Par Olivier Bégin-Caouette, Silvia Nakano Koga et Laurence Pelletier
La pandémie de la COVID-19 a contribué à mettre en lumière une crise sociale qui se profilait déjà : l’érosion de la confiance en la connaissance scientifique, ce que l’on caractérise d’ère de post-vérité. Cette crise a révélé les limites de la science quant à sa capacité à formuler une réponse prompte et unilatérale pour le diagnostic, la prévention et le traitement d’une maladie inconnue.
Ces limites ont également exposé des angles morts de la recherche en sciences sociales, entre autres par rapport à l’anticipation du manque de coordination et d’accord entre pays et régions pour soutenir une action concertée contre la crise sanitaire. Hormis les efforts intensifs déployés pour trouver des méthodes de dépistage et de traitement, nous avons été témoins d’une remise en question de l’Université en tant qu’autorité socialement légitime pour appuyer ou réfuter les décisions des organisations internationales, supranationales ou locales. Par ailleurs, les limites de la science ont été exploitées par des individus et des groupes qui ont inondé les réseaux sociaux de messages allant de la négation de la pandémie au mouvement anti-vaccin. Les réseaux sociaux ont servi à alimenter le foisonnement de théories du complot et de fausses informations menaçant les efforts de mitigation de la santé publique. Accusant toujours les contrecoups de la crise sanitaire, une question demeure : comment l’Université peut-elle continuer à assumer son rôle lorsque les sociétés et les savoirs se fracturent?
L’Université, les savoirs et les sociétés
Les relations entre les universités et les savoirs sont le reflet de l’évolution des sociétés. Dès la fin du 11e siècle, les guildes et les corporations s’associent afin d’enseigner le droit et la médecine à Bologne et à Salerne de manière indépendante des pouvoirs ecclésiastiques. Menacé de perdre son monopole sur l’éducation, le troisième concile du Latran généralise la licentia docendi, ou l’autorisation d’enseigner accordée par un diocèse. À cette époque, le savoir légitime est encadré par les dogmes de l’Église. L’émergence d’établissements où se pratiquent la lectitio et la disputatio sur des doctrines de l’Antiquité génère d’importantes tensions, tant avec les pouvoirs temporels que spirituels en Europe. Conscient de l’importance des universités, le pape Innocent III octroie néanmoins une première bulle papale à l’Université de Paris en 1215, proposant ainsi ce qui sera confirmé au 13e siècle par différents royaumes, soit la coexistence de trois pouvoirs : le Sacerdotium, l’Imperium et le Studium. Au 13e siècle, les savoirs universitaires constituent principalement des réinterprétations des savoirs antiques qui permettent aux étudiants universitaires de la classe moyenne (marchands et notables) d’accéder à certaines professions libérales ou, dès 1255, aux plus hautes sphères du sacerdoce. Avec la Renaissance, ces savoirs gagnent en importance, mais ils coexistent avec ceux enseignés dans les écoles cathédrales, les bibliothèques, les palais où se rendent les précepteurs et les ateliers où se pratique le compagnonnage.
Les premières universités résistent (avec leurs propres milices) aux tentatives d’assouvissement menées par les premiers États. Or, entre le 13e et le 16e siècle, les universités sont principalement créées par la volonté des souverains. Sans détailler la tumultueuse et complexe histoire des universités, il importe de souligner que la Réforme a eu pour effet, dans les pays protestants, de réintégrer ces établissements à la vie civile de leur communauté. Toutefois, alors que l’Occident traverse le siècle des Lumières, les élites politiques dénigrent les savoirs sclérosés transmis à l’intérieur des murs de l’Université et, à l’aube de la modernité, les propositions de réformes fusent et se contredisent. Napoléon, grand réformateur, songe à abolir les universités et leur préfère les Grandes Écoles centrées sur la transmission de savoirs techniques, capables de former les élites du pays, ainsi que les centres de recherches nationaux dont les découvertes pourraient conférer à la France le statut de nation dominante. Le cardinal Newman, dans une conférence prononcée à l’Université Oxford, priorise quant à lui l’enseignement de savoirs universitaires libéraux « universels » qui, dénués d’utilité immédiate, ne visent qu’à développer la nature intellectuelle des gentlemen en formation. Cette vision de l’Université centrée sur la socialisation des futurs dirigeants et du développement de leur esprit plutôt que sur l’acquisition de connaissances marquera nombre de programmes de premier cycle dans les pays anglo-saxons et, surtout, aux États-Unis.
En Prusse, Wilhelm von Humboldt, diplomate et fonctionnaire, convainc plutôt le roi Frédéric II d’unir la recherche à l’enseignement à l’intérieur des universités. En plus de faire du doctorat un diplôme terminal relevant d’une faculté de philosophie (unifiant ainsi les disciplines) et de créer une nouvelle classe d’enseignants-chercheurs, il propose que l’État protège les universités des aléas de la société en les finançant massivement. Ce faisant, l’État devrait leur accorder l’autonomie institutionnelle et la liberté professorale nécessaires aux découvertes qui, ultimement, pourraient rejaillir sur la société prussienne. Dans une société monarchique, la contrepartie à cette liberté est qu’elle est apolitique et que les universitaires, drapés d’un savoir désormais sacralisé, ne pourront participer aux débats publics.
Il s’agit des racines de cet archétype que certains observateurs affubleront de l’expression de « tour d’ivoire » au 20e siècle, soit un environnement intellectuel protégé où des experts ne se parlent qu’entre eux. Ce modèle inspirera les facultés d’études supérieures (graduate schools) américaines, notamment à travers des voyages d’universitaires américains qui importeront ce modèle à Harvard, puis à John Hopkins. Et il est vrai, qu’à cette époque, en dépit de l’expansion des universités de type land-grant aux États-Unis, les efforts pour démocratiser l’accès à l’Université et aux savoirs qui y sont générés demeurent faibles, et ce, des deux côtés de l’Atlantique.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la consolidation des États-providence en Occident transforme la triade université-savoir-société. En Amérique du Nord, le baby-boom et le retour massif des vétérans encouragent les gouvernements à financer de manière plus importante les universités et à en accroître l’accès. Au-delà de ce nouveau statut de « service public » acquis par les universités, c’est l’interaction entre le développement de nouvelles politiques sociales et l’expertise universitaire qui consacre une nouvelle valeur aux universités. Durant la guerre, les gouvernements avaient sollicité l’apport des savants et celui-ci s’est avéré déterminant pour l’Histoire. Après la guerre, les universités forment un nombre grandissant de fonctionnaires, les « nouvelles » disciplines sont davantage reconnues et les universitaires sont fréquemment consultés par les pouvoirs publics, quand ils n’agissent pas directement à titre d’élus. Une étude menée dans quatre pays nordiques a d’ailleurs révélé que la grande confiance accordée aux savants et aux universitaires découle de la contribution de ces derniers à la construction de leur société (Bégin-Caouette 2019).
Dans les économies post-industrielles et dématérialisées, l’évolution des universités est désormais intimement liée au développement des sociétés du savoir. Les universités ne sont plus que les dépositaires d’un savoir passé; elles sont les créatrices de nouveaux savoirs et les formatrices d’une main-d’œuvre qualifiée et plusieurs d’entre elles interagissent avec nombre de secteurs de la société. Observant que plusieurs grandes universités sont devenues des conglomérats de plusieurs dizaines de milliards de dollars qui offrent tous les types de formation, mènent tous les types de recherche, créent des entreprises dérivées, possèdent leurs propres cliniques médicales et génèrent des millions en revenus publicitaires grâce à leurs équipes sportives, Kerr (2001) a inventé le terme de « multiversité ». À notre avis, ce nouvel archétype illustre particulièrement bien comment les savoirs universitaires en sont venus, à la fin du 20e siècle, à imprégner presque toutes les sphères sociales. Or, qu’advient-il du rôle des savoirs universitaires lorsque la société du savoir entre, paradoxalement, dans une ère de post-vérité?
Le dictionnaire Oxford a fait de « post-vérité » l’expression de l’année 2016. C’est l’année du vote et des débats entourant le Brexit, au cours desquels Michael Gove, lord Chancelier et ministre de la Justice, déclare que « les gens de ce pays en ont assez des experts » (dans Morgan 2016). Quelques mois plus tard, Donald J. Trump est élu et exprime son hostilité envers les médias traditionnels tout en utilisant les médias sociaux afin de diffuser des « contre-vérités » (Cherki 2017). La même année, The Economist (2016) observe que la confiance en les experts est en déclin et que la fragmentation des nouvelles sources d’information a créé un monde atomisé à l’intérieur duquel les rumeurs et les mensonges apparaissent plus crédibles que les médias officiels. Les universitaires, auréolés d’une expertise rarement compatible avec les dogmes, ont longtemps été ostracisés par les mouvements les plus radicaux de la société. L’époque actuelle dépeint cependant un panorama différent : les savoirs universitaires ne sont pas « craints » et n’ont plus à être muselés; ils sont présentés sur un pied d’égalité avec les multiples revendications de savoirs, qu’ils soient expérientiels, spirituels, particularistes, anecdotiques ou « de sens commun ».
Une précision s’impose : le dialogue entre les savoirs universitaires et les savoirs qui sont générés dans d’autres sphères est nécessaire. Kitcher doute que « l’homogénéité soit la meilleure règle épistémique » (2001, 168). Même s’il reconnaît les enjeux que pose le processus démocratique qui ordonne la science (tel que la tyrannie de l’ignorance), il prône un savoir institutionnalisé qui donne une voix aux groupes défavorisés, prend en considération les effets de stigmatisation de la recherche et reconnaît son caractère faillible. L’adjectif « institutionnalisé » a ici toute son importance. Comme le soulignent Bouchard et Montminy (2018), le scepticisme à l’endroit des experts est sain s’il est accompagné d’une confiance envers les institutions chargées de questionner l’autorité épistémique de leurs membres.
Loin de consolider les cloisons de la tour d’ivoire, nous croyons que la destinée de l’Université se joue désormais dans sa transformation en une agora accessible où les délibérations viennent à bout de la tyrannie de l’ignorance. Nous concevons que cette transformation doit s’ancrer dans une plus grande accessibilité et que le combat pour cette accessibilité doit se livrer sur quatre fronts : l’accès aux savoirs, aux lieux de savoir, à la création de savoirs et au dialogue entre les savoirs. L’objectif ici n’est pas de détailler toutes les implications de ces fronts, mais d’explorer comment ils peuvent contribuer au renouvellement de la pertinence de l’Université.
L’accès aux savoirs : l’Université comme « vectrice de transmission »
La première étape dans l’édification d’un espace de dialogue entre les savoirs est la libre diffusion des savoirs universitaires dans la société. Or, si les universitaires publient plus de deux millions d’articles par année dans 28 000 revues, pourquoi est-il est toujours plus aisé pour les citoyens de trouver une vidéo complotiste sur YouTube ou une fausse nouvelle sur Facebook qu’un article savant? Si l’Université génère une multitude de savoirs, la transmission de ces derniers se heurte à trois grands obstacles. D’abord, depuis les années 1980, les universités ont multiplié les entreprises dérivées, les brevets et les contrats de recherche avec des entreprises privées, le tout afin de rendre « accessibles » les innovations dérivées de la recherche. Bien que les universités se soient dotées d’équipes juridiques afin de protéger la liberté universitaire, il peut arriver que le financement privé de la recherche ralentisse la publication des résultats (Hottenrott et Thorwath 2011; Steele, Ruskin et Stuckler 2019).
Le second obstacle est intrinsèquement lié au champ universitaire : le prestige découle des publications des chercheurs dans les revues les plus lues et les plus citées. Cette course aux publications s’inscrit dans une appropriation économique du savoir universitaire par les cinq géants de l’édition savante (Reed-Elsevier, Wiley-Blackwell, Springer-Nature, Sage et Taylor & Francis). En 2013, ils contrôlaient les revues dans lesquelles étaient publiés 50 % des articles en général et, en 2015, 70 % de ceux du domaine des sciences humaines (Larivière, Haustein et Mongeon 2015). Cet oligopole entraîne des coûts d’abonnement aux revues savantes qui frôlent la dérision (jusqu’à 20 000 $ US pour le journal Biochimica et Biophysica Acta), encourageant les plus grandes universités à abandonner certains de leurs abonnements. Or, si les plus grandes universités ne peuvent suivre cette croissance des coûts de 5 % par année, comment concevoir que les citoyens puissent s’informer dans de telles revues? Les organismes subventionnaires de 11 pays européens, tout comme les trois conseils de recherche du Canada, ont mis en place des politiques exigeant que les études financées par les deniers publics soient publiées dans des revues en libre accès. Toutefois, tant que les chercheurs eux-mêmes ne citent pas davantage les articles de ces revues, leur facteur d’impact demeurera faible et les chercheurs désireux de se faire un nom leur préféreront des revues établies.
Le troisième obstacle concerne l’utilisation croissante de l’anglais dans les publications savantes. En 1910, l’allemand, le français et l’anglais avaient une part égale de publications scientifiques (Ammon et McConnell 2002). Aujourd’hui, 79 % des revues indexées par Scopus et 90 % des articles indexés par Thomson Reuters sont de langue anglaise. Les articles publiés en d’autres langues étant moins « visibles », un cercle vicieux s’installe : les allophones publient en anglais afin d’être cités et les revues allophones reçoivent moins d’articles novateurs, obtiennent un facteur d’impact plus faible et attirent encore moins d’articles novateurs. Les États et les universités doivent inciter les universitaires à concevoir leur rôle comme des courroies de transmission. Il est de leur devoir de publier dans leur langue natale et de faire référence à des articles publiés dans d’autres langues que l’anglais.
L’accès aux lieux de savoir : de la massification à l’inclusion
Les études universitaires ne constituent pas, en elles-mêmes, une voie de sortie de la post-vérité, mais plusieurs recherches (dont la plus récente de l’Institut national de santé publique en 2020) montrent que la propension à adhérer à une théorie du complot diminue chez les personnes plus scolarisées. Au-delà de la proportion d’individus qui complètent une formation universitaire, une étude menée dans les pays nordiques (Bégin-Caouette 2019) suggère que si l’Université est perçue comme étant accessible à tous ceux qui en ont les capacités (intellectuelles), la population est moins prompte à sombrer dans l’anti-intellectualisme et plus à même de reconnaître la contribution sociale et économique de ceux qui y travaillent. En ce sens, l’Université ne peut jouer son rôle de pilier social et contribuer au bien commun que si elle ouvre ses portes au plus grand nombre et que, avec l’aide de diverses mesures gouvernementales ou institutionnelles, elle parvient à limiter l’influence de classes sociales qui désireraient l’utiliser comme avantage positionnel.
Un système d’enseignement supérieur est dit « élitiste » lorsque 15 % ou moins d’une cohorte d’âge y a accès. Un système est appelé « massifié » lorsqu’il est fréquenté par 15 % à 50 % d’une cohorte. Finalement, les systèmes auxquels plus de 50% d’une cohorte d’âge accède sont décrits comme étant « universels » (Trow 1973). Dans les sociétés du savoir, les systèmes d’enseignement supérieur, les systèmes se sont massifiés et plusieurs sont devenus universels. En 2018, 62 % des Canadiens de 25 à 34 ans avaient un diplôme de l’enseignement supérieur comparativement à la moyenne de 44 % dans les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE, 2019). Ce stade « universel » ne se traduit pas nécessairement par une démocratisation de l’accès puisque certains groupes sociaux demeurent sous-représentés.
Ainsi, même si au Québec la probabilité pour une cohorte d’accéder au niveau collégial est de 66 % et à l’université de 48 % (Institut de la statistique du Québec 2020), les études montrent que cette probabilité diminue pour les étudiants issus de familles à faible revenu (Murdoch et al. 2012). Dans les années 1990, alors que le gouvernement du Canada réduisait ses transferts aux provinces, celles-ci ont déréglementé les droits de scolarité, mesure qu’elles ont justifiée par les bénéfices individuels que procurent l’enseignement supérieur aux diplômés. Or, Doray et al. (2015) ont montré que, au Québec et en Ontario, une augmentation moyenne des droits de scolarité de 1 000 $ diminuait l’accès à l’université de 19 % chez les étudiants dont aucun des deux parents n’avait fait d’études postsecondaires. Le revenu familial est en fait un facteur indirect qui agit sur les résultats et les aspirations scolaires et sur les ressources culturelles disponibles (Drolet 2005). Une étude de Kamanzi (2019) à ce sujet est univoque : au Québec, seuls 15 % des élèves ayant suivi un programme régulier dans une école publique accèderont aux études universitaires contre 60 % de ceux qui auront fréquenté une école privée.
Outre le milieu socioéconomique, l’Université doit également se questionner sur l’équité entre les genres. Quoique les femmes sont plus nombreuses à poursuivre une formation universitaire que les hommes, l’accès aux cycles supérieurs (Posselt et Grodsky 2017) et aux disciplines économiquement et socialement plus valorisées devrait faire l’objet d’une attention plus soutenue. L’accessibilité des personnes LGBTQ est également un enjeu particulièrement préoccupant (Chamberland et Puig, 2016).
Le troisième marqueur de diversité à considérer est l’origine culturelle ou ethnique. Au Québec, une plus grande proportion d’étudiants issus de l’immigration de deuxième génération accède à l’enseignement supérieur comparativement aux Québécois dits « natifs ». Certains groupes d’étudiants (dont les parents sont originaires d’Amérique latine et des Caraïbes, par exemple) demeurent toutefois sous-représentés (Kamanzi et Collins 2018). Ajoutons que si la croissance démographique des Autochtones est marquée, seulement 10,9 % de ceux qui sont âgés entre 25 et 64 ans ont un diplôme de premier cycle, ce qui ne représente que 1 % des étudiants au doctorat (Smith et Bray 2019). Dans les années 1980, les étudiants Inuits du Nunavut, du Labrador et des Territoires du Nord-Ouest ont établi leur propre système de collèges régionaux. Dans les années 1990, la Colombie-Britannique, l’Ontario et la Saskatchewan ont aussi élaboré des politiques favorisant l’accès des Premières Nations aux études postsecondaires et, depuis la Commission de vérité et réconciliation du Canada de 2017, les universités canadiennes reconnaissent les territoires non cédés sur lesquels elles se trouvent. Mais il faut aller au-delà d’une célébration de la diversité. Les communautés universitaires doivent prendre conscience du riche bagage porté par les étudiants non traditionnels. Elles doivent offrir à ces derniers des lieux d’expression et de contestation dont les échos se répercutent dans les pratiques institutionnelles. Elles doivent aussi remplacer ce discours qui positionne l’expérience des hommes blancs de classe moyenne comme le standard avec lequel les établissements mesurent le progrès des groupes minoritaires par une diversité de modèles potentiels et des mesures d’accompagnement qui s’arriment au vécu de ces populations marginalisées.
L’accès à la création de savoirs : l’excellence dans la diversité
L’Université n’est pas qu’un lieu de transmission de savoir, c’est aussi un lieu unique qui demeure, en partie, protégé des aléas politiques et économiques et qui repousse les frontières du savoir. Toutefois, si ses chercheurs apparaissent comme une élite déconnectée de la société, les risques qu’ils soient ignorés augmentent. Avec des principes d’équité, de diversité et d’inclusion (ÉDI), des populations marginalisées peuvent établir leurs propres moyens de s’épanouir et de se développer par la production de savoirs et cela passe par une diversification du corps professoral dans les universités. Aujourd’hui, 41 % des professeurs sont des femmes, mais elles sont moins nombreuses à être professeures titulaires (Statistique Canada 2019). Les personnes racisées ne comptent que pour 21 % des professeurs et 8 % des hauts dirigeants universitaires, quoique ces chiffres varient selon le statut de l’université (Universités Canada 2019). En ce qui a trait aux Autochtones, ils ne représentent que 1,4 % des professeurs d’université et font face à un écart salarial de 20 % avec leurs collègues non autochtones (Smith et Bray 2019).
En 2017, le gouvernement du Canada a incité le prestigieux Programme des Chaires de recherche du Canada (CRC) à élaborer un Plan d’action en matière d’équité, de diversité et d’inclusion. En plus d’exiger des universités qui souhaitent soumettre une candidature à ce concours qu’elles développent un plan d’action en matière d’ÉDI, le Programme a imposé l’atteinte de certaines cibles en matière de représentativité de quatre groupes : les femmes, les personnes en situation de handicap, les Autochtones et les membres d’une minorité visible. Dans le monde universitaire, cependant, l’embauche, les promotions, les publications dans les revues savantes et l’obtention de subventions dépendent de comités de pairs formés d’autres professeurs. Le Programme des CRC suggère à ses évaluateurs de tenir compte des trajectoires non linéaires et de prendre en compte des facteurs tels que les interruptions de carrière, les situations personnelles et les publications moins traditionnelles. Suivant l’impulsion des organismes subventionnaires fédéraux, les universités ont aussi élaboré diverses mesures afin d’accroître la diversité tout en préservant « l’excellence ». Ces mesures en sont encore à un stade d’émergence et, si les universités affirment qu’elles sont plus inclusives qu’il y a trois ans, il faut garder à l’esprit que l’Université est encore, à plusieurs égards, une institution « collégiale » (au sens où les décisions relatives au personnel ou aux programmes relèvent du collegium). En ce sens, ces mesures descendantes (top-down) n’auront d’effet que si elles parviennent à inclure l’ensemble des communautés universitaires dans un processus plus global de réflexion sur la richesse de la diversité comme vecteur d’excellence.
L’accès au dialogue entre les savoirs : l’Université comme la cité de tous les univers
Le dialogue entre les savoirs universitaires et ceux générés dans d’autres sphères de la société pourrait éviter la marginalisation des savoirs universitaires dans une ère de post-vérité. Tout d’abord, il faudrait décoloniser l’Université des « épistémologies eurocentriques dominantes » (Openjuru, Jaitli, Tandon et Hall 2015), qui excluent les formes alternatives de connaissance d’autres régions. Au Canada, les savoirs autochtones (comme d’autres savoirs inspirés par certaines traditions et spiritualités) souhaitent avoir accès au dialogue avec les savoirs universitaires. Le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH 2018) reconnaît d’ailleurs la validité de la recherche autochtone qui repose sur « leur sagesse, leurs cultures, leurs expériences ou leurs systèmes de connaissances exprimés dans des formes dynamiques, passées et actuelles » (para. 39). Si certains doutent de cette validité (Gerbet 2018), d’autres croient plutôt que ces savoirs holistiques et ancrés dans une vision différente du territoire et de la nature humaine doivent coexister de façon complémentaire avec les savoirs déjà reconnus par nos institutions.
L’Université doit aussi être le lieu de dialogue entre épistémé et technè, soit entre les savoirs pratiques et localisés, comme ceux d’enseignants d’expérience, et les savoirs issus de la recherche universitaire, comme ceux des sciences de l’éducation (Chabot et al. 2017). Les organismes subventionnaires ont, depuis plus de 20 ans, multiplié les programmes visant à consolider les partenariats entre les chercheurs et les milieux de pratique et les universités ont, depuis encore plus longtemps, reconnu que leurs chercheurs devaient « rendre service » à la collectivité. Or, si plusieurs d’entre eux acceptent volontiers la transmission unidirectionnelle de leur savoir, ils doutent de la valeur des vécus expérientiels de leurs interlocuteurs, surtout lorsque ces derniers sont contredits par les « données probantes ».
Plus globalement, des savoirs citoyens, amateurs et informels occupent une place croissante dans l’univers populaire grâce aux plateformes collaboratives et aux réseaux sociaux. Millerand, Heaton et Myles (2018) avaient déjà constaté que ces outils donnaient une voix aux revendications de savoirs à l’extérieur de la seule sphère scientifique. Toutefois, contrairement aux multiples courroies de transmission qui se sont créées entre les milieux de la pratique et de la recherche universitaire, la co-création de savoirs avec les citoyens souffre du peu d’intérêt de la part des universitaires et d’un manque d’infrastructure. En ce qui a trait aux moyens de mettre en place une telle co-création, il est suggéré aux universités 1) de créer des systèmes de gestion des données et des savoirs produits par la recherche plus ouverts et accessibles aux communautés afin que celles-ci puissent mobiliser les connaissances produites et 2) d’offrir davantage de formations gratuites aux collectivités afin que celles-ci assurent une relève en recherche.. Une première initiative visant à développer ces courroies de transmission est le programme Engagement des Fonds de recherche du Québec (FRQ 2019), qui vise à soutenir des projets de recherche participatifs réalisés en collaboration avec des citoyens. L’objectif est de reconnaître la complémentarité des savoirs, d’intégrer les savoirs expérientiels à la méthode scientifique et de renforcer l’esprit critique des citoyens qui participent aux projets de recherche. Les retombées de ce programme pilote ne sont toujours pas connues et il faudrait évidemment se questionner à savoir si une subvention de ce type permet de rejoindre les communautés les plus sceptiques.
Conclusion
Ce texte a couvert une multitude d’idées sans entrer dans les détails ni dans les distinctions entre les mondes universitaires du Québec, du Canada et d’ailleurs dans le monde. Notre objectif n’était pas de proposer une analyse détaillée des transformations ayant cours dans les universités, mais d’explorer des idées qui, selon nous, convergent vers un même idéal. En somme, pour être inclusive, l’Université doit devenir une agora ouverte et respectueuse où entre, se côtoie et se confronte une diversité d’étudiants, de chercheurs, de citoyens et de savoirs. Puis, pour éviter de sombrer dans le relativisme, l’Université doit réitérer son autorité et clamer, sur la place publique, que les savoirs qu’elle génère sont qualitativement distincts des autres. L’Université ne doit pas se contenter d’être le reflet de notre société fracturée, elle doit en être le phare. Et c’est en devenant l’« Université de tous, pour tous » qu’elle demeurera ce phare auquel on peut se fier malgré les remous de la surinformation et de la désinformation. Comme Clark Kerr l’écrivait deux ans avant sa mort : « L’enseignement supérieur s’est montré très résilient en transformant les craintes en victoires. Je pense que cela continuera » (2001, 212).
Biographies
Olivier Bégin-Caouette est professeur adjoint en enseignement supérieur comparé au Département d’administration et fondements de l’éducation de l’Université de Montréal, cofondateur du Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur l’enseignement supérieur (LIRES) et membre du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST).
Silvia Nakano Koga et Laurence Pelletier sont candidates au doctorat en sciences de l’éducation à l’Université de Montréal et membres étudiantes du LIRES.
Références
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