Par Gabriel Gagnon
Même si personne dans ma famille n’avait de talent musical, dès mon plus jeune âge j’ai été sensible à cette dimension essentielle de l’existence.
Chez nous, mon père écoutait toujours à la radio l’opéra du samedi. Dans les années 40, je fus un auditeur fidèle des cours d’initiation à la musique diffusés par Radio Collège, initiative originale de la radio publique.
À l’automne 1945, je fis mon entrée au Séminaire de Rimouski où, en plus d’organiser une série de concerts destinés au grand public rimouskois, un animateur exceptionnel, l’abbé Georges Beaulieu, avait décidé de monter un opéra. Il arrêta son choix sur Joseph en Égypte du français Étienne-Nicolas Méhul (1763-1817) dans lequel il n’y avait que des acteurs masculins, ce qui était obligatoire dans un Séminaire comme le nôtre à cette époque. On me permit de suivre les répétitions tout au cours de l’année. Cette expérience fut d’une importance capitale pour moi : pendant longtemps j’ai continué à fredonner la plupart des airs de cet opéra.
J’assistai aussi, dans le cadre des concerts organisés par Georges Beaulieu, à un récital du grand altiste William Primrose. Impressionné par cet instrument, je décidai d’en faire l’apprentissage. On me fournit un alto et une cabine de pratique, mais pas de professeur, sauf un vieux prêtre musicien qui passait parfois me voir. Cette décision spontanée un peu insensée n’eut évidemment pas de suite lorsque je quittai le séminaire à l’été 47.
L’année suivante, inscrit au Collège des Jésuites à Québec, je fus étonné d’entendre notre professeur, le père Claude Langlois, qui devint ensuite un peintre célèbre, affirmer que dans la vie, une émotion esthétique devait l’emporter sur toute autre activité : cette confidence spontanée m’a suivi depuis cette époque.
À l’automne 49, retenu au lit par une pleurésie virulente, j’achetai une nouvelle invention, un tourne-disque pour les 45 tours. Il me permit d’acquérir, en plus d’extraits de comédies musicales américaines que j’aimais, le meilleur de la musique classique. De cette époque il ne me reste aujourd’hui que les Variations Goldberg interprétées par la claveciniste Wanda Landowska et la Neuvième Symphonie de Beethoven dirigée par Koussevitzky. Ces deux œuvres m’accompagnent toujours. Face aux plus grands malheurs, c’est toujours L’Ode à la joie que j’ai écoutée, lorsque mon ami Pierre Francoeur se laissa emporter par la marée montante ou quand les Américains assassinèrent Che Guevara, mon héros de l’époque.
Un beau dimanche de ma Rhétorique à Rimouski, les pensionnaires ont eu la permission d’aller voir un film sur la vie de Schumann. De retour, à notre surprise, notre confrère organiste, Denis Turbis, remplaça la musique funèbre des vêpres par une adaptation du Concerto pour piano opus 54 joué par Clara Schumann dans le film que nous venions de voir. Quel inoubliable sentiment de liberté !
À l’été 55, lors du centième anniversaire de Saint-Octave de Métis, village natal de mon père, j’ai été amené à interpréter en public sept soirs de suite le rôle muet d’un missionnaire perdu en forêt. L’air de Bach qui accompagnait cette expérience pour moi assez inusitée est toujours resté dans ma mémoire.
J’ai toujours eu aussi une affection particulière pour le Messie de Händel que, chaque année, dans le temps des Fêtes, j’essaie d’aller voir avant de l’écouter à plusieurs reprises dans les deux versions que je possède, celle de Malcom Sargent ou plus traditionnelle, celle de John Elliot Gardiner.
Voici un peu comment la musique a toujours réveillé en moi l’émotion esthétique proposée par un ancien professeur de Méthode.
Plus tard, au cours de mes années d’université, j’ai fait la connaissance de ma collègue Maryvonne Kendergi qui tentait de nous faire partager l’étonnement proposé par la musique contemporaine dont elle invitait en entrevue les principaux acteurs. Elle cherchait à nous faire aimer entre autres Boulez, Pierre Henry, Stockhausen, John Cage, qui m’a particulièrement impressionné, et des musiciens québécois comme Gilles Tremblay et Walter Boudreau. Malgré mes efforts, j’ai pu constater qu’en musique comme dans les autres arts, l’étonnement ne pouvait remplacer l’émotion qui finit toujours par l’emporter. J’ai cependant été subjugué par la Symphonie du Millénaire mise en scène devant l’Oratoire le 3 juin 2000, par Walter Boudreau et Denis Bouliane.
Devenu vieux, je considère maintenant que j’ai surtout été accompagné par les chants d’hommes et de femmes d’ici et d’ailleurs qui ont inspiré mes pratiques émancipatoires : Jacques Bertin, Pauline Julien, la Catalane Marina Rossell, Nina Simone, Raymond Lévesque et plusieurs autres. À mes funérailles, suivant la tradition instaurée par d’autres fondateurs de la Revue Possibles, Marcel Rioux, Roland Giguère et Gérald Godin, j’ai demandé qu’on chante Le Temps des cerises qui exprime bien à la fois la beauté et la fragilité du monde.
Pour le moment, lorsque le soir tombe, c’est pourtant l’émotion qui l’emporte souvent lorsque j’écoute les Fidèles insomnies d’Alain Lefebvre, Les Chemins ombragés d’André Gagnon, Keith Jarrett, Arvo Pärt, ou la harpe inspirée de Valérie Milot.
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Gabriel Gagnon est sociologue et membre fondateur de la revue Possibles.