Par Andrée Yanacopoulo, Vice présidente, PDF Québec
C’est en 1872, semble-t-il, qu’Alexandre Dumas fils, l’auteur de la célèbre pièce de théâtre La Dame aux camélias, qualifia de « féministes » ceux (et celles?) qui défendaient les droits des femmes. De ces féministes, il n’était d’ailleurs pas loin de faire lui-même partie. Le féminisme ! Le mot était lancé, et la chose, pas tellement loin. Répondant aux lointains appels de Mary Wollstonecraft (1759-1797) et d’Olympe de Gouges (1748-1793), les femmes ont, à l’aube du xxe siècle, commencé à s’unir et à réclamer leurs droits, et peu à peu le mouvement a pris de plus en plus d’ampleur jusqu’à véritablement s’ancrer dans la société.
Naissance du féminisme
À la première vague, qualifiée de réformiste car principalement axée sur la réclamation du droit de vote, en a succédé une deuxième, née dans la foulée effervescente des événements de 1968, celle-ci dite radicale, elle, parce que désireuse de s’attaquer à la racine même du mal, à l’élément structurant de la société, à savoir le patriarcat. Ce néoféminisme exigeait, par le fait même, un remaniement en profondeur des structures sociales, par définition androcentriques, et la mise en place de pouvoirs parallèles subversifs, car il faut du pouvoir pour abattre le Pouvoir. Autrement dit, il nous fallait passer d’un discours sur l’oppression à un discours sur les moyens de lutter contre cette oppression, bref, politiser notre engagement, aussi bien en ce qui concerne la façon de l’envisager, de l’analyser, de le concevoir, que celle d’y remédier. C’est pourquoi action et réflexion n’ont cessé de s’alimenter l’une l’autre, dialectiquement oserai-je dire, sans que l’une n’ait jamais priorité sur l’autre.
Les femmes (au rebut, cet être mythique qu’est LA femme!) aspiraient à une libération totale, elles voulaient figurer comme des êtres humains complets, être égales aux hommes sous tous les rapports. Le travail, théorique comme pratique, était de taille. Il fallait, premièrement, mettre à plat les préjugés sur l’infériorité dite constitutive, biologique des femmes (de leur cerveau, notamment) et, par voie de conséquence, dénoncer les stéréotypes qui en découlaient. En tout premier lieu, il fallait dénoncer ceux propagés par les manuels scolaires. Deuxièmement, il s’agissait de réécrire l’histoire, jusqu’ici domaine des hommes, en montrant comment notre apport au savoir, aux valeurs, à la culture, a été occulté. Il fallait donc ranimer les grandes figures féminines qui, au cours des siècles, ont accompli une œuvre en dépit du bâillon sur leurs bouches apposé ou qui, au contraire, ont vu leurs talents étouffés dans l’œuf. Il nous fallait également rappeler comment la médecine et surtout la psychiatrie ont accordé leur caution à la dite infériorité naturelle des femmes et à leur réduction à leur rôle maternel. Bref, en réécrivant l’histoire, nous voulions restituer le passé des femmes pour leur donner un avenir, encore… et encore. Disons, pour paraphraser Montaigne, que rien de ce qui était féminin ne nous était étranger.
Par essence politique, ce néoféminisme constituait ainsi un mouvement de masse, axé sur la prise de conscience collective de l’assujettissement des femmes. Un assujettissement que nous disions à la fois spécifique, car réductible à nul autre (celui des exploités, des prolétaires, des colonisés, entre autres), et total, car il se retrouvait tout à la fois dans les domaines économique, politique et social, donc dans la sphère publique, dite de production, et également sur le plan sexuel, donc dans la sphère privée, dite de reproduction : « le privé est politique ». En bref, une oppression une et indivisible qui, par le fait même, fondait la solidarité universelle des femmes. Car si nous ne partagions pas toutes un féminisme radical, toutes nous nous reconnaissions comme opprimées par le seul fait d’être femmes, et ainsi prêtes à lutter contre la classe des hommes.
Plus encore, notre féminisme était un humanisme, qui prônait le respect des autres, la protection des faibles et des démunis, une échelle de valeurs dont le sommet n’était pas uniquement occupé par le désir insatiable du profit. Chose certaine, ce à quoi il ne visait surtout pas, c’est d’inverser la vapeur : endosser les valeurs masculines, devenir une copie des hommes, viser la compétition, le profit à tout prix, au risque de la violence, de la guerre, de l’oppression des faibles et des moins bien nantis, etc. C’est pourquoi nous le disions haut et fort : « il ne suffit pas d’avoir le pouvoir, il faut aussi arriver à le changer ».
Oui, notre féminisme était utopique, et alors? En tout cas, comme l’a si bien dit Benoîte Groult, il n’a jamais tué personne. On ne saurait en dire autant du machisme.
Entendons-nous bien : être politisée, ce n’est pas forcément faire partie d’un groupe, manifester, parcourir en nombre les rues dans le but de faire connaître les torts et les injustices qui nous accablent ou les revendications que nous voulons faire valoir. Être politisée, c’est comprendre que son comportement personnel a un sens, extensible à toute la communauté des femmes. Rien de plus, rien de moins. Si dans mon quotidien je refuse, parce que je les juge aliénants, des comportements qui m’insultent ou m’infériorisent, je ne fais pas qu’exprimer ma propre réaction : je transmets un message, qui se joint à celui de toutes les autres femmes, je m’affirme dans ma volonté de m’accomplir comme être humain, au nom d’une solidarité qu’ont mise à l’épreuve maintes et maintes luttes et réflexions collectives.
De plus, il ne suffit pas d’être femme et de se vouloir libre pour être féministe. Être féministe, c’est prendre conscience que des droits me sont refusés non pas parce que je suis X, Y ou Z, mais de par mon sexe – la preuve en est que ces droits sont d’emblée reconnus aux hommes.
C’est en vivant notre solidarité, en luttant ensemble ou privément, que peu à peu nous sommes sorties du silence et de l’ombre, et que nous avons obtenu un certain nombre de droits en tant que personne et en tant que citoyenne (l’avortement, l’abolition de mesures faisant de la femme une mineure sous la tutelle de ses parents ou de son mari, etc.) Davantage encore : nous avons voulu aussi et surtout, en travaillant sur nous-mêmes, conquérir la libre possession de nos corps – parole y comprise. C’est la raison pour laquelle nous avons refusé la mixité dans nos groupes. Cette réappropriation de nous-mêmes passait d’abord et avant tout par la rupture d’un silence auquel nous étions depuis longtemps confinées et qui avait fini par nous devenir consubstantiel. Nous nous sommes mises à parler, nous nous sommes mises à écrire, et nous nous sommes mises à nous publier. Les anciennes se souviendront, les jeunes l’apprendront : en 1975 naissaient à Montréal deux maisons d’édition uniquement consacrées à des œuvres de femmes; celle de la Pleine Lune (dont la vocation première a disparu depuis plus de dix ans) et celle du remue-ménage (en minuscules s’il vous plaît), cependant que s’ouvrait la Librairie des femmes d’ici, uniquement consacrée à des livres écrits par des femmes. Ainsi émergea une culture dite au féminin, qui recouvrait presque tous les domaines : roman, poésie, théâtre, arts divers, sciences, mathématiques….
« La féministe est un je qui se dit nous . » (Hélène Cixous)
Après 1980
Si, contrairement à ce que souhaitaient les féministes de la seconde vague, le patriarcat n’a pas succombé à leurs critiques dévastatrices – il a la vie dure – le phénomène, était prévisible: le patriarcat règne depuis si longtemps. Néanmoins, bien des hommes se sont sentis menacés d’être jetés à bas de leur trône. Hélas, tout progrès social entraîne inévitablement des remises en question, voire des oppositions, plus ou moins affirmées, plus ou moins violentes ; bref, le féminisme a engendré le masculinisme – il fallait s’y attendre.
La réponse, en réalité, se manifeste sous deux formes : le retournement contre les femmes et leurs acquis (je n’y inclurai pas, bien que redoutables mais aussi plus attendues, les remises en question du statut des femmes par le retour en force des fondamentalismes religieux), et le combat ouvert mené sous le nom de « masculinisme ». J’en traiterai succinctement.
1. Retournement contre les femmes de leurs acquis. Quelques exemples pêle-mêle : les femmes qui rapportent au foyer un argent indispensable à leur famille restent néanmoins, pour une grande part, responsables du soin de la maison et des enfants ; lorsque nous disons qu’il est possible de contrôler notre fécondité, les hommes comprennent que les femmes sont baisables à volonté ; sans compter que l’hypersexualisation des filles, l’envahissement médiatique et informatique de la pornographie nous laissent pantoises. Peut-on même parler de retournement? Peut-être tout simplement de surdité, d’étanchéité : les femmes peuvent bien revendiquer, le monde continuera à tourner sur les mêmes bonnes vieilles bases de leur exploitation au profit des hommes.
2. Masculinisme affirmé. Postulant sans vergogne que les buts du féminisme sont atteints, et bien au-delà, des groupes d’hommes organisés se jugent autorisés à dénoncer ce qu’ils qualifient d’atteintes aux droits des hommes. Le temps est venu, disent-ils, de retourner à l’ordre naturel (sic) des choses. Il n’est que de suivre les travaux remarquables que mènent à l’Université du Québec à Montréal Francis Dupuis-Déri et son groupe au sein de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) pour constater que le masculinisme n’est pas le fait de quelques hurluberlus…mal baisés. L’on retrouve sans peine ses marques dans des blogs, dans les médias, dans des mémoires présentés à des commissions parlementaires, etc. Il représente véritablement une « force politique qui s’oppose au féminisme ».
Mais il y a plus : moins présent sur la scène publique dans les années 80, le féminisme n’a toutefois pas cessé d’inspirer les femmes avec, en arrière-plan, ce que j’appellerais une mode du reniement, que l’on peut encore constater aujourd’hui, de la part de jeunes femmes fières de proclamer « Je ne suis pas féministe, mais… ». À partir des années 1980, les lesbiennes, déjà bien en vue dans les années 1970, se radicalisent et se politisent, cependant que les universités s’honorent d’avoir chacune leur secteur de recherches sociales sur la question. Insensiblement, le féminisme s’investit dès lors dans l’unique champ sexuel et s’axe sur la lutte antisexiste, de par la concoction de nouveaux concepts : les notions de « genre » et d’« intersectionalité » au premier chef.
Le « genre », lit-on, ne désigne ni le sexe biologique ni l’orientation sexuelle, mais l’ensemble des comportements dictés, imposés par la société – lesquels ne correspondent pas à nos élans profonds; on peut donc en sortir et adopter les façons de faire et de penser de notre choix, ne plus se sentir lié par les catégorisations communes, vivre tous les intermédiaires possibles. À titre d’exemple, j’ai vu, dans un établissement public de Montréal, des toilettes de trois sortes : « Femmes », « Hommes », « Autres ». Mais que les façons d’être, de penser, de se conduire s’inscrivent, par définition peut-on dire, dans une société donnée et dans la culture véhiculée par cette dernière, ne le savait-on pas? Sans compter que ce « nouveau » concept a été à ce point scruté et analysé dans tous les sens qu’on a fini par en faire une théorie, et que les significations qu’on lui a injectées, à force de se multiplier, sont devenues littéralement insignifiantes .
Un autre concept, appelé lui aussi à une grande fortune, est celui d’ « intersectionnalité ». Dans un article fondateur publié en 1989, Kimberle Crenshaw, issue du courant « Black Feminism », professeure de droit à l’université de Columbia et à celle de Californie à Los Angeles (UCLA), prône la nécessité de privilégier, concernant les femmes, au moins deux oppressions, soit celle de la race et celle du sexe, et de recentrer la lutte féministe sur leur addition, plus même, sur leur interpénétration, sur leur intersection . On ne saurait en effet, explique-t-elle, parler d’oppression au singulier, car cette dernière est en réalité multiple, elle conjugue deux, voire plusieurs facteurs de domination et de discrimination : noire (ou autochtone ou, plus généralement, non-blanche), lesbienne, pauvre, etc. D’où les accusations de féminisme blanc, élitiste, voire colonisateur et même raciste, portées à l’endroit du mouvement féministe initié par l’Occident. D’où, par voie de conséquence, le refus d’engager les luttes féministes traditionnelles et, partant, le choix d’actions pour le moins ambigües.
C’est ainsi que le féminisme s’est polarisé sur la lutte antisexiste, et que la notion de genre d’abord, celle d’intersectionnalité ensuite, ont presque totalement évacué la question du patriarcat .
PDF Québec : Recadrer le féminisme
On peut fort bien être féministe et critiquer certains aspects du féminisme, ne pas être d’accord avec tel ou tel moyen d’action, avec telle ou telle échelle des priorités de lutte.
Néanmoins, le postulat de base de cette position ne saurait être remis en question : femmes et hommes doivent être à égalité de chances et de droits dans une société qui se veut démocratique. Autrement dit, c’est bien le patriarcat, soit le pouvoir des hommes, leur appropriation des femmes jusques et y compris leur corps, qu’il nous faut renverser.
On se souvient de l’étonnement, pour ne pas dire de la stupeur, devant les prises de position de ce mouvement si respecté qu’est (était) la Fédération des Femmes du Québec, fondée en 1967 par l’infatigable Thérèse Casgrain, déjà présidente depuis 1928 de la Ligue des droits de la femme. Sous couleur de féminisme et au nom de l’intersectionnalité, la FFQ préconise des positions jugées indéfendables aux yeux de bien des femmes – pas forcément engagées. C’est ainsi qu’en 2010, cette organisation s’est prononcée contre l’interdiction signifiée aux éducatrices des garderies en milieu familial de porter le niqab ou la burqa au travail (projet de loi 94); elle s’est ravisée depuis, devant le tollé suscité par sa prise de position. Par la suite, les aberrations se sont multipliées, au point que nombre de ses membres ne se reconnaissent maintenant plus en elle. Il devint alors clair qu’en dépit de ses prétentions, la FFQ non seulement ne servait plus la cause des femmes mais la desservait, bernant par là-même le public. En faisant passer ses propres luttes idéologiques (promotion d’un féminisme dit musulman, priorité accordée aux droits individuels et religieux) avant la défense des femmes quelles qu’elles soient, en ignorant critiques et objections, en jouissant de sources de financement en grande partie soigneusement tenues secrètes, en faisant montre d’un fonctionnement non démocratique qui, bien évidemment, va à l’encontre de la défense de la cause des femmes, la FFQ a, selon plusieurs de ses membres, trahi son histoire et démérité de son appellation.
Allons plus loin : la FFQ a fait pire que desservir et mettre à mal la solidarité des femmes entre elles – une solidarité fondée sur l’universalité de notre si bien nommée « condition féminine » : elle a dressé les femmes les unes contre les autres, en taxant les « Blanches » d’impérialistes et de racistes, en opposant les démunies aux riches (une fois sorties de leur pauvreté, ces mêmes femmes deviendraient donc automatiquement les ennemies de leurs anciennes camarades??), etc.
À cela, il fallait réagir. Au nom des droits des femmes. C’est le mandat que s’est donné un nouveau mouvement, fondé le 14 novembre 2013 et nommé à juste titre Pour les Droits des Femmes du Québec.
PDF Québec est un groupe féministe, citoyen, mixte et non partisan, dont l’objectif est celui de tout mouvement féministe authentique : la remise en question du système patriarcal, ce système qui, à des degrés divers, opprime toutes les femmes sans exception uniquement parce qu’elles sont des femmes. On l’aura compris : PDF Québec prône un État laïque donc neutre, c’est-à-dire non affilié à quelque religion que ce soit mais par ailleurs respectueux de la liberté de conscience, et refuse ces récentes définitions du féminisme qui servent des intérêts sectaires ou communautaristes au détriment des véritables droits des femmes. Or, la persistance des inégalités est patente dans des domaines comme le partage des tâches, la conciliation famille-travail, les salaires, l’accès au travail, etc. Sans compter que les femmes restent aujourd’hui encore généralement exclues des hauts lieux de décision et défavorisées en ce qui concerne la répartition des ressources sociales et économiques. Réduire les disparités entre les deux sexes, c’est faire en sorte qu’en fin de compte, ce sont les droits humains qui l’emportent sur toute autre considération. C’est faire en sorte que soit concrétisée cette vérité pourtant si banale par ailleurs : du seul fait de leur humanité, les femmes et les hommes ont une valeur et une importance intrinsèques égales.
C’est ainsi, à titre d’exemple, que PDF Québec appuiera, entre autres, les groupes qui, tout comme en Suède, demandent que soient mises en place des mesures visant à décriminaliser les femmes prostituées, à les aider à sortir de la prostitution tout en criminalisant les clients et les proxénètes; que PDF Québec agira en concertation avec d’autres groupes qui œuvrent contre la violence faite aux femmes, contre leur pauvreté, etc., etc. Et avec ceux et celles qui travaillent à protéger les droits déjà acquis, ainsi le droit à l’avortement libre et gratuit. Bref, PDF Québec fera au mieux pour s’assurer que soit mise en pratique la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF, ou en anglais CEDAW). Rappelons que, de par cette convention internationale initiée par l’ONU, signée entre autres par le Canada et entérinée par le Québec, les États se sont engagés à « prendre toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour modifier ou abroger toute loi, disposition réglementaire, coutume ou pratique qui constitue une discrimination à l’égard des femmes » (article 2f).
Le respect des droits des femmes est véritablement un enjeu sociétal : il est reconnu que l’amélioration de la situation des femmes dans une société bénéficie à tous, tant aux hommes qu’aux femmes. Il est temps que se rassemblent toutes les femmes, au-delà de leurs différences et de la diversité de leurs besoins. Et parce que de tout temps il y a eu des hommes qui ont accompagné les femmes sur la route de leur émancipation, PDF Québec se déclare un mouvement mixte : c’est de fait ensemble que les femmes et les hommes pourront faire avancer la société . Ainsi PDF Québec contribuera à la construction d’une société plus juste, plus égalitaire et plus solidaire.
Car la chose est claire : une véritable démocratie ne sera possible qu’à la condition de réaliser pleinement la parité entre hommes et femmes. L’appel est lancé à toutes celles et à tous ceux qui refusent que soit mise en péril la société démocratique et laïque que nous avons mis tant d’années à souhaiter et à tenter de bâtir. Les droits des hommes, rien de plus. Les droits des femmes, rien de moins.