Mutations identitaires

par André Thibault

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Usons de bon sens, devant le flot affolant des célébrations et des dénonciations qui polluent, chez nous comme ailleurs, le discours public sur les défis du vivre-ensemble. Les principaux mots-clés qu’ils ont en commun semblent tirés d’un manuel élémentaire de grammaire puisqu’il s’agit de deux pronoms courants : « nous » et « eux », voire « nous-autres » et « eux-autres ».

Postulat central : ces gens-là ne sont pas comme nous. À la limite, une telle affirmation est incontestable : les humains ne sortent pas en série d’usines à la Toyota, et entre tous les groupes comme entre tous les individus, les différences sont aussi perceptibles que le nez au milieu du visage. Le « bon sens » exigerait qu’on s’appuie sur le monde des expériences concrètes pour valider la portée de ce constat et ses conséquences. En d’autres mots, jusqu’où les discours publics sur la rencontre des différences culturelles nous aident-ils (ou nous nuisent-ils) dans la construction de nos relations et de notre partage d’un environnement commun?

Je commence. Aussi bien l’avouer d’entrée de jeu : je suis québécois  ̶  souche biologique garantie jusqu’à Charles Pearson (mon arrière-arrière-grand-père britannique) exclusivement.

Souche culturelle? Euh!… Euh! Je suis tourmenté par quelques ambiguïtés. Les croyances et les valeurs… du chanoine Groulx ou du Refus global? Les rapports de genres vus par Henri Bourassa ou Marie Gérin-Lajoie? Qu’ai-je fait des colères identitaires de ma grand-mère contre les Iroquois et les francs-maçons? Jean Charest est-il moins québécois que René Lévesque? Le concept de « vrai Québécois » exclut-il tous les fédéralistes anglophones tels Mordecaï Richler et Leonard Cohen, ou même francophones, comme Justin Trudeau?

Heureusement qu’on ne compte pas sur moi pour gérer la mise en œuvre de l’ultimatum « à Rome, fais comme les Romains ». Difficile à prendre à la lettre si on sait que les envahissants « barbares » de l’époque incluaient un certain nombre d’Hellènes et de Sémites qui, au nom d‘un autre barbare nommé Jésus, ont bousillé une institution sociale authentiquement romaine, l’esclavage.

Et si le heurt des authenticités mettait en conflit des identités réinventées pour justifier des confrontations d’abord conjoncturelles et instinctives, nourries par le clivage déstabilisant entre des croyances et des coutumes définies a priori comme inconciliables? Avec, évidemment, des portes de sortie : « lui, mon voisin, elle, mon infirmière, c’est pas pareil, je parle des autres en général… avec leurs noms qu’on ne sait pas comment épeler ».

Quarante-six de mes 241 amis Facebook portent des noms non francophones, soit 19 %. Il y a quelques années, je me suis résolu à aller à une rencontre d’anciens confrères d’études classiques et l’un d’entre eux m’a demandé qu’on réseaute en ligne. Un peu plus tard, il m’a fait le commentaire qu’il y avait beaucoup de noms étrangers dans ma liste. Si j’use de bon sens, où est mon identité culturelle présente? Dans cette liste actuelle ou dans mes souvenirs de jeunesse des années 1950?

Je concède que la question « d’où on vient? » nous entraîne irrévocablement vers des sources géographiques garanties différentes. Je suggère qu’on se demande plutôt : « vers où on va? »; on devrait même fonder un « parti vers » où on interdirait certains mots indécents comme le mot « souche », et où le recours à la mémoire servirait uniquement à apprendre de nos erreurs pour ne pas les répéter. J’ai déjà proposé qu’on remplace la vieillotte devise « Je me souviens » par « Nous avons des projets ».

Florence Haegel, dès les premières lignes de son livre Les cultures politiques des Français (Presses de Sciences PO, 2000), rappelle que, selon de nombreuses recherches, « plus une personne a fait d’études, moins il est probable qu’elle émette des opinions négatives à l’égard des immigrés ». Au fond, l’expression « culture générale » est un pléonasme. Les mythes identitaires comblent un vide de connaissances. Dans tous les groupes culturels, les manuels d’histoire risquent de développer davantage un  nombrilisme collectif qu’une ouverture au monde réel. Et l’histoire réelle de tous les peuples doit consacrer une large place à leurs rapports avec leur environnement.

Alors, revenons au débat entre « souchistes » et inclusifs : je le trouve tout à fait artificiel. Qu’on la dramatise ou qu’on la minimise, la diversité est une composante incontournable de toute société contemporaine. Et partout, on y est mal préparé. Les mécanismes de socialisation reproduisent des modèles imaginés par des sociétés antérieures aux actuels bouleversements mondiaux, où il fallait apprendre des schémas de pensée et des codes de comportement qui avaient fait leurs preuves. Au trimestre de l’automne 2017, la plupart de mes étudiants, quelle que soit leur origine, ont fait état de divergences de valeurs ou d’idéologies avec leur famille, le thème le plus fréquent étant les rapports de genre; or ces derniers sont au cœur des modèles culturels transmis. Proclamer l’égalité femmes/hommes comme une valeur québécoise, c’est occulter comment son émergence chez nous a dû faire face à de fortes résistances et est loin d’être achevée dans les pratiques quotidiennes, comme en témoignent les divulgations à chaîne produites par le mouvement « moi-aussi »… lui-même transculturel.

Bref, on n’a pas à choisir entre l’homogénéité culturelle et la diversité. Cette dernière est un état de fait. Avant que je ne décroche de certains réseaux d’engueulades identitaires sur Facebook, quelqu’un me somma de dire quelle était mon identité. Après quelques secondes d’hésitation, la seule réponse qui me vint à l’esprit fut « Montréalais ». Parlant français au moins 98 % du temps, furetant allègrement à travers des sites web du vaste monde, discutant en français de l’avenir de ce dernier avec des « amis » majoritairement québécois mais également africains, latinos, turcs et kurdes. Je ne suis pas sûr que ma grand-mère y reconnaîtrait son petit-fils. Mais « le monde et les temps changent », comme diraient Leonard Cohen…ou mon ami Richard Séguin.

Justement, un regard « millénial » sur la société nous confronte à revoir radicalement nos images et concepts sur les collectivités humaines, leurs défis de solidarité interne et externe, le choc des différences et l’effet qu’il a sur nos identités. Si je surmonte mes réticences et que je regarde un épisode des Belles histoires des pays d’en haut, je me trouve plongé en plein exotisme; ce milieu m’est étranger, comme un roman se déroulant dans la France monarchique ou l’Égypte des pharaons. Puis, je passe aux bulletins de nouvelles où on me raconte des épisodes des discussions sur un éventuel traité Asie-Pacifique. La cuisine thaïlandaise s’inscrit dans mes habitudes de lunch au restaurant. J’adore écouter en plein Montréal le brillant violoniste d’origine moldave Serguei Trofanov qui maîtrise les musiques d’Europe de l’Est et nous fait chanter « C’était le temps des fleurs » en nous révélant les origines est-européennes de cette mélodie qu’on croyait occidentale.

Mais… tout cela m’a confronté au défi d’apprivoiser en plein parcours de vie des traits culturels qui divergent de ma socialisation initiale. Nos jeunes milléniaux ne comprennent peut-être pas de quoi je parle. Parce que leur propre « socialisation initiale », tout au moins en milieu urbain, baigne dans le mélange des origines. Un mot d’une fillette a vite circulé sur les réseaux sociaux : « Non, il n’y a pas d’étrangers dans ma classe, il y a seulement des enfants ». Bon! On m’accusera peut-être de rêver en couleurs, vu l’actuel surgissement spectaculaire de tant de fanatismes interethniques. Observons la moyenne d’âge et la localisation géographique de leurs tenants. Un important clivage Montréal/régions saute aux yeux et illustre un paradoxe apparent : c’est là où on côtoie le moins de partenaires de cultures différentes qu’on diabolise le plus ces derniers. Alors, d’où viennent les perceptions justifiant ces durcissements? Une réponse m’est suggérée par un commentaire entendu à table lors d’une activité de lancement de cette même revue, en réponse à mon affirmation que « musulman ne veut pas dire terroriste » : « On n’a qu’à regarder la télévision pour voir à quel point ces gens-là sont terroristes ». Et il est exact que de nombreux médias grand public n’ont pas pris le tournant du millénaire et surfent sur un imaginaire nourri des dramatiques « chocs de civilisations » qui ont assombri le vingtième siècle. La mise en scène hollywoodienne des événements terroristes tient lieu d’information sur les réalités complexes du monde cosmopolite où nous vivons. Les témoignages endoloris des Musulmans de Québec survivant à l’attentat contre leur grande mosquée donnent un autre portrait : l’attachement de ces concitoyens à cette ville devenue leur milieu de vie et une composante majeure de leur identité. Par ailleurs, paradoxe des paradoxes, les jeunes tombant dans le piège (notamment informatique) de la radicalisation islamiste incluent des Québécois d’origine. Mais, d’autres de leurs condisciples s’inscrivent dans des plans d’aide au développement dans l’hémisphère sud et choisissent les langues espagnoles ou arabes comme matières de leurs cours optionnels.

Bref, aucune socialisation héritée ne nous prépare à entrer dans ce monde nouveau où le « bricolage identitaire » est un passage obligé. De toutes façons, les identités individuelles étant le fruit de nos rencontres, comme le montre bien Erik Erikson, elles sont un « work in progress ». Par ailleurs, plus nos emplois, nos loisirs et nos emplettes nous exposeront à des partenaires d’origines culturelles variées, plus notre synthèse personnelle aura la richesse d’un kaléidoscope. C’est un gain et non une perte. À l’époque de mes études de premier cycle, le mot « cosmopolite » désignait l’appartenance à une élite économique et culturelle urbaine; aujourd’hui, il me suffit d’aller vaquer à mes courses quotidiennes à moins d’une demi-heure de marche pour échanger mots et sourires avec des gens aux couleurs et accents variés et qui nagent dans cette diversité comme des poissons dans l’eau. Le vivre-ensemble n’est même plus un choix. Le défi n’est plus de l’accepter ou de le refuser mais de faciliter ou non l’acquisition des compétences relationnelles requises pour frayer les uns avec les autres. Mon modèle? Les conducteurs de taxi montréalais.

Biographie

André Thibault est titulaire d’un doctorat en sociologie, membre du comité de rédaction de Possibles depuis 40 ans, chargé de cours à l’Université du Québec en Outaouais, auteur de Ses propres moyens chez Nota Bene et de Sentiers non balisés aux Éditions XYZ.