Par Sonia Alice Martin
“We lived, as usual by ignoring. Ignoring isn’t the same as ignorance, you have to work at it.”
― Margaret Atwood, The Handmaid’s Tale
Nous vivions, comme d’habitude, en ignorant. Ignorer n’est pas la même chose que l’ignorance. Il faut se donner de la peine pour y arriver.
La Servante écarlate
“It was a bright cold day in April, and the clocks were striking thirteen.”
C’était une journée froide et lumineuse d’avril,
et les aiguilles indiquaient treize heures.
― George Orwell, 1984
La nuit, les insectes volants se repèrent par rapport à la lune. Ils volent en la gardant sur le côté, et se déplacent ainsi en ligne droite. Lorsqu’ils croisent une source de lumière artificielle, ils se comportent comme s’il s’agissait de la lune. Désorientés, ils finissent par voler en rond autour d’elle jusqu’à épuisement. L’éclairage artificiel est leur principale cause de mortalité.
Nous avons perdu la lune.
Nous avons fait des promesses comme on ne tient pas des résolutions, et il est tard.
Les spectres ont envahi les corridors. Il n’y a plus de miracle dans nos oratoires.
Nous conjugue empêcher le bras tendu drapeau en berne.
Nos mains n’ont plus d’emprise. Nos mains sont devenues les mains négatives de Duras.
Nous sommes ceux qui appellent. Nous sommes ceux qui appelions, qui criions, il y a 30 000 ans : je t’aime. Nous crions que l’on veut t’aimer, que nous t’aimons. Nous aimons quiconque entendra que nous crions. Sur la terre vide, resteront ces mains sur la paroi de granit face au fracas de l’océan.
Personne n’entendra plus. Ne verra.
Nous avons crié ton nom comme on se rend à l’abattoir.
Nous n’avons été graciés de rien. Nous sommes tous ces lièvres immortalisés par Chardin.
Mais qui se souviendra de nous ? Le temps file, les chevaux hennissent, les oies repartent et ne reviendront pas.
Nous mourons, au passage des oies.
Des lichens poussent en nous comme une mort lente. Nos visages gris d’automne, pâles et secs, tombent sur l’asphalte comme des obus, dans le plus terrifiant des silences.
Et qu’il ne soit trop tard pour la grâce brutale.
Chaque matin se lever à 5h
glisser les rideaux ouvrir la fenêtre
(regarder)
dehors Apollon court vers les Daphnée fuyant,
mais il n’y a plus de lauriers où s’asseoir ni en lesquels se transformer,
ni de Bernini pour immortaliser la scène
(détourner le regard)
sortir
marcher dans le sentier
prendre dans mes bras tous les chats morts sous la pluie
à midi
se mettre à genou dans les rivières d’eaux noires
redresser tous les cous des Cormorans
la terreur passée
flatter un béluga géant sur la berge
le soir venu
si les étoiles sont belles, ne pas trop traîner dans les bois.
rentrer vite la nuit tombe, et il fait froid ce soir.
(oui) rentrer
fermer la porte
pour ne pas
pour empêcher
réaliser qu’on a oublié de fermer la fenêtre quand une odeur fétide se répand dans la pièce
c’est la mort de nous qui empeste
même le décor se sauve
aussi vite que le vent traîne la mer
ne demeure que le lit faséyant au sud de nulle part
et la mélancolie d’une vanité clouée au mur
où trônent un narcisse, et une clepsydre entre deux jacinthes
ce soir des baleines s’endormiront en pleurant sous mes côtes
à minuit
ma main s’ouvrira
sur leur mort tranquille
Demain j’irai m’asseoir au comptoir d’une cantine, je dirai tout, dos au monde, face au miroir, mais il sera trop tard pour Vivre sa vie. Je tomberai en moi comme dans un gouffre.
Quand l’aiguille pointera 13, Nous tomberons en nous comme dans un gouffre.
Et qu’il ne soit trop tard pour la grâce brutale.
***
Sonia Alice Martin est auteur, illustratrice et photographe; elle a publié – textes et œuvres – dans plusieurs revues littéraires, et son travail photo a notamment été présenté au Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ), ainsi qu’au Musée régional de Rimouski. Elle vit à Montréal où elle travaille présentement à l’achèvement d’un roman autobiographique.