Par Joyce Valbuena, Malcolm Guy et Marie Boti
(Traduction de l’anglais par Colette St-Hilaire)
vol38_no1_s2_Valbuena_Guy_Boti
Selon un rapport des Nations Unies publié en septembre 2013, plus de 232 millions de personnes, soit 3,2% de la population mondiale, vivent en dehors de leur pays de naissance. On estime que 48% de ces migrants sont des femmes originaires de pays pauvres.
En Amérique du Nord et en Europe, des femmes latino-américaines et asiatiques travaillent dans les foyers des gens riches afin de pouvoir envoyer de l’argent à leurs familles demeurées au pays. De nombreuses travailleuses domestiques laissent familles et enfants derrière elles et viennent prendre soin des enfants des autres afin de pouvoir nourrir les leurs. Ainsi, beaucoup de travailleuses domestiques vivent l’expérience commune des bas salaires, des longues heures de travail et de la violence verbale de la part de leur employeur. Ravalées à la servitude, ployant sous de lourdes charges de travail, esseulées, en proie au mal du pays, privées de leur vie familiale, elles connaissent alors le racisme et sont exposées aux agressions sexuelles et au VIH (UNPAC).
De nombreuses travailleuses migrantes entrent dans le pays d’accueil sans jouir de la citoyenneté et doivent se contenter d’emplois généralement peu considérés et peu qualifiés. Elles ont rarement la chance d’accéder à des emplois plus intéressants. Plus encore, elles sont souvent mal payées et forcées de supporter des conditions de travail abusives. Ces femmes prennent le risque d’être exploitées en allant travailler à l’étranger pour que leurs familles puissent échapper à la pauvreté dans leur propre pays.
Beaucoup de femmes succombent à l’attrait de l’émigration, mues par l’espoir d’améliorer la vie de leur famille et guidées par la volonté de voir leurs enfants accéder à l’enseignement supérieur et de les voir, une fois diplômés, possiblement contribuer à leur tour à alléger le fardeau économique de la famille en travaillant au pays ou à l’étranger. Entre-temps, ces mères migrantes continuent de prendre soin de leurs enfants en leur envoyant de l’argent et des présents, et en communiquant avec eux par téléphone ou à travers les médias sociaux. La charge émotive est particulièrement grande lorsque la mère laisse derrière elle de très jeunes enfants.
On estime qu’entre 6 et 8 millions de femmes philippines travaillent à l’étranger, la majorité en tant que travailleuses domestiques. Au Canada, beaucoup de femmes arrivent comme travailleuses temporaires dans le cadre du Programme des aides familiaux résidants. Les Philippines représentent l’une des sources les plus importantes de main d’œuvre migrante alors que quelque 4000 travailleurs ou travailleuses quittent le pays chaque jour, la plupart occupant des emplois dans des secteurs traditionnellement féminins : soins de santé, travail domestique, industrie du spectacle. Ces femmes sont motivées essentiellement par les besoins financiers de leurs familles, leur but premier étant de faire parvenir des fonds à leurs proches.
Dans les années 1960, le premier contingent important de Philippins arrivé au pays était composé surtout de professionnels munis de diplômes universitaires. Cependant, au début des années 1980, on observe une deuxième vague importante qui s’inscrit dans le contexte de la demande de travailleuses domestiques et d’aides familiaux résidents, principalement des femmes dont le niveau d’éducation est moins élevé que celui des premiers migrants (Friesen, Joe, Globe and Mail, 5 avril 2010). Selon cette source, les Philippins prédominent de nos jours dans l’industrie des soins au Canada. Le Programme des aides familiaux résidants, qui fournit des gardiennes et des préposé-e-s aux soins personnels pour les enfants et les personnes âgées, se compose de 90% de Philippins, dont la grande majorité sont des femmes. De plus, en vertu d’une représentation raciste et stéréotypée, les femmes philippines seraient des préposées particulièrement recherchées : on les juge obéissantes, peu portées à la résistance et ardentes au travail. Ces idées reçues sur les femmes philippines ont pour effet de les rendre davantage vulnérables à l’exploitation.
Surmenées, les soignantes philippines tombent facilement malades. Souvent, quand elles ne se sentent pas très bien, l’employeur refuse de leur accorder quelques jours de congé. Elles sont alors obligées de s’occuper de la maison et d’accomplir des tâches domestiques même si la grippe et les douleurs musculaires les accablent. La plupart du temps, elles ne peuvent pas consulter tout de suite un médecin. On entend de nombreuses histoires de soignantes philippines atteintes de cancer alors qu’elles travaillaient dans le cadre d’un programme de 24 mois ou bien alors qu’elles arrivent juste à l’expiration de leur contrat. La fatigue physique et émotionnelle subie par les soignantes accroît le risque d’affaiblissement de leur système immunitaire et les rend vulnérables face à la maladie.
Selon un article intitulé Feminization of Migration (Gunduz, 2013), l’émigration des femmes s’inscrit depuis trois décennies dans une véritable tendance mondiale en raison de la demande accrue de personnel soignant, qu’il s’agisse de garder des enfants, de prendre soin de personnes âgées ou malades ou de tenir une maison et d’accomplir des tâches domestiques. Les agences de recrutement des pays d’origine et les employeurs des pays d’accueil, de même que les gouvernements, profitent du travail acharné des migrants : le pays d’accueil peut régler ses problèmes de pénurie de main d’œuvre en versant de bas salaires aux travailleurs migrants, tandis que le pays d’origine peut prétendre abaisser son taux de chômage. Aux Philippines, par exemple, on trouve des collèges qui offrent des cours d’aide soignant d’une durée de six mois afin de préparer les femmes, et aussi les hommes, à devenir des travailleurs domestiques de calibre ternational. Même des femmes qui occupaient des postes professionnels dans leur pays, par exemple, des enseignantes, des infirmières ou même des médecins, choisissent d’émigrer dans un pays prospère pour échapper à la pauvreté.
Les services de soins au Canada
En raison de la dévalorisation du travail domestique, des bas salaires et de l’absence d’avantages sociaux, le Canada a toujours connu une pénurie chronique de main d’œuvre dans ce secteur. Ce qui veut dire que le Canada est toujours à la recherche de travailleuses étrangères, désireuses d’accomplir ces tâches domestiques. Ainsi, embaucher des domestiques privées apparaît particulièrement intéressant pour les professionnelles canadiennes qui peuvent se le permettre (Kapiga, 2009).
Aux prises avec une population vieillissante et des soins de santé de plus en plus coûteux, le Canada doit s’adapter s’il veut répondre à ces nouveaux besoins. Certains, comme l’Institut canadien d’information sur la santé, par exemple, jugent que le système de santé canadien ne sera bientôt plus capable de répondre aux besoins grandissants en matière de santé de sa population vieillissante. Quoi qu’il en soit, au Québec, par exemple, les babyboomers, qui représentent la plus grande partie de la population, ont commencé à atteindre l’âge de la retraite — ils travailleront donc moins et tendront à recourir davantage aux services de santé. Le gouvernement a déjà imposé des compressions de salaires aux prestataires de services de santé. Il investit déjà moins, per capita, pour les médecins et les hôpitaux, de même que dans l’ensemble des dépenses en santé publique. (Busby, Colin et Robson, William, The Montreal Gazette, 14 février, 2013)
Le Québec fait par ailleurs face à une pénurie de professionnels de la santé. Il manque toujours beaucoup d’infirmières partout au Canada, et cette demande est plus forte encore au Québec. Selon Citoyenneté et Immigration Canada, le Québec est devenu, récemment, un point névralgique au niveau des soins de santé au Canada. L’Association des infirmières et infirmiers du Canada évalue que si les besoins continuent de croître au rythme actuel, le pays aura besoin de 60 000 infirmières d’ici 2022 pour répondre à la demande. L’une des raisons invoquées pour expliquer cette pénurie est l’existence d’une population vieillissante ayant des besoins grandissants en matière de santé.
La politique canadienne de Main-d’œuvre à louer
Il faut aussi voir que ces changements dans la main-d’œuvre s’inscrivent dans une nouvelle politique canadienne au sujet des travailleurs et des travailleuses temporaires. Un vent de changement souffle sur le Canada alors que le pays abandonne sa politique d’immigration traditionnelle pour adopter une approche de type « main-d’œuvre à louer» déjà on ne peut plus présente partout dans le monde.
La force de travail est en déclin au Canada et le taux de natalité est trop faible pour répondre aux besoins du marché du travail. Environ les deux tiers de la croissance démographique au Canada viennent du solde net des migrations internationales. En 2008, pour la première fois dans l’histoire récente du pays, le nombre de travailleurs temporaires arrivés au Canada surpassait le nombre d’immigrants et de résidents permanents du pays. Ces travailleurs temporaires ne sont plus simplement des travailleurs agricoles ou des aides familiaux résidants, on les retrouve également dans la restauration rapide, les buanderies commerciales, les hôtels, la construction, les usines d’emballage de produits alimentaires, les abattoirs, les entrepôts et dans d’autres industries.
Par ailleurs, la façon dont nous faisons entrer les gens au Canada pour répondre aux besoins du marché du travail façonne aussi l’évolution du pays lui-même. Le système d’immigration canadien est devenu de plus en plus élitiste au cours des dernières années, de sorte qu’il devient à peu près impossible à un travailleur ordinaire d’émigrer ici ; on recrute donc davantage de travailleurs étrangers par le biais du Programme de travail temporaire. Bien que, pour l’essentiel, ce programme délègue les responsabilités en matière d’immigration au secteur privé et aux provinces, sa lourde bureaucratie implique plusieurs ministères, au fédéral comme au provincial, ouvrant ainsi la voie aux agences de recrutement prêtes à s’occuper de tout… si on y met le prix. Dorénavant, donc, on voit le nombre de travailleurs temporaires dépasser le nombre d’immigrants et de résidents permanents du Canada. Ce changement dans les politiques d’immigration place les femmes migrantes philippines dans des conditions relevant toujours plus de l’exploitation.
De plus, dans le cadre du nouveau Programme canadien des travailleurs étrangers temporaires, le personnel soignant se voit nier encore davantage ses droits aux soins, notamment le droit de bénéficier de soins pour soi-même et le droit de s’occuper de sa famille dans le pays où l’on a choisi de travailler (Gunduz, 2013). Pourtant, les migrants femmes et hommes devraient avoir droit à une vie de famille, auprès de leurs enfants.
L’action collective des travailleuses et des travailleurs migrants
Les Canadiens et les Québécois dans leur ensemble, veulent-ils d’une société à deux vitesses, l’une pour les citoyens jouissant de leurs pleins droits, et l’autre pour une classe marginalisée de « travailleurs à louer » temporaires ne bénéficiant même pas des droits les plus fondamentaux ? C’est à partir de ce questionnement, que des syndicats, des organismes communautaires, des Églises et divers autres groupes se sont levés pour défendre les droits de ces personnes marginalisées.
Migrante International, une organisation de base réunissant des migrant-e-s des Philippines, adopte une double approche dans son travail auprès des travailleuses et des travailleurs migrants. D’une part, Migrante International protège les droits et les conditions de vie des migrant-e-s philippins. D’autre part, ses membres se considèrent partie prenante de la lutte pour transformer la situation aux Philippines et faire en sorte que l’émigration forcée cesse d’être l’un des traits dominants de cette société. L’organisation croit fermement que la solution passe par une véritable réforme agraire, un programme national d’industrialisation, et un développement par le peuple et pour le peuple, capable de créer de vrais emplois et d’instaurer une véritable démocratie dans le pays. Alors seulement pourrons-nous faire de l’émigration un choix, et non l’unique façon de vivre décemment pour les travailleurs et travailleuses des Philippines.
« La migration ne devrait pas être considérée comme un outil de développement, mais plutôt comme un enjeu de développement à considérer dans l’après-2015 », a déclaré Garry Martinez, président de Migrante International, dans une entrevue réalisée par Basics Community Services à l’occasion de la 4e Assemblée internationale des migrants et des réfugiés tenue à New York en octobre 2013. « La migration, en tant que choix ou en tant que condition de la survie d’une famille, devrait servir de mesure de l’atteinte des objectifs de développement », a-t-il également déclaré durant cette assemblée.
PINAY, un groupe de femmes philippines du Québec, vise à accroître l’autonomie et à favoriser l’organisation des femmes des Philippines, en particulier les travailleuses domestiques, afin de défendre leurs droits et d’améliorer leurs conditions de vie. PINAY insiste sur l’importance de réformer le Programme des aides familiaux résidants sur la base des normes du travail, d’améliorer les conditions de travail et de vie, d’éduquer les employeurs, d’améliorer les relations de travail et les services de soutien, et de réduire la vulnérabilité des domestiques face à la traite des femmes. PINAY propose que les domestiques se voient octroyer le statut de résidente permanente dès qu’elles commencent à travailler au Canada. Elles seraient ainsi beaucoup moins vulnérables aux mauvais traitements. L’actuel Programme des aides familiaux résidants exige des domestiques qu’elles complètent, dans des délais très stricts, 48 mois de services auprès d’un employeur, avant de demander la résidence permanente.
Entre-temps, en novembre 2013, l’Association des travailleuses et travailleurs étrangers temporaires a été lancée à Montréal afin de lutter pour les droits des 300 000 travailleurs étrangers temporaires présentement au Canada et de ceux qui arriveront dans les années à venir. L’Association proposera aux travailleurs et aux travailleuses des cliniques d’aide juridique, des ateliers sur les droits de la personne ainsi que des services de traduction. Elle a été créée par une cinquantaine de travailleurs et de travailleuses venus de partout au Québec — les Laurentides, les Cantons-de-l ‘Est, Chicoutimi, Montréal et la ville de Québec — qui œuvrent dans divers métiers : travailleurs agricoles, bouchers, machinistes, soudeurs, traducteurs, techniciens de laboratoire, entre autres.
Le capitalisme : une longue histoire de migration de main d’œuvre
La mobilité ouvrière est clairement au cœur de l’industrialisation capitaliste. Dans ce système d’industrialisation, les migrations internes des campagnes vers les villes ou d’une région vers une autre ont toujours existé. Au niveau international, les empires impérialistes ont industrialisé et colonisé de vastes régions du monde sur le dos de la main d’œuvre migrante, en particulier à travers le commerce des esclaves, qui a permis de transporter une immense force de travail captive de l’Afrique aux États-Unis, au Brésil et dans d’autres parties des Amériques (y compris au Canada).
En ce qui concerne notre époque, IBON, un centre de recherche économique des Philippines, suggère que l’expansion de la réserve mondiale de main d‘œuvre bon marché constitue l’un des principaux axes de la mondialisation depuis les années 1980. Ainsi, grâce aux migrations, l’élite économique mondiale peut importer sans difficulté un nombre sans cesse croissant d’ouvriers peu qualifiés, de travailleurs qualifiés et de professionnels, tous pleins de bonne volonté. Les pays fournisseurs de migrants comme les Philippines « se retrouvent perdants lorsque leur force de travail qualifiée est décimée par le détournement des ses éléments les meilleurs, les plus brillants ». Les pays d’émigration en sont ainsi réduits au rôle de pépinière de main d’œuvre à bon marché destinée à travailler dans des pays d’outre-mer.
Quant aux chances de voir le pays se développer, il semble que ce soit une toute autre histoire. Le nombre de travailleurs et de travailleuses expédiés à l’étranger n’a cessé de croître depuis plus de trois décennies, pourtant, génération après génération, les travailleurs n’ont toujours pas les moyens de vivre décemment dans leur pays et sont toujours obligés de s’expatrier pour gagner leur vie.
Certaines sections de cet article sont adaptées des documents suivants :
Malcolm Guy et Marie Boti, « The Making of a Global Disposable Workforce: The Rise of Canada’s “Rent-a-worker” Program », Canadian Dimension, 17 mai 2011. www.canadiandimension.com
Joyce Valbuena. « Filipino Women caring for your health: But what do you care? », Montreal Serai, juillet 2013 www.montrealserai.com
Les auteur-es :
Joyce Valbuena est coordonnatrice du Centre d’appui aux Philippines (CAP) , un groupe de solidarité, formé il y a trente ans, et dont le travail vise à mettre fin à l’exploitation et à la répression aux Philippines. Joyce Valbuena détient un diplôme en relations publiques de l’Université McGill.
Malcolm Guy et Marie Boti produisent et réalisent des documentaires aux Productions Multi-Monde. Ils sont les membres fondateurs du Centre d’appui aux Philippines.
Références
Bindra, Tanya Kaur, « The misery of migrant workers: Overseas workers from the Philippines continue to face abuse and hardship as the UN marks International Migrants Day ». Al Jazeera online edition, 18 décembre, 2012.
http://www.aljazeera.com/indepth/inpictures/2012/12/20121217981786357.html
Busby, Colin et William Robson. « How Quebec can address rising health-care costs », Gazette online edition, 14 février, 2013.
[http://www.montrealgazette.com/news/Opinion+Quebec+address+rising+health+care+costs/7965614/story.html]
Institut canadien d’information sur la santé (ICIS), Les soins de santé au Canada. Regards sur les personnes âgées et le vieillissement.
[https://secure.cihi.ca/free_products/HCIC_2011_seniors_report_fr.pdf]
Friesen, Joe, « The Philippines now Canada’s top source of immigrants », The Globe and Mail, 18 mars 2011. [ http://www.theglobeandmail.com/news/national/the-philippines-now-canadas-top-source-of-immigrants/article573133/]
Gunduz, Zuhal Yesilyurt, « The Feminization of Migration », Monthly Review: An independent socialist magazine, vol 65, no 7, décembre 2013, p. 32-43.
Kapiga, Isabelle, Agents of change, colours of resistance: the socio-economic integration of Filipina live-in caregivers in Montreal, thèse non publiée, Université Concordia, Montréal, 2009.
Simpson, Jeffrey, « In Quebec, health care is no longer a free ride », The Globe and Mail Online edition, 05 avril 2010 [http://www.theglobeandmail.com/commentary/in-quebec-health-care-is-no-longer-a-free-ride/article1366612/]
United Nations Platform for Action Committee (UNPAC) Manitoba, Globalization and Migration. [ http://www.unpac.ca/economy/g_migration.html ]