Pour mémoire : écrivaines pour la liberté

Par Martine Audet, Germaine Beaulieu, Denise Desautels, Louise Dupré, Dominique Gaucher, Laure Morali, Diane Régimbald, Lori St-Martin et Élise Turcotte

Dossier préparé par Dominique Gaucher

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Le 14 novembre 2020, au Salon du livre de Montréal, dans le contexte des Journées Mémoire pour l’espoir et sous l’égide du festival Metropolis Bleu, le Comité Femmes du Centre québécois du P.E.N. international prêtait ses voix aux textes d’écrivaines, pour la force et le courage de leurs écritures. Elles viennent d’un peu partout, du XXe et du XXIe siècles : de la Turquie, de Syrie, d’Haïti, d’Autriche, du Canada, des États-Unis, de l’Afrique, de France. Elles se nomment Asli Erdogan, Maram al Masri, Marie Vieux-Chauvet, Monique Bosco, Leanne Betasamosake Simpson, Toni Morrison, Tanella Boni et Marianne Cohn.La défense de la liberté d’expression est plus que jamais essentielle à notre humanité, et les femmes particulièrement ont un besoin profond et essentiel de solidarité et de défense de leurs existences car le droit des femmes et de leurs paroles est un des premiers droits opprimés dans le monde. En 2021, nous célébrerons le 100e anniversaire du P.E.N International avec les quelques 145 centres P.E.N autour du monde. 

Pour clore ce récital, les lectrices ont livré de brefs textes qu’elles dédiaient à la douleur des femmes et à la nécessaire liberté d’exister en tant que femmes : Martine Audet, Denise Desautels, Louise Dupré, collaboratrices à la direction artistique de l’activité ; Germaine Beaulieu, Dominique Gaucher, Laure Morali, Lori Saint-Martin, Élise Turcotte et moi-même. Ce sont ces textes que nous vous proposons ici.

 

Diane Régimbald, coordonnatrice du Comité Femmes du Centre québécois du P.E.N. international.


 

Martine Audet1 

Des mondes épars, bien sûr, des os de marbre
et la fourrure du temps. Je peux torsion pour
apparence, une lueur brève et son désastre. Je
peux, encore tempête, encore naufrage, le dos
au mur en quelques fresques, des voix qui
posent sur un silence. Le cœur est une mise en
forme. Il est ce qui bat dans le soleil des larmes,
ce qui meurt quand plus rien ne tremble.

 

 

1. Extrait de Ma tête est forte de celle qui danse, Éditions du Noroît, 2016, p. 95.


 

Germaine Beaulieu

 

Dérive2

Naître déjà une finalité
Dans nos corps de mortels
Liberté évanescente

À l’aveugle
La route dessinée

Entre possible et réel
Duel constant
Vite saisir une part d’existence

Instinct de survie
Chevilles déliées
Fuir
Plus vite plus loin
Le corps avance
Fonce plein souffle
L’inconnu

Pouvoir endoctrinement
Peut-on s’arrêter
Vivre autrement
Le temps 

Raviver ses désirs

Conscience souveraine
Demain rêve ou réalité. 

 

 

 2. Inédit, 12 novembre 2020


 

Denise Desautels

 

entre l’obscurité de la nuit
et la noirceur des hommes
Asli Erdogan

 

SOMBRE CONSTELLATION II3

 

où même les arbres ont refusé de se taire
tant de cris désespérément roulent
dure issue
que mémoire sous écorce

comment résister croire ÉCRIRE
du mordant dans les paumes
dire jour dire j’aime
à vif
jusqu’à très haut
où poussent bras branches rêves ailés
où veille chèvre rouge de Chagall
un Christ en croix
BABEL SOLIDAIRE

dans l’obscur des gorges
ÉCRIRE grave
en chacune d’elles
dire même la noirceur murmure
son goût d’élan et de constellation

 

 

3. Inédit.


 

Louise Dupré4

 

Une voix, une seule voix qui pleure, tout près, et
nous revient à la mémoire la détresse du monde,
rejetée le long du corps tels des doigts dénudés,
incapables de cacher les yeux, d’essuyer la joue. Nuit
immense jetée sur nos épaules à nous, incroyants, qui
avons pourtant appris il y a longtemps à répondre à
l’appel. Et l’on apporte nos fragilités et quelques
psaumes, pour voir à nouveau des rires sur les lèvres,
et nos filles plus robustes que des croix. On ouvre les
bras, oui, poème, liberté, minuscule consolation.

 

 

4. Extrait de Tout près, Éditions du Noroît, 1998, p. 93.


 

Dominique Gaucher

 

Liberté5

Nimbée de lumière
tu es l’air que je respire
invisible
impalpable
compagne depuis ma naissance

Faut-il une menace
pour que se dessinent tes contours

Dans certains ailleurs
J’étouffais
Tu manquais à l’appel

Il me faut
te faire faire le tour du monde
étendre ta clarté
à la surface du globe

 

5. Inédit.


 

Laure Morali6

Je ne te parlerai pas de l’haleine de figue
des vieux marchands dans la rue 

je n’étais pas sur ce bateau
d’Alger à Marseille

à l’épaule
un pays un autre
dans le ventre 

appui bleu de cobalt 

les amis
les maisons
les ancêtres en sillage 

je n’ai pas senti les siècles
emplir ma chemise

la solitude déchaînée
des roulements de mon corps

j’ai bu
le jus de l’orange sanguine
pressée par une main
résistante 

*
Quand je suis née
quand elle est morte

entre les deux un seul visage

*
Les orangers
des yeux de ma grand-mère

une sanguine
mélancolie étouffée
à grandes brassées d’eau
de Cologne 

un serpent
à deux têtes
encercle
notre poignet

enlacée
je me noie
dans l’amour 

*

Ma grand-mère dit
qu’elle est africaine

elle se libère
de la terre déchirée 

 

 

6. Extrait de Orange sanguine, Mémoire d’encrier, Montréal, 2014, pages 8-9, 37, 38 et 40.


 

Diane Régimbald

Au plus clair de la lumière7

 

1

Cours fais courir la pensée pousse-la au
bout de tes doigts vois le temps qu’il fait
compose les ensembles des partitions de
soulèvement  écris liberté sur un pétale de
fleur forme les vœux fais confiance à ce
qui exhorte à venir proteste défends les
droits communs suis le poème traversé
par les ombres de l’histoire croise les dés
l’ailleurs des pas fouille au plus clair de la
lumière invente des tas des cumuls pour
mieux rester dans l’entendement du
vivant

 

existe persiste fore puise mélange pétris honore partage chante

 

 7. Extrait d’une version différente d’un texte paru dans la revue littéraire mobile Opuscules https://opuscules.ca/article-alire?article=170474, 2017.


 

Lori Saint-Martin8

 

Ce soir, je m’interdis les envolées lyriques. Ce soir, jusqu’au bout, je me ferai l’écho de la voix
des autres. Ambai, écrivaine du Sud de l’Inde, m’a parlé à l’oreille, l’autre jour. Dans une de
ses nouvelles, une femme qui fait un long voyage cherche en vain, lors d’un arrêt de son
autobus, un endroit où faire ses besoins sans être dérangée. Elle voit une statue de Gandhi, le
père de l’indépendance nationale, et se dit que l’Inde sera vraiment libre lorsqu’il y aura des
toilettes pour les femmes partout, pour qu’elles n’aient pas à souffrir et à se retenir. Cette
juxtaposition ironique, cette histoire terre à terre qui fait pourtant image, m’habiteront
toujours. La liberté revêt de nombreux visages ; la privation de liberté aussi. Oui, la liberté est
poésie et envol. Mais aussi accès à l’eau, à la nourriture, à des toilettes publiques, à la dignité
dans l’infiniment petit qui est aussi l’infiniment grand. 

 

8. Inédit. 


 

Élise Turcotte

 

Fuite9

Dans chaque espace de solitude, les voix me secondent.
Je traverse la rue, je vois le visage du chien au sommet du langage.
Je ne dis pas : un délit de prose.
Je ne dis pas : un triste poème à la main.
J’entends des bruits de klaxons, des couples en chicane.
Le temps fracturé, un grand oiseau qui vole, une enquête qui traverse la forêt.
Je cours vers le mémorial, il est fermé; je cours vers l’Histoire,
je demande qu’on ouvre les barrières, que les morts reviennent,
que rien ne soit encore né.
Je suis pliée, je suis patiente, j’insiste.
Je participe au sauvetage de filles esclaves,
je dois faire des liens, je me souviens, tu te souviens.
Il y a eu des aveux.
Dos contre la montagne j’ai avalé toutes les paroles, une à une.
Militons, creusons un tunnel sous la pierre, déterrons le poème.
Le monde est peuplé de fantômes, moi aussi, je m’échappe.
En portraits, en graines d’orties. Par la porte du cachot.
Par le ciel étoilé du donjon.
Je poursuis ma route, le pétrole brûle par là,
il faut se précipiter.
Bientôt, ce ne sera plus ça, bientôt l’idée même de paysage disparaitra.
Puis renaitra : un soupir dans un compartiment
de troisième classe.
Je m’intéresse à la voix qui déchire le ciel.
Courir vers le mur, lire le nom des disparus,
ouvrir l’éventail en bois de poirier ;
J’écris ceci, d’autres voix me ramènent au large.

 

9. Extrait de La forme du jour, Éditions du Noroît, 2016.


 

Biographies

 

Martine Audet a publié, depuis 1996, une douzaine de livres de poèmes principalement aux éditions du Noroît et à l’Hexagone. Elle participe régulièrement à des événements poétiques au Québec ou ailleurs et certains de ses poèmes ont été traduits en allemand, anglais, catalan, espagnol, italien, tchèque. Elle est membre de l’Académie des lettres du Québec et a reçu, entre autres distinctions, les prix Estuaire, Alain-Grandbois et, ex-aequo, le Grand prix Québecor 2020 du Festival international de poésie de Trois-Rivières.

Poète, romancière et photographe, Germaine Beaulieu a écrit un roman Sortie d’elle (s) mutante (1980) ainsi que seize recueils de poèmes dont Empreintes, (2020) et Matière crue (2016). Elle a fait paraître une série de cartes postales illustrant des poèmes de son recueil De l’Absence à volonté (1996). Une exposition de photos/poèmes s’est tenue dans différentes villes du Québec à l’occasion du Festival international de poésie de Trois-Rivières. Plusieurs de ses textes sont parus dans diverses revues dont : Exit, l’Estuaire, Arcade. Elle a cofondé, avec Hélène Lépine, le Comité Femmes du Centre québécois du P.E.N. international en décembre 2015. 

Denise Desautels a publié plus de 40 recueils de poèmes, récits et livres d’artistes, qui lui ont valu de nombreuses distinctions. Elle a fait paraître, en 2017 au Noroît, D’où surgit parfois un bras d’horizon et, récemment en France, trois petits ouvrages aux titres éloquents, en ce qui concerne son travail : Noirs et L’heure violette avec Erika Povilonyté, à L’Atelier des Noyers, et Disparition (détail) écrit à partir d’une œuvre de Sylvie Cotton, au Petit Flou. Elle est membre de l’Académie des lettres du Québec et de l’Ordre du Canada.

Poète, romancière et essayiste, Louise Dupré a fait paraître plus d’une vingtaine de titres, qui lui ont mérité de nombreux prix et distinctions. Parmi ses derniers livres, mentionnons les recueils poétiques Plus haut que les flammes et La main hantée (Éditions du Noroît et Éditions Bruno Doucey), ainsi que Carnet ocre et Roses (L’Atelier des Noyers). Elle a également fait paraître les romans L’album multicolore et Théo à jamais chez Héliotrope. Elle est membre de l’Académie des lettres du Québec et de l’Ordre du Canada.

Née à Montréal, lauréate des Prix Piché-Le Sortilège du Festival international de poésie de Trois-Rivières et Premier prix de prose de la Société littéraire de Laval, Dominique Gaucher est l’auteure de cinq livres de poésie publiés aux Écrits des Forges et de textes de prose publiés en revues et en collectifs. Elle a participé au Festival international de poésie de Trois-Rivières à plusieurs reprises, au March Hare à Terre-Neuve, au Festival international de poésie de Formose, à Taïwan, au Festival international de poésie du Bangladesh (virtuel), ainsi qu’à de nombreuses activités littéraires. 

Laure Morali est poète, auteure de récits, de romans et de littérature jeunesse. Originaire de Bretagne, elle a grandi avec La mer à la porte puis a suivi La route des vents (La Part commune, 2001 et 2002) vers La terre cet animal (Mémoire d’encrier, 2003). Elle a raconté sa Traversée de l’Amérique dans les yeux d’un papillon sans jamais perdre la lumière de l’Orange sanguine (Mémoire d’encrier, 2010 et 2014). Ses titres en appellent au souffle des éléments pour s’unir autour d’une quête de lumière. Elle vit à Montréal.

Diane Régimbald a publié plusieurs recueils de poésie aux éditions du Noroît, notamment Sur le rêve noir (2016) et L’insensée rayonne en coédition avec L’Arbre à paroles (2012), finaliste au Prix de poésie du Gouverneur général du Canada. En France, sont parus : Cœur d’orange aux éditions L’Atelier des Noyers (2020), et De mère encore (2018) aux Éditions du Petit Flou. Elle a participé à plusieurs projets collectifs et événements littéraires au Québec et à l’étranger. Certains de ses textes ont été traduits dans plusieurs langues. Elle est coordonnatrice du Comité Femmes du Centre québécois du P.E.N. international depuis 2017. 

Professeure au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, Lori Saint-Martin est essayiste, nouvelliste et romancière. Elle a publié deux recueils de nouvelles, Lettre imaginaire à la femme de mon amant et Mon père, la nuit, ainsi qu’un livre de microrécits, Mathématiques intimes, un roman, Les portes closes, et un récit, Pour qui je me prends. Avec Paul Gagné, elle a traduit de l’anglais vers le français quelque 120 livres qui leur ont valu de multiples prix. Elle traduit aussi de l’espagnol.

Élise Turcotte est tout à la fois poète, nouvelliste et romancière. Elle est l’auteure de plusieurs recueils de poésie dont Sombre ménagerieCe qu’elle voitPiano Mélancolique et La forme du Jour. Ses romans, parmi lesquels : Le bruit des choses vivantes, L’île de la Merci, La maison étrangère, Guyana, et L’apparition du chevreuil ont tous été salués par la critique et ont trouvé de nombreux lecteurs. Ses livres sont traduits en anglais, en espagnol, et en catalan.  Elle vit à Montréal. 

 


Note

Les textes ci-dessus qui ont été publiés aux Éditions du Noroît (de Martine Audet, Louise Dupré et Élise Turcotte), ainsi qu’à Mémoire d’encrier (de Laure Morali), sont reproduits ici avec l’autorisation de ces éditeurs.

 

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