Vers une ville post-croissance

Par Jonathan Durand Folco

Un consensus semble se dégager parmi les perspectives théoriques et militantes liées au mouvement de la décroissance : si les changements économiques, politiques, sociaux et culturels nécessaires à l’émergence d’une société post-croissance doivent prendre la forme de transformations radicales à l’échelle sociétale, c’est surtout à l’échelon local qu’émergent d’ores et déjà de multiples initiatives de transition qui permettent de construire des communautés résilientes et solidaires. Que ce soit dans les quartiers des grandes villes ou dans les villages des régions rurales, l’action locale et les milieux de vie constituent le terreau fertile de la décroissance conviviale.

Or, il serait naïf de croire que les villes contemporaines seraient par nature les lieux privilégiés de la transition sociale et écologique. En effet, les « villes globales » (Sassen, 1991) et les « métropoles barbares » (Faburel, 2019) sont aujourd’hui devenues les piliers de la mondialisation néolibérale. Cela signifie que les villes sont au coeur des processus de valorisation et d’accumulation du capital, lesquels favorisent la montée des inégalités urbaines et la ségrégation sociospatiale, l’extension de la logique marchande, la surconsommation d’énergie, de marchandises et de ressources, de même que la spéculation financière et immobilière. Compte tenu de leur mode de financement basé sur la taxe foncière qui favorise l’étalement urbain, l’emprise des promoteurs privés et une dynamique de surdéveloppement, les villes sont actuellement de véritables « machines à croissance » (Molotch, 1976).

Qui plus est, la vie urbaine alimente la dynamique d’accélération sociale qui se manifeste par la triple accélération du développement technologique, du changement socioculturel et du rythme de vie (Rosa, 2013). Cette accélération globale, qui se traduit sur le plan subjectif par le manque de temps et le sentiment de devoir toujours courir pour simplement se maintenir en place, s’accompagne d’une relation au monde visant l’accumulation des ressources et l’extension de l’accès au monde : hypermobilité, numérisation de la vie quotidienne, industries touristiques, multiplication des options de divertissement et de consommation, etc. (Rosa, 2018). Face à ce mode de vie effréné dont les effets se font particulièrement sentir dans les grandes villes, il n’est pas étonnant que les objecteurs de croissance gardent une certaine méfiance vis-à-vis la dynamique d’urbanisation généralisée qui serait en quelque sorte l’antithèse de la sobriété, la lenteur et la convivialité.

Bien sûr, un nombre croissant de villes prend aujourd’hui conscience des nombreux enjeux liés à la crise climatique, l’explosion des inégalités sociales et la crise démocratique incarnée par la montée des populismes autoritaires. Plusieurs villes adoptent déjà des mesures pour favoriser la transition énergétique, l’atteinte de la carboneutralité et l’adaptation aux changements climatiques, ou encore des politiques publiques visant à encourager l’inclusion et la participation citoyenne, à l’instar du mouvement des « villes sanctuaires » et la multiplication des budgets participatifs. Or, la plupart des réseaux transnationaux de villes comme Metropolis, United Cities and Local Governments (UCLG), International Council for Local Environmental Initiatives (ICLEI) ou encore le C40 Cities Climate Leadership Group s’inscrivent dans le paradigme des « villes durables » et des « smart cities », une approche souvent apolitique et technocentrique de la transition (Durand Folco, 2020). Bien que plusieurs métropoles incarnent un réel leadership sur le plan social et environnemental comparativement aux États nationaux dirigés par des figures comme Trump, Poutine ou Bolsonaro, peu d’entre elles remettent en question la logique de croissance infinie et les systèmes de domination : capitalisme, patriarcat, racisme, colonialisme, etc. S’il est effectivement « trop tard » pour opérer une transition tranquille selon les préceptes désuets du développement durable ou de l’économie verte, il nous faut chercher des avenues plus radicales.

Heureusement, il existe déjà plusieurs voies pour expérimenter des innovations sociales et institutionnelles favorables à la construction de villes post-croissance. Cet article présentera différentes avenues possibles en fonction de scénarios plus ou moins optimistes quant à l’avenir des sociétés humaines. Tout d’abord, le scénario d’une « décroissance voulue » est représenté par l’exemple des villes en transition et du mouvement Cittaslow qui cherchent à créer des villes lentes, à échelle humaine, où l’économie relocalisée et les formes de vie ancrées dans le territoire favorisent à la fois la résilience des communautés et une certaine vision de la vie bonne. Par contraste, le scénario d’une « décroissance subie » est incarnée par la perspective plus sombre des shrinking cities, villes en déclin économique et démographique dont Detroit représente l’archétype. Nous verrons que ce scénario combine à la fois des utopies concrètes (agriculture urbaine omniprésente, systèmes locaux d’entraide, reprise de bâtiments) et des éléments dystopiques : capitalisme de surveillance, ségrégation raciale, pénuries, etc.

Enfin, le mouvement politique le plus porteur dans le contexte actuel pour mettre sur pied les piliers de communautés post-croissance est le municipalisme, dont l’objectif est la transformation démocratique de la vie sociale, politique et économique par la réappropriation collective des institutions municipales (Durand Folco, 2017). Après avoir distingué trois principales formes de « municipalisme réellement existant », nous mettrons en relief deux principales voies pour accélérer la transition vers une ville post-croissance : 1) la voie réformiste, préconisant des mesures de (re)municipalisation, des partenariats public-communs et la mise sur pied d’une dotation inconditionnelle d’autonomie à l’échelle locale ; 2) la voie révolutionnaire, misant sur les expropriations et la reprise directe d’infrastructures pour satisfaire les besoins de base de la communauté (Kroptokine, 2019). Nous montrerons enfin que ces multiples chemins de la transition vers un monde post-croissance ne sont pas multiplement exclusifs, les initiatives de décroissance voulue risquant fort probablement de côtoyer des dynamiques de décroissance subie. En ce sens, un possible scénario d’effondrement de la civilisation thermodynamique (Servigne & Stevens, 2015) nous oblige à penser de façon pratique les outils et stratégies d’un « municipalisme des temps difficiles ».

 

La décroissance voulue : les villes lentes en transition

Le mouvement des villes en transition (Transition Towns) incarne une démarche positive et pragmatique visant à accroître la résilience des communautés locales face au double défi des changements climatiques et du pic pétrolier. Loin de sombrer dans les mirages de la croissance verte, les villes en transition cherchent à amorcer la descente énergétique par l’articulation d’une multitude d’initiatives citoyennes : monnaies locales complémentaires, vergers urbains, ateliers de réparation de vélos, systèmes d’autopartage, conserveries, énergies vertes communautaires, circuits courts, économie sociale et solidaire, etc. Depuis son lancement en 2006 dans la petite ville de Totnes en Angleterre sous l’initiative de Rob Hopkins, ce mouvement a essaimé plus de 1000 initiatives dans une quarantaine de pays à travers le monde, lesquelles sont regroupées au sein du réseau transnational Transition Network.

Ce mouvement est à la fois ouvert et fortement structuré, notamment avec le Manuel de Transition qui fournit une boîte outil et un kit de démarrage d’une initiative de transition en 12 étapes (Hopkins, 2010). Des méthodes de visualisation et de sensibilisation sont utilisées pour promouvoir une démarche inclusive, inspirée de la permaculture et cherchant à faciliter la co-construction d’une vision positive de l’avenir à l’échelle de la communauté. Comme le note Thomas Taloté, la décroissance et les villes transition sont « unies dans leur quête du bien-vivre : deux mouvements aux valeurs, aux pratiques et aux objectifs analogues » (Taloté 2015, 179).

Néanmoins, l’approche des villes en transition diverge de la décroissance par son caractère apolitique, « post-idéologique » et « non-militant », misant sur le discours consensuel de la résilience plutôt que sur la conflictualité et la critique de l’ordre établi. Comme le souligne Rob Hopkins dans une entrevue : « À Totnes, nous faisons des efforts considérables pour ne pas être identifiés comme de droite ou de gauche, Verts, socialistes ou conservateurs. Nous nous concentrons sur notre capacité à créer de la résistance, de la beauté, de l’attention à soi et aux autres, de la volonté de changement. » (Ponticelli & Vermeersch 2017, 33) Malgré sa volonté de rester rassembleur, le principal défaut de cet écologisme apolitique (Chatterton & Cutler, 2013) est qu’il peut être récupéré et détourné par le discours dominant. Par exemple, « des groupements conservateurs, dont les conservateurs britanniques, récupèrent le terme de résilience, pour qui cela signifie la capacité d’un système à revenir au statu quo. Le terme a ainsi été utilisé au temps du gouvernement de Cameron pour justifier le démantèlement de leur système de sécurité sociale et se déresponsabiliser face aux communautés locales » (Elias-Pinsonnault, 2019).

Nonobstant cet angle mort, les villes en transition ont l’avantage d’incarner de façon pratique les idéaux et solutions concrètes préconisées par la décroissance : relocalisation de l’économie, réappropriation des savoir-faire traditionnels, activités d’entraide hors du travail salarié, ralentissement du rythme de vie, etc. Dans le même sillage, le mouvement Cittaslow (slow cities ou villes lentes) fut lancé en 1999 par les maires des communes italiennes de Bra, Orvieto, Positano et Greve in Chianti. Inspiré de la philosophie Slow Food, et désirant résister à la dynamique d’accélération sociale, ce mouvement préconise le développement de milieux de vie où se conjuguent bonne nourriture, environnement sain, économie durable, rythme traditionnel de la vie communautaire (Mayer & Know, 2009). Ce mouvement regroupe actuellement 160 villes de 30 pays au sein du Réseau international des villes du bien vivre.

Pour recevoir la certification Cittaslow, les villes intéressées doivent avoir moins de 50 000 habitants et s’engager à adopter des mesures fortes en faveur d’un urbanisme à échelle humaine, déclinées en 72 recommandations inscrites sur la charte Cittaslow. Par exemple, les villes lentes doivent multiplier les zones piétonnières, favoriser les transports actifs et limiter la présence de l’automobile, mettre en valeur leur patrimoine historique en évitant de construire de nouveaux bâtiments, créer des places publiques accessibles et conviviales, favoriser l’hospitalité, la cohésion sociale et la solidarité intergénérationnelle, encourager les commerces de proximité, l’artisanat, les coutumes locales, les produits régionaux et les technologies douces, interdire progressivement les grands centres commerciaux, etc. (Ariès, 2015).

Les villes lentes adoptent ainsi une perspective de non-croissance ou de post-croissance au coeur de leur modèle de développement. Elles remplacent la logique de croissance économique, de consumérisme, de vitesse et de gigantisme par une « conscience du lieu » centrée sur l’identité territoriale, les valeurs et les traditions locales (Magnaghi, 2003). Bien que le label Cittaslow puisse être instrumentalisé dans une logique de marketing territorial et d’opportunités entrepreneuriales, l’authenticité rimant avec profitabilité, il s’avère que l’application de ce concept contribue effectivement à l’amélioration de la qualité de vie et à la protection de l’authenticité des lieux face aux dynamiques capitalistes, tout en favorisant une économie résiliente pour les villes de petite taille souvent fragilisées par la mondialisation (Çiçek et al., 2019). Les villes lentes montrent qu’il est possible de mettre en oeuvre une « décroissance voulue » à l’échelle municipale, en associant joie de vivre, lenteur, liens de solidarité et économie viable.

 

La décroissance subie : les shrinking cities, entre utopie et dystopie

Par contraste aux initiatives préconisant le ralentissement et la décroissance comme alternatives désirables au modèle dominant, le phénomène des shrinking cities a commencé à attirer l’attention des chercheurs en études urbaines et des décideurs publics au début des années 2000 (Wolff et al., 2013). Les villes en décroissance désignent ici « des espaces urbains qui ont connu des pertes de population, un retournement économique, un déclin de l’emploi et des problèmes sociaux, symptômes d’une crise structurelle » (Martinez-Fernandez et al., 2012). Le phénomène est particulièrement marqué en Allemagne suite au choc démographique causé par la transition post-socialiste ; entre 2000 et 2005, 78 % des villes de l’Ouest étaient en croissance alors que 82 % des villes de l’Est étaient en décroissance (Turok & Mykhnenko, 2007).

Cette dynamique de décroissance urbaine involontaire est surtout présente dans les régions minières et industrielles, de même que certaines régions rurales qui se trouvent structurellement désavantagées par la dynamique de métropolisation et de mondialisation. Une combinaison de différents facteurs (désindustrialisation, déficit migratoire, faible attractivité de certains territoires, captation de la valeur et des innovations par les métropoles) fait en sorte que les grandes villes consolident leur position « aux dépens des villes petites et moyennes qui paraissent condamnées au mieux à la stagnation et au pire au déclin » (Pumain, 1999). Cette dynamique de déclin démographique et économique frappe des centaines de villes en Europe, en Asie et en Amérique du Nord, plusieurs municipalités étant confrontées à une détérioration des infrastructures, le vieillissement de la population, la montée de la pauvreté, une crise des finances publiques, etc.

L’un des meilleurs exemples de shrinking cities est la ville de Detroit située dans l’État du Michigan aux États-Unis. La Motor City a subi de plein fouet le white flight des années 1970, la désindustrialisation, ainsi que la crise financière de 2008 qui a mené la ville à la faillite en 2013. Alors que la population de Detroit était de 1.5 millions de personnes en 1960 (dont 29% d’Afro-Américains et 70% de Blancs), elle est passée à 673 000 habitants en 2017, avec 83% de Noirs et 11% de Blancs. Outre ses nombreux problèmes sociaux, techniques et économiques (important taux de chômage, état pitoyable des infrastructures routières, ségrégation raciale, terrains abandonnés, usines en ruine, fermeture d’universités, lacunes importantes en termes de services publics), Detroit est malgré tout un gigantesque laboratoire d’initiatives de transition.

L’effet le plus spectaculaire de cette crise est la prolifération des expériences d’agriculture urbaine, avec plus de 1500 jardins communautaires, lots cultivés sur des friches et fermes urbaines, sans compter les dizaines de marchés publics, écoles publiques et familles qui cultivent leur nourriture dans leur cour arrière (Pfleger, 2018). Ces initiatives visant à assurer la sécurité et souveraineté alimentaire de la ville se combinent à de multiples réappropriations de terrains et bâtiments vacants, la création de systèmes locaux d’entraide, de coopératives et de communs qui renforcent la résilience des communautés locales. Une série d’innovations sociales et de projets collectifs locaux fleurissent ainsi pour subvenir aux besoins de base de la population et lutter contre différentes formes de pauvreté.

Ainsi, le phénomène des shrinking cities peut servir de modèle à l’établissement d’une société post-croissance, la décroissance subie pouvant représenter une opportunité pour développer des modes de production, distribution et consommation voulus. La littérature sur la planification de la décroissance, comme le « smart shrinking » et le « smart decline », vise d’ailleurs à accompagner cette dynamique à l’aide de l’intervention des pouvoirs publics (Hollander et al., 2009 ; Hollander & Németh, 2011). Cela dit, il serait naïf d’idéaliser les villes en déclin et de considérer ces expérimentations collectives comme le grand remède aux multiples maux de communautés marquées par des phénomènes persistants d’extrême précarité et de marginalisation (Draus et al., 2014). Bref, si l’agriculture urbaine peut aider à se nourrir, les jardins partagés ne sont pas la panacée.

Par ailleurs, la ville de Detroit représente un vaste laboratoire d’austérité racialisée et du capitalisme de surveillance. Suite à la banqueroute de la ville, la municipalité est mise sous tutelle de 2013 à 2017, différents services publics dont le système de distribution d’eau sont privatisés, et les classes populaires noires sont particulièrement touchées par la perte de leurs fonds de pension, les évictions, les coupures d’eau et des mesures répressives (Phinney, 2018). Pendant ce temps, le milliardaire Dan Gilbert, l’homme le plus riche de l’État du Michigan, investit 5.6 milliards pour racheter des pans entiers du centre-ville de Detroit et plus de 95 gratte-ciels (Feloni & Lee, 2018). Il crée parallèlement son propre système de surveillance et de police privée, en installant des centaines de caméras dans un centre-ville nouvellement revitalisé, blanc et gentrifié, contribuant à exacerber les divisions sociales et raciales au sein de la ville, le tout accompagné d’opérations musclées de forces paramilitaires dans les quartiers pauvres et logements sociaux (Jay, 2017).

Loin de représenter le rêve d’une société post-croissance libérée du joug du capital, Detroit constitue plutôt un curieux mélange d’éléments utopiques et dystopiques, où les initiatives collectives inspirantes côtoient les inégalités extrêmes et les dynamiques d’accumulation par dépossession. C’est pourquoi la construction pratique de villes résilientes et solidaires dans un contexte de décroissance s’avère une tâche parsemée d’embûches et de défis de toutes sortes.

Les chemins escarpés du municipalisme en temps de crise

Le municipalisme, un mouvement politique qui considère la municipalité comme le tremplin d’une transformation démocratique de la vie sociale, économique et politique, a connu un large essor depuis les cinq dernières années. La victoire remarquée de plateformes citoyennes lors des élections municipales espagnoles de 2015 a conduit les « mairies rebelles » de Barcelone et Madrid sur le devant de la scène politique (Lamant, 2016). La création du réseau international Fearless Cities en juin 2017 a permis de rassembler 700 participants et 100 groupes municipalistes de 180 villes et 40 pays à travers le monde, dans l’objectif de construire un projet contre-hégémonique à l’austérité néolibérale (Barcelona en Comú et al., 2019). Le projet de démocratisation de l’État (local) et de socialisation de l’économie s’articule par la promotion des communs et l’économie sociale et solidaire, la mise sur pied de nouveaux mécanismes de démocratie radicale, la féminisation de la politique, la protection des droits sociaux, et la (re)municipalisation des services publics.

Bien que nous puissions parler du municipalisme au singulier, ce mouvement complexe est composé en fait d’une constellation d’initiatives aux influences idéologiques diverses, avec d’importantes variations au niveau culturel, politique et géographique. Nous pouvons distinguer trois grandes familles de municipalisme, soit le municipalisme de plateforme, autonomiste et gestionnaire (Thompson, 2020).

La première variante, incarnée par les mairies rebelles d’Espagne, regroupe des plateformes citoyennes issues d’une confluence de mouvements sociaux qui mettent de l’avant une politique de proximité basée sur le droit à la ville, la démocratie radicale, les communs et le coopérativisme de plateforme. Elles misent sur une stratégie de transformation des institutions à la fois à l’intérieur, contre et au-delà de l’État.

De son côté, le municipalisme autonomiste privilégie la création d’assemblées populaires, de communes autonomes et de coopératives autogérées, à l’instar de Cooperation Jackson au Mississippi et du confédéralisme démocratique kurde dans la région du Rojava (Akuno & Nagwaya, 2017 ; Knapp et al,, 2016). Se rapprochant du municipalisme libertaire de Bookchin, cette perspective cherche à construire un pouvoir populaire « par le bas » à l’extérieur des institutions existantes. 

À l’autre bout du spectre, le municipalisme gestionnaire développe une stratégie de développement économique communautaire basée sur des synergies entre des coopératives, commerces de proximité et institutions publiques locales en guise de remède à la dévitalisation. Des expériences menées dans les villes de Cleveland aux États-Unis, ou de Preston et Liverpool au Royaume-Uni, sous l’initiative de thinks tanks progressistes, ont d’ailleurs montré que des shrinking cities désindustrialisées pouvaient renaître de leurs cendres grâce à un « municipalisme entrepreneurial » piloté « par le haut », visant à contrer les effets négatifs de l’urbanisme néolibéral (Thompson et al., 2019).

Outre leurs différences, ces trois formes de municipalisme partagent un même souci de résolution de problèmes socioéconomiques à partir des ressources locales, en misant sur un bricolage institutionnel visant à dépasser les contraintes du système actuel. Les groupes citoyens, organisations et élu·e·s municipalistes visent à satisfaire les besoins de la population et des groupes vulnérables au-delà de l’impératif de profit, tout en essayant de transformer le modèle de développement de façon plus ou moins radicale. Dans cette perspective, deux voies peuvent être envisagées pour accélérer la transition vers une société post-croissance à l’aide d’une réappropriation collective des institutions municipales.

La première voie, réformiste et écosocialiste, consiste à adopter des « réformes non-réformistes » comme le revenu de base, le revenu maximum acceptable et l’extension des sphères de gratuité à des services essentiels pour satisfaire les besoins de base des communautés. Le projet de Dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA) s’inscrit dans une perspective d’une décroissance à l’échelle locale (Liegey et al., 2014). La DIA propose de verser un revenu de base partiellement démonétarisé ; au lieu d’offrir un montant hebdomadaire ou mensuel versé sous forme d’argent à chaque citoyen·ne, la DIA prendrait la forme d’une monnaie locale complémentaire et de droits d’accès à des ressources et services de proximité : eau, énergie, logement, nourriture, transport, etc.

Dans le même esprit, la (re)municipalisation consiste à inverser la dynamique de privatisation en misant plutôt sur le contrôle public de secteurs clés du développement social et économique. Alors que la remunicipalisation désigne le retour à une gestion publique de services qui étaient offerts par le secteur privé (par l’annulation ou le non-renouvellement de contrats, l’acquisition de biens par la municipalité ou l’internalisation de certains services), la municipalisation désigne la création de nouveaux services (par la création d’entreprises municipales ou de programmes de services locaux). Entre 2000 et 2019, 1408 cas de (re)municipalisations ont été recensés dans plus de 2400 villes et 58 pays des cinq continents (Kishimoto et al., 2019).

Ces initiatives de (re)municipalisation opèrent dans une multitude de secteurs : eau, énergie, transports, télécommunications, gestion des déchets, éducation, santé et services sociaux, logement, loisirs, activités sportives et culturelles, alimentation, services funéraires, construction, stationnements, sécurité et services d’urgence, etc. De plus, elles peuvent prendre des formes institutionnelles variées : les municipalités peuvent reprendre le contrôle direct de certains services (via la création d’une entreprise municipale), ou encore miser sur diverses formes de partenariats public-public (régies intermunicipales), public-communautaires (avec des OBNL locaux), ou public-communs (cogestion et coproduction de services de proximité) (Durand Folco, 2020).

 

Conclusion : vers l’expropriation ?

Ces reprises collectives de services locaux peuvent s’avérer salutaire en temps de crise, et parfois même mener à des transformations plus radicales. Nous arrivons ici à la deuxième voie, révolutionnaire cette fois, qui mise sur de grandes expropriations opérées par l’auto-organisation citoyenne avec ou sans l’aide des pouvoirs publics locaux. Un projet d’expropriation « légale » initiée par une alliance de mouvements sociaux à Berlin prend actuellement la forme d’un référendum d’initiative populaire visant à exproprier six grandes sociétés immobilières propriétaires de plus de 3 000 logements, laquelle pourrait mener à la création de plus 200 000 logements communaux gérés démocratiquement (Knabbel, 2019).

Le philosophe anarchiste Pierre Kropotkine recommandait d’ailleurs la multiplication de ce genre d’initiatives dans un contexte de révolution et/ou d’effondrement, où une crise économique majeure, le chômage de masse et les pénuries viendraient menacer la satisfaction des besoins de base de la population. Dans le contexte de la crise sans précédent causée par la propagation de la COVID-19 et la récession mondiale qui frappe à nos portes, les propos de Kropotkine sur le rôle des révolutionnaires est on ne peut plus d’actualité. « Notre premier objectif doit consister à nous soucier d’apporter cette nourriture et cet abri à ceux qui en ont besoin en priorité, ceux qui étaient précisément rejetés par l’ancienne société. » (Kropotkine, 2019, 100).

L’idée centrale est de privilégier l’action locale et l’auto-organisation des masses afin de se réapproprier les espaces, bâtiments, infrastructures et moyens de production afin de combler immédiatement les besoins de tous, sans égard à la légalité bourgeoise ou les réformes progressives. Le « municipalisme des temps difficiles », expression tirée du conseiller municipal de Grenoble Antoine Back, met en évidence le besoin de préparer le terrain et de donner le maximum de latitude aux communautés locales lorsque la situation économique globale ouvrira la voie à une rupture plus radicale avec l’ordre dominant.

Ainsi, l’imbrication de la décroissance subie et de la décroissance choisie, que nous avons mis en évidence avec les exemples des villes en transition, les villes lentes, les villes en déclin comme Detroit et les shrinking cities, s’avère un terreau fertile pour penser le passage chaotique vers une société post-croissance. Si les défis, les souffrances et les obstacles seront au rendez-vous, il y aura fort probablement de réelles occasions d’envisager la construction d’un nouveau monde hors des sentiers battus et des institutions existantes. Si le gouvernement municipal intervient pour donner un coup de pouce à cette transformation sociale par le bas, c’est l’entraide et l’action collective des communautés locales qui donnera le coup d’envoi de cette métamorphose générale. Comme le souligne Kropotkine :

L’une des premières illusions à dissiper, par conséquent, est l’illusion selon laquelle un petit nombre de lois peut modifier le système économique actuel comme par enchantement. La première conviction dont il faut se doter est hormis qu’une expropriation à grande échelle, menée par les travailleurs eux-mêmes, il ne pourra y avoir d’autre étape initiale vers la réorganisation de notre production selon des principes socialistes. […] C’est seulement lorsque les masses populaires sont prêtes à accomplir l’expropriation qu’il est possible de s’attendre à ce qu’un gouvernement s’engage dans la même direction. (Kropotkine, 2019, 61)

 

Jonathan Durand Folco est professeur adjoint à l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul. Il est auteur du livre À nous la ville! Traité de municipalisme (Écosociété, 2017) et récipiendaire du Prix des libraires du Québec 2018 dans la catégorie Essais.

 

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