Et si c’était comme si tout recommençait

Par Gil Léveillée

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Tout en surveillant l’état de la glace, il contempla le paysage d’hiver qui se confondait avec certains tableaux de Brueghel, mais sans le côté paillard des personnages : la neige amoncelée sur les bords du bassin, les grands arbres fluets et noirs piqués dans la neige très blanche et les quelques patineurs qui formaient des taches de couleur et donnaient l’impression d’un petit village.

S’ajoutant au plaisir de patiner sur l’eau glacée des bassins, des haut-parleurs accrochés dans les arbres diffusaient des chansonnettes françaises des années soixante. Une chanson de Jean Ferrat flottait dans l’air. Distraitement, tout en prenant un nouvel élan, il se mit à fredonner quelques paroles dont il se souvenait comme « la mer poussait ses galets » ou encore « dans l’odeur des pins, du sable et du thym » et quelques autres. Il avait oublié la plupart des paroles, mais pas le refrain qui répétait « Et c’était comme si tout recommençait » ou du moins la première phrase. La voix très pure et fraîche, presque juvénile de Jean Ferrat, conférait une sorte d’émerveillement candide à l’idée du refrain qui dut se répandre en lui et ajouter une dimension supplémentaire à la beauté du paysage. Sa mémoire musicale compensa la suite du texte en lui faisant anticiper une énumération de termes et puis après, au final, une exaltation presque attendue s’emparait de lui. Le titre de la chanson, il ne l’avait jamais retenu et dut avouer, comme le prétendait un de ses amis, qu’il n’écoutait pas toujours attentivement les paroles des chansons qu’il aimait. Sa nature rêveuse se laissait porter par la mélodie et quelques fragments qu’il fredonnait par-ci, par-là. Mais ces quelques paroles suffirent à se frayer un chemin en lui jusqu’à son adolescence, jusqu’à la maison du fleuve, sa maison natale, et soudain, il sut instantanément qu’il avait été très heureux, malgré la solitude et la mélancolie, dans ce grand paysage qui éclairait la maison. Il se revoyait près de cette étendue d’eau qu’évoquait la chanson, la mer ou le fleuve Saint-Laurent qui scintillait vers la fin de l’après-midi et toutes ces promenades hiver comme été au bord de l’eau salée, dans la baie, leurs baignades de l’été comme le pur plaisir de l’insouciance, jouant avec leurs cousins et cousines à se chamailler, à se confectionner une coiffure, un collier ou un costume avec les algues qu’ils arrachaient de la terre au fond de l’eau, le corps qu’ils s’enduisaient de terre glaise comme des enfants de couleur, leurs premiers émois amoureux. Une scène lui plaisait en particulier, c’était celle de ses après-midi d’été à rêvasser dans sa chambre, couché sur son lit, la tête près d’une fenêtre avec vue sur le fleuve et ce petit bruissement du vent dans les feuilles des peupliers de Lombardie qui l’hypnotisait et tous ces moments d’été à contempler le fleuve, à écouter les oiseaux, à s’imbiber de ces odeurs, à écouter la radio qui distillait ces chansonnettes françaises, à devenir ce paysage dans lequel ils étaient nés et qui les avait façonnés comme une pâte, comme un destin de l’imaginaire. La chanson de Ferrat mettait en scène le même scénario des vacances de l’été, mais poussait plus loin l’idée de ce recommencement qui ne faisait que poindre en lui, celui de l’amour entre ces deux jeunes gens que le chanteur avait pu observer. Et il s’en émerveillait parce qu’il reconnaissait chez ces jeunes gens toute la poésie de ces amours de l’été que lui-même avait vécue et il les regardait et il revivait avec eux ces purs moments de bonheur de l’amour entre ces deux adolescents, ces tendres et magnifiques gestes qui se confondaient avec ceux de leur baignade dans la mer.

C’était une partie de sa vie qui remontait à la surface en cette après-midi, sur cette étendue de glace et il en éprouva un vif plaisir, une reconnaissance, lui qui avait, depuis la mort de ses parents, surtout distillé le deuil et la morbidité de ses jeunes années. Et il poussa plus loin encore le raccord, donnant un coup de ses patins sur la glace, que la solitude même avait produit ses fruits, que c’était grâce à elle et à un de ses amis, qu’il avait connu et tant aimé ces chanteurs et chanteuses des années soixante, ces Jean Ferrat, Barbara, Georges Moustaki, Serge Reggiani, Frida Boccara, Éva et tant d’autres qui lui avaient donné des heures et des heures de plaisir. C’était grâce à son ami d’adolescence qu’une émulation pour la musique s’était créée au point d’acheter, l’été, un ou deux microsillons par semaine. Cette pensée le réconcilia avec une partie de sa vie et contribua au plaisir du soleil et de la luminosité de l’air dans laquelle il se déplaçait, sur lesquels il naviguait, entre ces eaux du présent et celles du passé. Il se surprit à se sentir plus léger, comme s’il avait enfin retrouvé le sens de l’orientation, le sens des valeurs de son destin d’homme du fleuve.

Mais ce qui l’exalta et cristallisa sa joie presque euphorique, c’était qu’après toutes ces années, il aimait encore ces chansons et peut-être encore plus. Rien ne s’était perdu. Il se dit que ces petits bonheurs de la chanson, comme le rappelait avec insistance le refrain, pourraient toujours recommencer, remettre sur son vieux pickup tous ces microsillons qu’il chérissait et dont il faisait attention comme à la prunelle de ses yeux. Ce serait toujours comme si. Il ne s’était pas rendu compte alors de la beauté insouciante de ces après-midi d’été à rêvasser, à contempler vaguement le fleuve, à se laisser vivre, à ne faire qu’écouter ces chansons et à se laisser bercer par ces rythmes, ce ton de l’amour et de l’espoir qui alimentait son rêve personnel. C’était maintenant seulement qu’il le reconnaissait et qu’il lui donnait sa pleine et entière valeur. Personne ne pourrait amenuiser sa joie, elle lui appartenait en propre et elle devint pour lui comme un trésor. Cette beauté était pour lui éternelle, il pourrait y revenir aussi souvent qu’il le désirerait. Rien ne pourrait altérer ces heures exquises qui lui étaient rappelées par hasard, sur cette patinoire du Plateau Mont-Royal. Cette pensée le transporta dans une autre dimension et il en éprouva une exaltation sans bornes, aussi vaste que la patinoire. Il en frissonnait de joie et redoubla d’ardeur dans ses déplacements sur la glace. L’exaltation, jointe à la beauté du jour, à la musique et aux mouvements des patineurs, devint si intense, comme une harmonie du mouvement enfin retrouvée, comme s’il avait enfin réintégré le genre humain, qu’elle lui sembla transpirer par tous les pores de la peau. Il lui sembla que son corps se distendait, qu’il était sur le point d’éclater tellement l’émotion était à son comble, que son enveloppe corporelle était trop étroite pour contenir pareille sensation. Il eut presque envie de crier ou de pleurer ou de bouger de manière frénétique comme un fou. Il était transporté dans un moment de grâce qu’il prit plaisir à vivre le plus intensément possible, car il savait qu’il lui serait impossible, celui-là, de le solliciter à nouveau.

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Gil (Gilles) Léveillée est professeur de littérature au collège de Saint-Jean-sur-Richelieu, au Québec. Il détient un doctorat en littérature française. Il a publié en revue (XYZ, Nuit Blanche, Trois, Possibles, Art Le Sabord, Brèves, etc.) et dans un collectif en hommage à Marguerite Yourcenar. Il a également fait paraître un récit intitulé Les paysages hantés et le recueil de nouvelles Lieux de passage chez Québec Amérique.

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