Par Gil Léveillée
Tu semblais m’oublier complètement pendant tes voyages au Maroc, moi, ton père, mais je te manquais sans le savoir, sans vouloir que quelqu’un le dise, encore moins toi. J’étais là incorporé aux délices de la nuit marocaine, à travers ces visages humains , mais plus encore à travers ces animaux souvent maltraités, comme ces ânes aux grands yeux tristes et limpides, ces chats affamés qui miaulaient sous les tables des cafés et jusqu’à ces chiens errants, à l’allure famélique, au pelage souillé, aux yeux chargés de sécrétions et au regard résigné, presque éteint, vivant dans la crainte de recevoir des coups et toujours affamés, n’ayant que leurs semblables comme seul réconfort. Tu savais bien que ces animaux ne faisaient que traduire la misère des êtres humains qui les côtoyaient.
Partout, le soir, au Maroc, dans les villes et villages, on entendait ces chiens sans maître et sans attaches, lentement rejoindre la meute dans laquelle ils devenaient des bêtes sauvages, perdant leur regard de bête domestique et soumise, retrouvant en eux ces instincts ataviques comme des loups. Tu en avais vu sur les plages d’Essaouira le jour, des chiens dont la couleur se confondait à celle du sable. Mais dans les villages marocains, ces jappements faisaient partie de la nuit et souvent, ces voix de chiens te réveillaient et tu les écoutais longuement et tu les avais même enregistrées sur magnétophone. Pour toi, c’était comme la poésie sonore de la nuit marocaine. Tu écoutais le silence et ces voix de la nuit dans la fraîcheur du soir et tu imaginais cette étendue de sol que tu parcourais et tu devenais un chien errant, à la recherche d’odeurs, mais surtout de nourriture. Autant le soleil du jour n’épargnait aucune dimension de l’espace laissé à découvert et presque chauffé à blanc, autant la nuit s’avérait opaque et épaisse de sa noirceur, mais illimitée dans son étendue. Les jappements en écho prenaient toute leur dimension acoustique dans l’espace nocturne et ces jappements te semblaient beaux, exprimés dans la plus totale liberté, sans frein, faisant sentir toute la vie profonde de l’animal, dans la pleine définition de la bestialité canine. Il te semblait qu’une sorte de rituel chorégraphique présidait à la composition de cette chorale nocturne qui allait prendre sa pleine mesure dans quelques heures. Au début, un jappement solitaire semblait ne sonder l’entourage qu’à la recherche d’un compagnon d’infortune et clignotait comme un trait de lumière. Tu devenais sensible à ces tout premiers cris qui, dans la torpeur du réveil, te touchaient le plus, comme s’ils originaient de l’intérieur de toi-même, exprimant la vie solitaire et dure de ces chiens et peut-être encore plus celui de toute existence, comme une sorte de question animale lancée dans l’espace de la nuit, mais qui n’attendait plus de réponse, qui était parvenue au-delà de la réponse. La question sans objet apparent de l’animal te permettait de mieux accepter et de mieux comprendre les tiennes. La question, à force d’être posée, était devenue depuis longtemps une sorte de réponse. Un autre jappement solitaire fit écho au premier très loin dans la nuit et tu eus l’impression que de plus en plus de chiens s’avançaient dans le noir les uns vers les autres comme un bref scintillement lumineux, comme si une carte de la géographie des chiens avait pu être dessinée. Par le son, tu parcourais plusieurs kilomètres et tu tentais de te représenter les villages et les villes que tu avais connus et tu vivais avec ces chiens. Tu te rapprochais d’eux. Bientôt, une meute se forma et les voix des chiens devinrent plus fortes. Tu compris à moitié qu’une hiérarchie devait être instinctivement observée et que chaque chien devait conquérir la place qu’il allait occuper dans la meute. Des cris d’une grande vigueur te firent imaginer le corps de ces bêtes qui devenaient des loups. Tu voyais leur tête qui bougeait à chaque expulsion de leur jappement, retroussant leurs babines baveuses, leurs crocs mis à découvert et tu apercevais presque la lumière de leurs yeux rudes et féroces remplis de cette force atavique qui était celle de leur nature profonde. Ces cris allaient au bout de leurs forces pendant quelques secondes, jusqu’au tréfonds de leurs tripes, s’arrêtaient pour reprendre leur souffle et poursuivaient leur message animal. Tu crus qu’ils se combattaient les uns les autres parce qu’ils avaient trouvé une source de nourriture derrière une maison ou un restaurant ou un petit animal à manger. Tu ne le savais pas. Pendant plusieurs heures, les chiens de la nuit se livrèrent à des déplacements et à des attaques les uns contre les autres et même parfois, d’une meute contre l’autre. Parfois des accalmies ou des trêves étaient observées, mais plus loin les jappements reprenaient de plus belle. Tu crus que les meutes suivaient un parcours précis et tu essayas de concevoir leur trajet en retrait quelque peu des villages et d’imaginer leur vie pendant toutes les années de leur brève existence, s’ils mouraient plus tôt parce qu’ils avaient du mal à trouver à manger.
Tu te laissas porter par les chiens de la nuit qui s’entremêlaient vaguement aux questions qui étaient les tiennes, mais que tu ne te posais pas. Mais tu ne le savais pas et la poésie de cette nuit n’était possible qu’à cette condition. Une simultanéité dans la rêverie et le demi-sommeil. Tu ne savais pas que je marchais avec toi dans la nuit marocaine, que j’étais ce vent frais et cette acoustique nocturne, cette vaste oreille spatiale ouverte sur l’univers, que j’étais moi aussi comme toi un chien de la nuit, un chien errant non pas comme une victime de l’homme, mais comme une essence parmi d’autres de la réalité vivant dans les conditions qui étaient les siennes, déployant tout l’arsenal de ses moyens pour vivre. Je suis une ou plusieurs de tes questions, de tes cris, je suis une question, un appel, un jappement de ces chiens, une question sans réponse que tu pourras poser à l’univers après ma mort ou avant. Tu es un chien solitaire en train de rejoindre sa meute. Je suis un chien solitaire à qui tu permets de rejoindre sa meute. Ces chiens dont tu aimes les questions, le scintillement dans la nuit des questions, comme le soir, tard, te promenant au bord de la mer, à Essaouira, tu entendis des bribes de phrases en arabe qui se perdaient, des éclats de voix, de cris étirés ou de mots en écho, comme surgis des profondeurs de l’océan, aussi limpides que l’eau, bruits des voix de la nuit comme des lucioles le soir ou comme des cris d’oiseaux le jour sur la plage. Poésie des éclats, des morceaux, des bribes, celles de la lumière ou des mots comme un langage codé ou primitif, tout autant que celui des chiens. Cette poésie te permet de supporter tes éternelles questions qui sont les miennes aussi, ces chiens et le sol marocain te permettent de les aimer et d’y voir un attrait dans une dimension élargie et, sans le savoir, tu sors enfin de tes ornières. C’est parce que tu tiens à nos questions que tu es sensible à la poésie des chiens. Ce sont les chiens qui te font sortir de toi-même pour me rejoindre ici, au bout du monde, dans la nuit intemporelle. Et qui te font penser que de seulement poser la question peut suffire. La question sans paroles des chiens de la nuit marocaine. Tu n’oublieras jamais ces nuits à écouter les chiens comme un discours à ton oreille à peine différent de celui des humains. Une autre façon de réfléchir, mais ce que tu ne sais pas encore, c’est que ces chiens sont la réponse à tes questions. Comme l’écho animalier sur la terre de ces étoiles dans le ciel, ces éclats de lumière, éclats de voix, ces questions nombreuses et toujours les mêmes, principes de vie qui éclairent l’œil, qui éclairent l’oreille, mêmes éléments composites de l’univers. Meutes d’étoiles, meutes de loups ou de chiens, morceaux de voix et d’ombres, masses corporelles, animaux et êtres humains confondus.
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Gil (Gilles) Léveillée est professeur de littérature au collège de Saint-Jean-sur-Richelieu, au Québec. Il détient un doctorat en littérature française. Il a publié en revue (XYZ, Nuit Blanche, Trois, Possibles, Art Le Sabord, Brèves, etc.) et dans un collectif en hommage à Marguerite Yourcenar. Il a également fait paraître un récit intitulé Les paysages hantés et le recueil de nouvelles Lieux de passage chez Québec Amérique.