L’homme à la rivière

Par Gil Léveillée

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À l’ami des chevaux

 

Un soir, il ferma les yeux et il se rendit dans un lieu auquel il songeait depuis quelques années. C’était inévitable. C’était une sensation en lui, une respiration qui cherchait son souffle comme un certain soir d’été où l’envie fut irrésistible de sortir et de s’asseoir en plein milieu d’un champ pour ne faire que respirer l’air frais et humide du soir, les pieds dans les herbes fraîches et la tête tournée vers le haut, verticalement, vers les étoiles. Respirer vers le haut. Un besoin en urgence de cet espace sans nom, sous le ciel du soir, libéré, seulement que respirer l’air à grandes bouffées. Il sentait même qu’il n’en aurait pas trop de toute la nuit et de quelques jours en plus pour nettoyer les alvéoles de ses poumons et reposer un esprit survolté, presque au bord de l’épuisement.

Sans le vouloir ou même le savoir, les images d’une rivière montaient à la surface de son esprit comme les vagues du fleuve Saint-Laurent l’automne dans la baie, lors des grandes marées, ou au printemps, lorsqu’il déambulait près des glaces qui fondaient. Tous les petits bruits de l’eau qui retournait à la mer l’enchantaient. Mais jamais il n’avait cherché à marcher près d’une rivière, au mieux près d’un petit ruisseau tout près de la maison dont le débit augmentait au printemps au point d’entendre le bouillonnement de la petite chute qu’elle avait engendrée et qui dévalait la pente entre les arbres de la côte. Mais la rivière qui coulait en lui emportait des eaux puissantes dont on apercevait à la surface la crête mordorée des bouillons qui descendaient fermement vers leur destin et dont les embruns projetaient des vapeurs fraîches sur le visage.

 

Pour lui donner sa forme définitive, il fallait y penser chaque jour, à tête reposée et ne pas en forcer la conception. En fait, le mot penser ne convenait pas à l’opération. Petit à petit, deux autres éléments s’ajouteraient, celui d’un petit espace vert de protection bien délimité, en retrait de la force des eaux et, en quelque sorte sécrété par ce paysage, un être, il ne savait comment le qualifier, y ferait son apparition au moment opportun. Il ne voulait pas se prononcer sur le caractère qui revêtirait cet être de la forêt comme si une logique de la rêverie devait suivre son cours. Quelqu’un qu’il attendait depuis toujours et qui marchait avec lui au bord du fleuve et dans la forêt, quelqu’un qu’il avait désespérément voulu rencontrer dans la vraie vie à une certaine époque. Non pas qu’il se sente abandonné à lui-même ou peu entouré d’amis, mais il lui manquait la compagnie d’un être à la fois très intime et très éloigné, inconditionnel, mais sans complaisance comme une sorte de guide. Un jour, il l’avait invoqué, il avait tenté de le décrire sous la forme de plusieurs hypothèses, mais il n’était pas venu. Plus tard, dans ses rêves, il revêtait souvent les traits d’un jeune étudiant d’une de ses classes dont l’expression du visage, surtout celle de la certitude tranquille du regard, suffisait à le réconforter comme un frère, sans intervention, à l’inviter sereinement à continuer son travail comme s’il avait une longueur d’avance sur lui et qu’il savait. Dans un autre rêve, depuis qu’il voyageait au Maroc, un homme presque aveugle l’attendait, presque un mendiant, il ne savait plus de quelle nationalité, marocaine ou indienne, lui, précisément dans une foule, pour lui serrer la main et lui transmettre la bonté qu’il disait ressentir venir de lui, qui passait de l’un à l’autre à travers le contact de cette main qu’il garda longtemps dans la sienne comme le faisaient les Orientaux. Il ne savait pas qui il était, mais cet être semblait le comprendre et le connaître au-delà de lui-même.

 

Un soir, par nécessité de se rafraîchir, il se transporta par la pensée jusqu’à la rivière dont le paysage s’était à peu près fixé dans son esprit. Il mit les pieds sur un espace déboisé un peu surélevé. Il ne savait pas où il se trouvait, mais la rivière apparaissait en contrebas, suffisamment alimentée pour créer tout l’espace du son qu’elle occuperait et favoriser le désir de l’exploration et donner un cadre à des perceptions qui fatalement naîtraient en lui. La rivière présentait tout près de sa rive un petit bosquet d’arbres et quelques mares d’eau. Il lui avait pris un certain temps à modifier mentalement le paysage pour y intégrer le petit bosquet de son enfance dans lequel il aimait entrer pour voir la lumière flotter dans le ruissellement des feuilles des jeunes peupliers et en respirer les odeurs de la couleur jaune. Il y avait passé des moments d’émerveillement pur, couché au ras du sol, aussi purs que le jaune des feuilles qui ruisselaient de vent et de lumière sous ses yeux. Un petit ruisseau coulait à cet endroit où son père venait faire boire ses chevaux et la terre tout autour en était imprégnée, presque marécageuse. Le temps avait fait se fondre le bosquet au paysage de la rêverie et il en avait aménagé le sol. Il pourrait donc s’y asseoir, tout près de sa rivière.

 

Plus tard, il avait pensé à celui qui sortirait de la forêt pour venir à sa rencontre. Il fallait qu’il retourne à son paysage et qu’il l’attende sans vraiment penser à lui, surtout pas. Ni y penser, ni ne pas vouloir y penser. Que cette pensée soit assez lointaine pour être au fond de lui et qu’elle ne devienne jamais une préoccupation. Qu’il l’oublie. Qu’il se laisse imprégner par l’atmosphère ambiante, qu’il écoute le silence et le sifflement feutré du vent dans le petit bosquet et au loin, surplombant, le son de la rivière magnifié par l’espace qui le réverbérait. Il n’y venait pas seulement que pour la beauté du paysage ni seulement pour y être seul ou pour se rafraîchir ou écouter le son feutré de la rivière, mais peut-être encore plus pour se mettre en attente sans attendre d’un mot, d’un secret ou d’une phrase qui sans être provoquée remonterait en lui inopinément, une signification, un accord. Sans se le dire, il sentait que l’être qui se présenterait à lui n’en serait que la distillation la plus pure comme celles des plantes pour un parfum. Il lui faudrait plusieurs rencontres et penser que l’homme ne viendrait peut-être jamais comme si une nécessité que lui était seul à connaître en justifierait l’apparition. Il lui fallait s’abandonner à cette façon de vivre qu’il apprenait à maîtriser de plus en plus dans sa vie personnelle.

 

Un soir, il avait cru le voir ou peut-être seulement l’imaginer. C’était un homme de la forêt qui ne ressemblait à personne, plutôt une silhouette, un être très grand qui portait un chapeau noir cachant son visage comme dans une nouvelle fantastique de Théophile Gauthier qu’il avait étudiée en classe avec ses élèves. Son visage restait indistinct, mais il semblait se déplacer en souplesse et il n’inspirait aucune crainte à son observateur. Il ne se montra à la vue que quelques brefs instants, que pour confirmer sa présence. Malgré la brièveté de son apparition, il put tout de même sentir qu’il était d’une droiture et d’une rigueur exemplaires, pétri de bonté et de forte patience et qu’il pouvait faire preuve de compréhension infinie. Cet être n’était pas un être humain, pas complètement, mais un substrat, comme une accumulation de plusieurs expériences de vie, comme une sécrétion de la forêt, un homme de la forêt. L’intérieur de son corps, si le mot convenait, semblait constitué d’une substance dont la densité accusait une certaine légèreté comme s’il s’était avéré impossible de le saisir. Mais le but de sa présence n’était que de l’assurer de son existence et de son entière disponibilité. S’il en avait besoin, s’il ne le craignait pas, car il avait beaucoup de sérieux et de rigueur en lui pour le moment et une écoute entière, même s’il était pour le moment impossible de voir son visage qui, au fond, n’avait pas vraiment d’importance. Puis, il disparut aussi en douceur qu’il était venu.

 

Mais pour le moment, il savait qu’il n’éprouvait pas le besoin de rencontrer cet homme ou qu’il n’y était pas prêt. Il lui suffisait de savoir qu’il était dans la forêt. Tout ce qui comptait, c’était de pouvoir descendre à la rivière comme il le souhaitait, sans nécessité, pour le plaisir de profiter de la rivière, de la verdure, du vent dans les feuilles, de la fraîcheur de la forêt et du sol sur lequel il posait les pieds, du son multiple de l’eau, du petit bosquet aménagé que pour lui seul et de se laisser porter par le mouvement hypnotique des eaux, mouvement perpétuel de la vie qui l’emportait vers un voyage hors de lui-même, l’esprit libéré de toute contrainte, dans le silence de la contemplation d’où surgiraient les mots qu’il avait besoin d’entendre.

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