes de composition. »

En ajoutant le pourpre au spectre des couleurs du prisme, l’homme de science Isaac Newton a complété constructivement le cercle chromatique, permettant ainsi de disposer les douze couleurs à intervalles égaux et d’en faciliter son utilisation.  Et lorsque l’on se penche sur le système d’apprentissage du fonctionnement des couleurs par son cercle chromatique de douze couleurs, on constate qu’il s’apparente à celui de l’apprentissage de la musique sur un clavier et ses gammes de douze notes.

Dans la préface de la monographie Solfège de la couleur d’Édouard Fer, Yves Le GRAND insiste à son tour : « De même que la connaissance du solfège est indispensable au compositeur musical, celle du solfège des couleurs doit préluder à toute création en peinture. »

C’est par un heureux hasard qu’on me remit ce Solfège de la couleur signé Édouard Fer, ouvrage riche d’enseignement sur les principes et les lois des couleurs. On y découvre de plus le schéma du cercle chromatique harmonique construit d’après Chevreul selon le triangle équilatéral et basé sur le mélange pigmentaire des matières colorantes (procédé soustractif) des trois couleurs primaires, jaune, rouge et bleu, ce dernier reconnaissant en peinture, comme en musique, un mode majeur et un mode mineur.

Ainsi en est-il du psychologue Stephen E. Palmer, Ph.D., de l’Université de Californie à San Diego et de ses collègues; ils ont observé que le cerveau humain a tendance à associer des couleurs jaunes, claires et vives aux musiques de tonalité majeure, jouées sur un tempo rapide. Tandis que des couleurs sombres, tendant vers le gris et le bleu, sont plutôt associées aux musiques de tonalité mineure, jouées sur un tempo lent. La recherche et l’enseignement de l’éminent professeur Palmer portent sur la perception visuelle, un sujet étroitement lié à la photographie en couleur. Il travaille actuellement à l’écriture d’un nouveau livre au sujet de la couleur : Réflexions sur la couleur et la conscience.

Dans cet univers de science et de phénoménologie, rappelons que Johannes Itten a œuvré à faire la synthèse des découvertes des grands hommes de science qui l’ont précédé, soit Philippe Otto Runge qui publia en 1810 son Traité de la couleur avec la sphère des couleurs comme forme symbolique élémentaire, ainsi que Johann Wolfgang von Goethe, dont le Traité des couleurs vit également le jour en 1810. En 1816, Schopenhauer fit paraître son ouvrage La vue des couleurs.  En 1839 le chimiste et directeur de la manufacture des Gobelins de Paris M.E. Chevreul (1789-1889) publia lui aussi un texte traitant « De la loi du contraste simultané des couleurs et l’assortiment des objets colorés ». Ces savants apportèrent le fruit de leurs inestimables recherches et accomplissements et permirent de découvrir et d’approfondir les phénomènes de la couleur.

Mais qu’en est-il de cette parenté couleur-musique en composition picturale ?

Qu’en est-il alors du pouvoir plus qu’évocateur des couleurs ?

Un champ si vaste qu’est la couleur, ses valeurs, ses tonalités et ses nuances, ses accords, ses liaisons et ses effets, c’est certainement un clavier immense, un champ de création apparenté à la musique.  D’autant plus que la couleur se module, s’ouvre et vibre ou alors s’atténue selon son environnement immédiat; c’est elle qui parfois architecture l’image ou participe à la transcendance de l’œuvre; un défi que la connaissance et l’expérience aident à relever. Chacun son apport, me dis-je, aux avancées du langage plastique dans son application, c’est-à-dire dans son propos et son mode d’expression distinct et dans sa motivation à redéfinir et ainsi renouveler l’espace pictural.

Les vibrations engendrées par les couleurs, leur spécificité et leur énergie s’imposent indéniablement sur toute surface et parfois même elles la percutent.  Comment l’expliquer, sinon par l’emploi de forts contrastes tels celui des couleurs en soi, des couleurs complémentaires, du chaud-froid, du clair-obscur, des contrastes simultanés, de qualité et de quantité, répertoriés par Itten.  La perception des effets de couleurs est bien souvent une question de sensibilité et de « ressenti » selon les mises en scène et leurs effets. De plus, quant à l’élaboration de pièces picturales constituées de traits, de diverses formes et couleurs avec leurs dimensions, leur saturation, leur emplacement, leurs rythmes et leurs directions, sans compter l’état d’esprit de l’artiste et ses intentions, je crois qu’un travail de composition peut parfois et étonnamment engendrer des œuvres aux spécificités à la fois picturales et musicales.

Je crois aussi que je m’y appliquais; en témoigne mon énoncé des années mi-80, concernant le travail artistique dans lequel j’étais alors engagée :

J’invente mes lieux

Ces paysages imaginaires, réinventés faits de quelques taches

Le sol, le relief, les végétaux, l’espace

Tous ces éléments qui me touchent

Ma recherche plastique et ces éléments de la nature

Ce mélange heureux vivant de mon enthousiasme et de mon émotion

Les surfaces chantées

Les petits traits qui accompagnent le mouvement, l’accentuent

la musique

mon clavier, ma toile.

Voici ce qu’écrivait l’historienne Monique Langlois dans le Journal de l’Association des Beaux-arts de Québec, en juillet 2007 :

HÉLÈNE GOULET

PEINTURE ET ENGAGEMENT SOCIAL

La démarche artistique de [Goulet] vaut d’être présentée. Différents articles font état de son passage au cours des années quatre-vingt du paysage-nature au paysage-tache.  Graduellement, elle tisse sa grammaire de couleurs et de signes (calligraphie, objets).  Le tout, à mon avis, est chapeauté par les liens entre la couleur et la musique. Déjà, Titien et Véronèse aimaient à confondre la « couleur et la musique » et parlaient de « la grande fête de la couleur ».  Ce qui rejoint des observations récentes de Daniel Charles qui, à propos d’œuvres musicales, écrivait : « la musique se représente, elle devient ce qu’elle est : théâtrale, c’est-à-dire tout ensemble fête et jeu ». 

Les tableaux de l’artiste seraient théâtre, parce qu’à la fois fête et jeu par l’agencement de taches et de surfaces colorées qui mettent en scène des rapports de force entre l’univers intérieur et le monde extérieur qu’elle exprime.

En terminant, permettez-moi de vous citer l’ineffable Édouard Fer dans son livre sur les liens entre la couleur et la musique : « Il ne faut pas confondre la musique avec le bruit, tel est le but de cet essai du Solfège de la Couleur ».  Ainsi s’exprimait, avec cette phrase lapidaire à la toute fin de son ouvrage, l’auteur É. Fer, ex-directeur de l’École municipale de dessin de la ville de Nice, médaillé du Salon des artistes français et Premier Prix de la Société d’encouragement à l’art et à l’industrie. Nous étions en 1953.

***

Native de Québec, la peintre et pédagogue Hélène Goulet s’achemina à l’École des Beaux-arts de Québec à temps plein, à l’âge de vingt-quatre ans. Après ses études en arts, elle compléta son baccalauréat à l’Université du Québec à Montréal. Privilégiant la peinture, elle explora également le vitrail et la sérigraphie. Ses œuvres furent exposées au Québec et au Canada, en Europe et au Japon. Son enseignement, notamment à l’École des Beaux-arts de Montréal, s’appuie volontiers sur les écrits de grands théoriciens du 20e siècle, dont Johannes Itten pour la couleur.

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