par Bob W. White
De toute évidence, l’interculturalisme est un -isme comme les autres. Mais de quel interculturalisme parle-t-on? De l’interculturalisme de l’oublié E.T. Hall, anthropologue dissident qui a en quelque sorte mis la communication interculturelle sur la carte mondiale des idées à partir d’une réflexion approfondie sur les dimensions cachées des logiques culturelles? De l’interculturalisme du philosophe indien Raymond Pannikar qui proposait une critique des sociétés occidentales à partir d’une série de méditations sur le « dialogue dialogique » et qui allait inspirer la pensée de l’Institut interculturel de Montréal? Ou encore, de l’interculturalisme de Gérard Bouchard, qui voit dans ce modèle la possibilité de défendre les droits culturels du Québec face aux menaces existentielles du multiculturalisme à la canadienne?
Je voulais commencer ce texte par une remise en question, non pas de l’interculturalisme comme idéologie (pourtant essentiel comme exercice!), mais de cette idée que l’on serait en mesure de saisir facilement l’interculturalisme. Par définition, l’interculturalisme est contextuel; et, de plus en plus, nous comprenons qu’il est aussi construit historiquement. C’est pour cela que je souhaite féliciter les éditeurs de ce numéro d’avoir présenté l’interculturalisme comme une sorte de rencontre historique inachevée, mais je vais y revenir. Dans les lignes qui suivront, je vais faire la tentative de situer l’interculturalisme au Québec, non pas seulement comme idéologie politique prenant plusieurs formes et formulations, mais comme une sorte de cri du cœur en faveur d’un projet de société inachevé. Pour revenir sur les possibilités de ce projet, je ferai un effort pour convaincre le lecteur que malgré toutes les fausses idées qui circulent autour de l’interculturalisme, celui-ci constitue une idée subversive qui questionne les assises de la majorité sans pour autant l’accuser d’être l’unique source du mal.
L’interculturalisme est un -isme comme les autres
La création des États-Nations modernes, qui a suivi une période de division et de violence inégalée dans l’histoire des sociétés contemporaines, doit être comprise comme une tentative de résoudre un des paradoxes les plus persistants de l’expérience humaine : comment faire ensemble malgré nos différences? Les démocraties libérales modernes ont trouvé différentes formules pour gérer ce paradoxe ; et les solutions trouvées varient énormément à travers le temps et l’espace. Dans les pays comme le Canada, où le multiculturalisme est perçu comme un pilier de la culture politique, il est toujours surprenant d’apprendre que pour certains groupes, il peut être vécu comme une forme d’hégémonie.[1] C’est le cas pour le Québec, province francophone au sein du Canada, qui, pour des raisons historiques bien connues, entretient une méfiance par rapport au multiculturalisme, non seulement comme politique de « gestion de la diversité », mais surtout comme marqueur identitaire. Cette opposition entre un Canada multiculturaliste et un Québec interculturaliste est problématique à plusieurs égards. Non seulement il y a multiculturalisme au Québec et des interculturalistes dans le reste du Canada, mais les deux modèles se sont influencés mutuellement depuis la création du multiculturalisme au début des années 1970. Toutefois, une analyse des tensions entre les deux modèles comme idéaux-types (pour suivre Weber) ou comme visions du monde (pour suivre Boas) permettrait de réfléchir sur le paradoxe de la diversité qui est au cœur des États-nations modernes
Une analyse épistémologique (et non pas politique ou philosophique) de ces deux paradigmes permet de comprendre qu’ils appartiennent, tous les deux, à une même famille de pensée – celle du pluralisme – même si, sur certaines questions de fond, les deux modèles semblent être fondamentalement opposés. Suivant les crises économiques mondiales à la fin des années 2000, le multiculturalisme a fait l’objet d’une série de remises en question, non seulement par les mouvements d’extrême droite qui visaient à canaliser l’anxiété sur l’immigration avec des discours xénophobes, mais aussi par des hauts dirigeants de certains pays européens qui constataient l’échec de l’intégration des personnes issues de l’immigration. Pendant la même période, de nouvelles formes d’interculturalisme font surface à plusieurs endroits en Europe, en Asie et dans les Amériques, traçant un chemin différent de celui du multiculturalisme et mettant davantage l’accent sur le rôle des villes (White 2018). Avant de faire l’analyse comparative des deux modèles, il est important de faire un certain nombre de constats…
D’abord, il faut distinguer entre les politiques étatiques et les réalités sociales. Le multiculturalisme est un modèle de gestion de diversité qui a fait l’objet de plusieurs politiques et programmes gouvernementaux et qui a beaucoup évolué depuis sa création en 1971. En dehors de ce dispositif politique, il y a une réalité sociale caractérisée par une diversité en termes de religion, de langue et d’origines nationales, puisque le Canada est un pays marqué par une longue tradition d’immigration.[2] Autrement dit il ne faut pas confondre la politique du multiculturalisme avec la réalité multiculturelle. De la même façon, on doit faire la différence entre l’interculturalisme (source d’inspiration pour les politiques publiques) et l’interculturalité (une réalité sociale). L’idée de l’interculturalisme se trouve dans plusieurs documents officiels au Québec ; mais malgré la présence de cette idée dans la société civile et dans les discours publics, le Québec ne s’est jamais doté d’une politique officielle d’interculturalisme.
Ensuite, il faut situer le Québec comme province majoritairement francophone ayant un statut particulier au sein du Canada. La colonisation a commencé par les explorateurs et missionnaires français à partir de la première partie du 16e siècle. La Nouvelle France (1608-1763), qui correspond à la partie centre-est du continent nord-américain, passera sous le contrôle de l’empire britannique à la suite de la Guerre de la Conquête qui se termine par une déclaration à Montréal en septembre 1760. Jusqu’au milieu du 20e siècle à travers un processus de minorisation du groupe majoritaire francophone, le Québec reste sous la domination anglaise. Le début des années 1960 est marqué par une prise de conscience culturelle et politique chez la majorité francophone qui sera qualifiée de « Révolution tranquille » et en 1976, le premier gouvernement souverainiste du Québec sera élu. Pendant cette période, les tentatives de négocier un partage de pouvoirs à l’échelle fédérale sur la base du modèle du bilinguisme (qui deviendra plus tard le biculturalisme) cèdent la place à l’émergence du modèle du multiculturalisme, en partie à cause de la pression politique de certaines communautés d’immigration plus récentes (dont les Juifs et les Ukrainiens). Ce changement terminologique n’est pas anodin, puisque les Canadiens français (maintenant devenus les Québécois), interprètent le multiculturalisme comme une imposition de la majorité anglophone du Canada qui vise à mettre les francophones sur le même pied d’égalité que les différents groupes d’immigrants arrivés à la suite de la prise de pouvoir par l’Angleterre.
Dernièrement, il faut constater que l’interculturalisme émerge souvent dans des contextes plurinationaux où il y a une lutte entre majoritaires et minoritaires. Si l’interculturalisme a souvent été présenté comme une réaction au multiculturalisme, il est important de rappeler que le multiculturalisme a été d’abord une réponse aux revendications du Québec (Winter 2014). L’histoire de l’interculturalisme au Canada c’est l’histoire d’un groupe minoritaire, en l’occurrence les Canadiens français. En même temps, cette perspective minoritaire est complexe puisque la majorité francophone au Québec a été à la fois dominée (par l’Angleterre) et dominatrice (par rapport aux différents groupes autochtones qui habitaient la région avant l’arrivée des Européens). Effectivement, dans tout ce débat, le sujet du statut des autochtones est systématiquement écarté, en partie parce que dans les dynamiques majoritaires-minoritaires entre anglophones et francophones, les Québécois, ont été victimes d’une discrimination historique et systémique sous le régime anglais. Cette situation de majorité fragile ou « manoritaire » – le terme proposé par Rachida Azdouz (2018) pour désigner une majorité minoritaire – est importante pour comprendre les dynamiques de l’interculturalisme au Québec.
Interculturalisme, Multiculturalisme, Pluralisme
Le Québec, comme le Canada, est le siège d’un débat scientifique vigoureux qui oppose les deux modèles et qui renforce une certaine polarisation idéologique à ce sujet. Depuis une vingtaine d’années, il revient avec une fréquence régulière et il ne semble pas s’épuiser.[3] D’un côté, il y a ceux qui défendent le multiculturalisme comme patrimoine politique avec des arguments pour montrer le bien-fondé et l’évolution de cette philosophie publique pluraliste. De l’autre côté, il y a ceux qui critiquent le multiculturalisme parce qu’il contribue au communautarisme et à l’émergence de « vies parallèles » dans les sociétés de plus en plus diversifiées. Pour les interculturalistes, le multiculturalisme serait quelque chose du passé qui ne répond pas à la nouvelle réalité de la diversité. Pour les multiculturalistes, l’interculturalisme constitue une simple itération du multiculturalisme, ou, dans les formulations plus modérées, une continuation du multiculturalisme. Du point de vue interculturaliste, le multiculturalisme serait un projet de « nation-building » ; mais du point de vue multiculturaliste, l’interculturalisme ne fait que rajouter de l’huile sur les feux du populisme et de l’intolérance.
Dans un des plus récents débats à ce sujet, Tariq Modood semble vouloir défendre l’honneur du multiculturalisme comme paradigme politique qui aurait été victime de mauvaise presse et d’une interprétation erronée de la part des interculturalistes. Dans un article intitulé « Must Interculturalists Misrepresent Multiculturalism ? », Modood essaie de démontrer que l’interculturalisme ne peut pas remplacer le multiculturalisme comme paradigme politique :
« While interculturalism has a contribution to offer, eg, by a focus on micro-level interactions, on superdiversity and by challenging multiculturalists to think about the majority, it is best understood as a version of multiculturalism rather than as an alternative paradigm. Multiculturalism can benefit from the contribution of interculturalism but this may involve moderating interculturalist ideas so, for example, not abandoning an anti-essentialism that is consistent with the sociological reality of groups, or by taking on board the normative significance of the majority but without accepting the idea of a majority precedence. In this way what is of value in interculturalism can be taken on board within existing multiculturalist theoretical frameworks (2018: 5) »
De ce point de vue, l’interculturalisme peut proposer quelques rajouts ou ajustements au paradigme multiculturaliste, mais il ne pourrait pas prétendre le remplacer par un cadre politique ou moral distinct. Selon son analyse, l’interculturalisme peut contribuer à l’évolution du multiculturalisme, mais devrait attraper le multiculturalisme au vol (« can be taken on board ») en faisant une sorte d’intégration comme la plupart des immigrants qui arrivent et doivent intégrer une nouvelle terre d’accueil. Les analyses de Modood illustrent une tendance des écrits qui défendent le multiculturalisme à voir l’interculturalisme comme un dérivé du tronc commun multiculturaliste :
It is in this way that through contributions such as those listed above various versions of ‘interculturalisms’ have supplemented and developed the multiculturalism that I have set out. It would however be wrong to think of interculturalism, either theoretically or in policy terms, as a replacement of or successor to multi- culturalism; it fits in within, even while disputing parts of, the same theoretical and policy frame. In this respect, interculturalisms, both the Quebecan and European versions, are not really independent political conceptions and are best understood as critical friends, not alternatives to multiculturalism, or, stronger still, as partial versions of multiculturalism (Modood 2015: 18).
Cet argument n’est pas recevable par ceux qui défendent l’interculturalisme, en grande partie parce que, pour ces auteurs, l’interculturalisme constitue une tradition distincte, avec ses propres penseurs, concepts et mises en œuvre politiques (Emongo et White 2014). Pour les interculturalistes convaincus, cette formulation multiculturaliste est un argument arrogant, même méprisant qui mérite une réplique du même ordre rhétorique : « Why Must Multiculturalists Misrepresent Interculturalism? »
Dans le besoin de valoriser leurs positions respectives, la plupart des auteurs qui contribuent à ce débat tombent dans des arguments binaires qui opposent l’interculturalisme et le multiculturalisme. Certains auteurs prennent une position modérée afin de démontrer que chaque modèle a des aspects positifs à contribuer au débat et qu’il existe une certaine complémentarité entre les deux modèles. D’autres auteurs font un effort pour comparer les deux modèles, faisant plus ou moins attention à l’équilibre quant à l’analyse des similitudes et des différences; mais souvent les analyses penchent en faveur d’un modèle ou de l’autre. Une chose qui est certaine—et c’est là qu’on comprend le rapport de pouvoir dans ce débat qui se passe presque toujours en anglais—les multiculturalistes ont tendance à minimiser les différences entre les deux modèles alors que les interculturalistes ont tendance à insister sur les différences. Rares sont les analyses, comme celle de Charles Taylor (2012), qui disent que chaque système est cohérent à l’intérieur de son contexte et son cheminement historique. Selon Taylor, l’interculturalisme serait le bon modèle pour le Québec parce que c’est ce modèle qui a émergé au fils du temps et qui alimente l’imaginaire et la conscience historique des Québécois.
Du point de vue anthropologique, Taylor a raison. L’interculturalisme québécois est différent du multiculturalisme canadien parce que le Québec est différent du Canada. Mais cette analyse n’est pas suffisante puisque le Québec se trouve (encore) au Canada et les Québécois doivent trancher sur la façon d’encadrer la diversité grandissante dans les villes et villages de la « Belle Province ». On ne peut pas faire l’économie de la longue histoire des relations entre Autochtones, Français, Anglais et nouveaux immigrants à l’heure actuelle, où plusieurs chercheurs ont constaté la « diversification de la diversité » (Vertovec 2007). D’un point de vue systémique, l’interculturalisme et le multiculturalisme font tous les deux parties d’une plus grande famille de pensée politique, celle du pluralisme.
Le pluralisme est une toute autre question que je ne traiterai pas ici en profondeur, mais dont, dans d’autres publications, j’ai proposé une définition « opérationnelle » (White 2018). Disons brièvement que selon cette définition, on doit retenir trois aspects principaux pour définir la pensée pluraliste dans les démocraties libérales de l’Occident :
- la prise en compte de la réalité plurielle des sociétés humaines ;
- la reconnaissance des droits politiques et culturels des personnes et des groupes qui ne s’identifient pas au groupe majoritaire ;
- l’engagement à créer des conditions pour la participation de tous à la vie de la communauté politique. Ainsi, on pourrait dire que le multiculturalisme et l’interculturalisme partagent plusieurs principes pluralistes, notamment la recherche de la cohésion sociale, le rejet de l’assimilationnisme, la reconnaissance de la diversité, et la lutte contre la discrimination. Mais il existe aussi des différences importantes entre les deux modèles, notamment en termes politiques :
Multiculturalisme
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Interculturalisme |
systématique et transversale
d’une culture majoritaire ;
des différences ;
|
|
Figure 2 / Différences principales entre le multiculturalisme et l’interculturalisme (Rocher et White 2014)
De plus, si on se penche sur les mots-clés qui sont souvent associés à chacun des deux modèles, on peut constater également des différences importantes :
Multiculturalisme |
Interculturalisme
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Diversité |
Dialogue |
Mosaïque | Vivre-ensemble |
Tolérance | Interactions |
Discrimination positive | Égalité entre citoyens |
Liberté d’expression religieuse
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Laïcité |
Figure 3 / Mots-clés : Multiculturalisme vs. Interculturalisme (Rocher et White 2014)
Si cette analyse est bonne, on pourrait croire que le débat entre l’interculturalisme et le multiculturalisme est un faux débat. Dit autrement, le débat entre les deux modèles est en lui-même un exemple d’incompréhension interculturelle. Ici je prends le mot « interculturel » dans le sens le plus large possible, c’est-à-dire au sens d’une rencontre entre deux ou plusieurs visions du monde, où la racine « culture » fait référence non pas à l’identité ethnique mais à toute identité groupale qui peut constituer une expression de sociabilité tout autant que d’exclusion entre les êtres-humains. Beaucoup plus que des concepts ou des programmes politiques, le multiculturalisme et l’interculturalisme sont des cultures, avec tout ce que le mot « culture » permet d’entrevoir comme possibilité et comme piège (White et al 2018).
Impossible consensus sur l’interculturalisme
Il serait facile de tomber dans le piège de certaines analyses qui donnent l’impression que l’interculturalisme fait objet d’un consensus au Québec. Les analyses de Bouchard font souvent cette erreur, notamment parce que son analyse vise à situer l’interculturalisme sur le même pied d’égalité que le multiculturalisme. Une étude a identifié au moins quatre courants de pensée au Québec qui sont critiques à l’égard de l’interculturalisme (Rocher et White 2014) : critique moniste, critique pluraliste, critique différentialiste, critique interactionniste. Pour des raisons politiques, Bouchard—qui a été beaucoup critiqué par les défenseurs du mouvement souverainiste au Québec—pourrait avoir besoin de donner l’impression qu’il y a un consensus au Québec sur la valeur de l’interculturalisme, mais ce n’est clairement pas le cas. Non seulement les populations anglo-canadiennes ont de la difficulté avec ce modèle « typiquement Québécois », mais aussi un bon nombre d’immigrants et communautés immigrantes résistent à l’interculturalisme parce que le multiculturalisme serait « plus ouvert à la diversité ». Même chose pour beaucoup de communautés autochtones, bien que ce soit pour des raisons différentes.
Il est difficile d’ignorer le paradoxe de cette situation, où un modèle de pensée basé sur le respect de la différence et la recherche de signification commune soit pris comme une idéologie de fermeture et d’exclusion. Comment expliquer cela ? En partie parce que l’histoire de la pensée interculturelle est méconnue, même au Québec, qui est clairement un des foyers mondiaux les plus importants de l’interculturalisme. Mais il y a également beaucoup de préjugés à l’égard de l’interculturalisme. La tendance à l’associer avec le mouvement souverainiste est facile à comprendre si on accepte que la pensée interculturelle a été récupérée politiquement par le mouvement souverainiste dans sa quête d’émancipation et de distinction du régime multiculturaliste anglo-saxon.[4] Mais il y a d’autres critiques qui circulent au sujet de l’interculturalisme qui contiennent des caricatures et qui donnent une fausse représentation de ce que l’on pourrait appeler une épistémologie de l’inter-cultures (Emongo 2014). J’en ai identifié au moins trois :
L’interculturalisme est essentialiste. L’utilisation d’un modèle interculturel peut accorder trop de place à la notion de culture, ignorant ainsi les autres facteurs dans les rapports sociaux tels que le groupe ethnique, le genre et la classe sociale. Ainsi, mettre l’accent sur les différences culturelles peut renforcer les stéréotypes et certains autres mécanismes d’exclusion que la notion de culture visait à éliminer au départ. Qui dit interculturel, dit culturel et qui dit culturel, dit essentialisme.
L’interculturalisme est utilitariste. L’interculturalisme est un « détournement de sens » de la notion de culture pour faciliter ou accélérer l’imposition des normes et valeurs de la société dominante. Il constitue une forme d’assimilation cachée qui cherche à donner des « compétences » interculturelles aux immigrants afin de les assimiler. « L’industrie de l’interculturel » vise à profiter des situations et des personnes vulnérables en offrant des cours et des services qui nuisent à l’autonomie des individus et des groupes.
L’interculturalisme est angélique. La fixation sur le « dialogue » et la « compréhension mutuelle » empêche de se concentrer sur les vrais problèmes. La tendance à réduire des problèmes complexes systémiques au niveau des interactions interpersonnelles ou « micro » constitue un leurre utopique qui bloque la réflexion critique et reflète une naïveté épistémologique. En effet, dans la pensée interculturelle, il n’y a pas de modèle pour expliquer les rapports de pouvoir ou la reproduction sociale de l’inégalité.
Évidemment, ces critiques contiennent parfois des éléments de vérité, mais elles se racontent à l’intérieur de traditions disciplinaires et philosophiques qui ignorent les différentes traditions de pensée interculturelle et qui ont une vision rudimentaire du constructivisme (Genest 2018). La pensée interculturelle pose certains problèmes, mais ces limitations ne devraient pas nous empêcher de reconnaître que les différentes visions du monde existent, que ces visions peuvent être une source de conflit, de marginalisation et d’exclusion, et que les situations historiques les plus violentes sont celles où les écarts entre les visions du monde sont les plus prononcés (Maalouf 1998).
Alors comment parler de l’interculturalisme sans tomber dans le nationalisme protectionniste d’un côté et dans l’essentialisme instrumentaliste de l’autre? Ce n’est pas facile, puisque chaque itération de l’interculturel est unique et la pensée interculturelle, pourtant présente dans toutes les disciplines, est souvent marginalisée à l’intérieur des disciplines. Depuis une dizaine d’années, dans nos recherches qui visent à faciliter le dialogue non seulement entre les courants pluralistes, mais aussi entre les différents courants de pensée interculturelle, nous avons identifié un certain nombre de fils conducteurs ou de traits communs qui traversent les différentes expressions de la pensée interculturelle. Évidemment, l’expression de ces traits communs varie beaucoup d’un contexte politique ou social à un autre: 1) une posture d’humilité et de curiosité face aux différentes formes de savoir ; 2) une éthique relationnelle qui met l’accent sur l’aspect coproduit du savoir ; 3) un cadre d’analyse interactionniste qui part des situations et des contextes de communication réels en vue de faire des analyses systémiques; 4) un modèle tripartite pour faire l’analyse des situations de compréhension et mécompréhension; 5) un accent sur les barrières dans la communication et la recherche d’outils qui permettraient de compenser pour les écarts de compréhension dans la recherche d’une signification commune.
L’interculturalisme comme subversion
L’interculturalisme a quelque chose de subversif. Pour les interculturalistes convaincus comme moi, cela va de soi, mais pour les interculturalo-sceptiques, il s’agit d’une idée qui nécessite un peu d’explication… En voici quelques unes :
La notion de centration, une idée qui est au cœur de plusieurs formulations de l’interculturel, est un bon exemple. La remise en question qui est exigée par le geste de centration (qui est, non pas une prise de conscience de ses préjugés, mais une prise de conscience de son rapport au groupe et de la façon dont ce rapport véhicule des idées sur les frontières entre les groupes) est déstabilisante autant pour les individus que pour les communautés. Cette capacité de se décentrer, qui n’est pas naturelle, mais qui peut être apprise, agit sur le pouvoir que l’identité de groupe exerce sur les individus. Quand les individus prennent conscience de ce rapport de pouvoir inconscient, il y a souvent un effet de libération ou de soulagement. Ce n’est pas pour rien que les interculturalistes trouvent un plaisir profond à parler des différences entre les groupes humains. L’intention n’est pas de renfermer des individus dans des catégories stéréotypées. Au contraire, le plaisir vient de la possibilité de nommer l’emprise de la culture et de la décortiquer ensemble avec celle ou celui pour qui cette culture est « étrange ». Le rire des interculturalistes est un rire subversif qui s’émerveille devant la complexité des différences humaines et de la capacité des êtres humains à performer un détournement de sens.
Du point de vue anthropologique, l’interculturel c’est la rencontre entre personnes d’horizons culturels différents, mais la mise en œuvre de la pensée interculturelle au nom d’une idéologie (l’interculturalisme), c’est plutôt l’expression d’une posture politique et morale. On ne peut pas réduire cette approche interculturelle à la « compréhension mutuelle » ou à « l’harmonie entre les peuples », ou encore pire, au « dialogue ». L’approche interculturelle commence par des situations de tension ou de mécompréhension qui sont le résultat des différentes représentations ou perceptions du monde. Elle essaie d’expliquer comment la difficulté dans nos efforts de nommer le monde ensemble peut reproduire les préjugés qui sont à l’origine de la discrimination et de l’exclusion, surtout entre groupes majoritaires et groupes minoritaires. Si, par la force des choses, l’interculturaliste arrive à harmoniser ou à rapprocher, tant mieux. Mais avec ou sans rapprochement, il va continuer à mener le combat pour l’interculturalisme comme méthode d’analyse et comme façon de voir le monde.
Par ailleurs l’interculturalisme insiste sur le fait que la plupart des institutions publiques sont mono-ethniques (c’est-à-dire dominées par la présence ou par la culture du groupe majoritaire). Dans ce sens l’interculturaliste fait le constat que tout système est un devenir monoculturel, et se surprend de voir que ce propos peut choquer ou déranger. Ce n’est pas pour rien que les principales idéologies pluralistes — multiculturalisme, transculturalisme, interculturalisme — ont toutes émergée dans les Amériques, le continent qui a connu deux vagues de migration massives et violentes : la colonisation des terres autochtones et l’esclavage transatlantique. Il y a partout dans les Amériques des variations de la pensée interculturelle (Brésil, Bolivie, Pérou, Mexique, Canada) et dans tous ces contextes très particuliers, il y a des luttes de pouvoir générationnelles entre les groupes majoritaires et minoritaires. Dans plusieurs pays d’Amérique latine, l’interculturalisme commence par l’éducation bilingue destinée aux autochtones. Au Canada, comme nous avons vu, l’interculturalisme émerge comme une réponse à l’échec du bilinguisme entre anglophones et francophones. Dans ce sens, l’interculturalisme pourrait être vu comme une réponse systémique qui vise à ébranler ou affaiblir l’échafaudage des systèmes monoculturels.
L’interculturalisme – et ici je ne parle pas de l’interculturalisme étatique qui est trop souvent associé avec l’interculturel au Québec, ni de l’interculturalisme naïf qui pense que le « dialogue » peut régler tout – est indocile et indomptable. L’interculturaliste cherche le conflit, non pas pour le conflit, mais afin de comprendre le dysfonctionnement social qui fait en sorte que certains groupes, malgré tous les systèmes que nous avons mis en place, sont plus égaux que d’autres ! Cette posture se régale dans la mécompréhension, non pas pour semer le chaos, mais parce que l’herméneute en elle reste souvent bouche-bée devant l’impossible beauté de la complexité humaine. Elle cherche la tension entre les différentes versions du monde, non pas pour profiter de sa capacité surréelle à faire des ponts, mais parce qu’elle n’est pas capable de faire autrement. Elle fait la subversion des systèmes du monde par un travail d’explicitation et de liaison. Elle le fait malgré elle, de façon téméraire, parfois à sa propre perte, mais elle n’a pas le choix. C’est plus fort qu’elle. C’est tout ce qu’elle sait faire. Elle ne sait pas faire autrement.
Biographie
Bob W. White est professeur titulaire au Département d’Anthropologie à l’Université de Montréal et directeur du Laboratoire de recherche en relations interculturelles (LABRRI). Depuis 2012 il dirige un partenariat de recherche multi-sectoriel sur les dynamiques d’inclusion dans l’espace urbain à Montréal (« Montréal Ville Interculturelle », CRSH 2012-2020). Son dernier livre, publié en 2018, s’intitule Intercultural Cities : Policy and Practice for a New Era (London : Palgrave McMillan).
Références
Azdouz, Rachida. 2018. Le vivre ensemble n’est pas un rince-bouche. Montréal : Édito, Montréal.
Emongo, Lomomba. 2014. « Introduction à l’épistémologie de l’inter-cultures », dans Lomomba Emongo et Bob W. White (dirs.), L’interculturel au Québec : Rencontres historiques et enjeux politiques. Pp. 221-250.
Emongo, Lomomba. et Bob W. White (dir.). 2014. L’interculturel au Québec : Rencontres historiques et enjeux politiques, disponible sur Internet (https://pum.umontreal.ca/chiers/livres_ chiers/9782760633599.pdf). Presses de l’Université de Montréal.
Genest, Sylvie. S017. « Constructivismes en études ethniques au Québec : Retour à la notion de frontières de Barth », Anthropologie et sociétés, 41 (3).
Maalouf Amin, 1998, Les identités meurtrières. Paris, Éditions B. Grasset.
Modood, Tariq. « What is multiculturalism and what can it learn from interculturalism? » Ethnicities 0 (0) 1-25.
_____. Must Interculturalists misrepresent multiculturalism? Comparative Migration Studies 2017 5:15 https://doi.org/10.1186/s40878-017-0058-y
Rocher, François. et Bob W. White. 2014. « L’interculturalisme québécois en contexte multiculturel canadien : Origines, critiques et politiques publiques. » Institut de recherches en politiques publiques.
Taylor, Charles. 2012. « Interculturalism or Multiculturalism ? » Philosophy and Social Criticism, 38 (4-5). Pp. 413-423.
Vertovec, Steven. 2007. « Super-Diversity and its Implications », Ethnic and Racial Studies. vol. 30, no 6, Pp. 1024-1054.
White, Bob W.. 2018. Intercultural Cities: Policy and Practice for a New Era. London: Palgrave/McMillan.
White, Bob W., Lomomba Emongo, Gaby Hsab. 2017. « Vers une anthropologie de l’interculturel ». Anthropologie et sociétés, 41-3. Pp. 9-27.
Winter Elke. 2011. Us, Them and Others : Pluralism and National Identity in Diverse Societies. Toronto, University of Toronto Press.
[1] Selon plusieurs sources de recherche et de sondages, le multiculturalisme serait une des « valeurs canadiennes » les plus chères aux canadiens, toutes origines confondues (Rocher et White 2014), malgré la méfiance qu’il crée dans certains secteurs de la population au Québec.
[2] L’histoire du multiculturalisme au Canada ignore généralement la présence autochtone dans la région avant l’arrivée des Européens. De fait, les questions liées à l’immigration et celles qui concernent les relations avec les Premières nations sont traitées dans deux ministères complètement distincts.
[3] Voir le volume 9(2) de la revue Diversité Canadienne (2012), le débat entre Ted Cantle et Tariq Modood dans la revue Ethnicities en 2016, Journal of Intercultural Studies 33 (2), et Comparative Migration Studies 2018 (6).
[4] Pour un bon exemple de cette réaction viscérale face au multiculturalisme, voir Bock-Côté. Sur la récupération de l’interculturalisme par le mouvement souverainiste voir Frozzini (2014).