Ouverture : économie lyrique de l’inexaucé

Par Anatoly Orlovsky

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Donnant donnant : l’économie financiarisée n’aliène ses sujets, si pléthoriques soient-ils au ban de la fête-grégaire-abondance, qu’au rythme d’une lumineuse opposition exercée par ces refusniks en acte ou puissance, assumés ou à leur corps défendant, contre les mains invisibles qu’Adam Smith n’avait jamais hallucinées, contre d’autres icônes aussi et d’autres fumeux mystères du « mythe incendié » dont l’invocation clôt « Jusqu’aux vertèbres » de Jean Patrak.

« Le non sens de regarder dans la fête absente » que nomme le poète  Michel Deguy dans son recueil « Donnant donnant », si proche thématiquement de nos autrices et auteurs, donne à saisir et abandonner les coordonnées polaires d’une économie lyrique, de ses espaces cohésifs enchevêtrés, de ses « lieux chevêtres » (Kenneth White, Esprit nomade)   ̶  sémiosphère, noosphère, psychosphère… Toute perspective statique sur les pôles – l’absence d’une pénétrante présence (« le non sens [anti-cosmos] de regarder… ») vis-à-vis une absence présente en tout (« le non [anti-oui, comme] sens de regarder… »)  – se dissout dans l’angoisse d’une manifeste oscillation polaire, de renversements incontrôlés irréalisant, diluant en presque-mirage l’espoir d’une homéostasie qui dure, d’un équilibre métastable entre l’anéantissement et le devenir-feu de l’« anthro-pulpe »  (Anatoly Orlovsky, Résurgence), scarifiée, sacrifiée à ces divinités-procès – mirages réels, ceux-ci – d’une économie de facto inapte à exaucer les souhaits métastasés en prières paniques de nous-sujets-pauvres-hères-écono-pieux-malgré-nos-surmoi.

Rejetons toxiques de l’économie fier-mondiste – irradiés irradiant la rage et l’atonie, le ressentiment nietzschéen et le devenir-dernier-homme, la réduction de l’être à ses plis de chagrin; sujets-(trop-)patients dont l’économie psychique s’est raffinée en « poussière avaleuse »  là où « le soleil tombe en morceaux »  (Claudine Vézina, Far West); unis dans le magma de l’inexaucé – notre ça-commun : sommes-nous pourtant toutes et tous appelées à investir, faire fructifier, alchimiser chaque « crevasse à l’envers »  (Hélène Matte, dans En dialoguant avec Heiner Müller), touiller nos cancéreuses présentabsences dans cet athanor de l’amitié-kairos d’où surgit, où opère l’économie lyrique de l’inexaucé, cristallisant les temps-de-fortune propices à ce

qu’un printemps s’enracine

qu’on devienne plus que le quart

de la moitié de nous-mêmes

(David Goudreault, Ne pas s’en crisser) ?

 

Économie de l’être « aux confins », comme titrait son autobiographie le théologien socialiste Paul Tillich, grand guetteur de « la frontière affrontée et franchie » selon le philosophe-pasteur André Gounelle ? Elle-même donc frontalière, richement impure et osmotique, cette lyréconomie de l’imaginaire, ce terreau du vif-réel ensemble reforgé – régi par quelle « lyre dans son amplitude thermique… » (Stève Michelin, dans En dialoguant avec Heiner Müller) ?

Notre section –  une suite(1) d’œuvres cathartiques comme ne peut que l’être la poïesis, creuset-fabrique de l’avènement, de la domestication du sens, fut conçue en pleine saison tragi-caniculaire  – saison donnant donnant : le « déluge d’air aux confins » (Anatoly Orlovsky, Résurgence); le déluge d’actions, futurs, produits dérivés – dons-en-potlatch de l’entropie thermapocalyptique, la Terre étuve déjà, hystériquement donnant, donnant cent morts en morgue mille morts dans l’âme – sabbat de chaos-ultra-présentes-ab-sciences en ce juillet 2018 où seule fit sens la folie douce d’une autre économie, lyrique et alchimique, ne payant pas, ni ne donnant des réponses-clôtures  à telle victime terminale de l’inexaucé (« Moi qui ai aimé mon travail, qui croyais qu’à ma retraite, je pourrais me trouver un petit bout de jardin en dehors de cette ville mansarde  »  – Edgar Bori, Au temps des Zéros) qui chante-clame, de profundis :

Sais-tu pour qui on charge ses épaules

D’un bel avenir dont le rêve a déteint

(Edgar Bori, op.cit.).

 

L’action d’écrire, de créer ce cri foreur, ce personnage et son drame – acte foncièrement contre-spéculatif, étant la marée haute d’être-sens-et-cultivable-réel-agapé, débouchera sur

Ce vert

Tendre partout

qu’énonce Jean Barbe (Vert), où le donné/gagné que l’adjectif « tendre » qualifie (« vert … tendre ») se fait démultiplier par l’energia, les potentiels qui n’ont de cesse de donner vie au vivant, connotés par ce même « tendre » lu comme verbe : « tendre [partout] ». Tension salutairement électrique, restituant le pouvoir-être et le vouloir-devenir offerts, vendus ou pris « sur la crête des palais commerciaux » (Hélène Matte, dans En dialoguant avec Heiner Müller) par ces veaux de simili-or, ces sous-Hermès aux corps-sans-corps de méta-métaux et autres instruments financiers.

Telles forces anti-lyriques, à la fois causes et effets d’états d’esprit-au-(non)-monde où « la lumière décline » (Vicki Laforce, Le cœur en fronde), se laissent réduire en cibles à abattre dès qu’on nomme et situe leur champ d‘action, ainsi qu’au coeur du poème sans titre signé Merline B. :

C’est par ici qu’on souffre,

qu’on guérit, qu’on tremble,

qu’on jouit, qu’on s’entaille,

qu’on paie, qu’on vomit.

 

Et Heiner Müller d’enfoncer le poignard crève-illusions, tous voiles pulvérisés :

Ma nausée

Est un privilège

Protégé par mur

Fil de fer barbelé prison;

 

au fond du fond,

 

Je déchire par effraction ma viande scellée.

(H. Müller, Hamlet-machine)

En mitraillant avec tant de précision, si puissamment, le nadir de l’aliénation socio-psychique, Hamlet-machine, œuvre-fanal de la scène après Brecht, brûlot qui, à l’instant même, choque et guérit aussi radicalement qu’en 1977 (« Heil COCA COLA »), nous donne à vivre l’une de plus grandes fortunes de catharsis-émancipation qu’a su produire l’économie lyralchimique de l’inexaucé. À mesure que nous nous autorisons à y puiser, ces paroles hymniques de Jean Barbe s’incrusteront en nous de nouveau, se feront inaliénables :

Je célèbre le jour des feuilles

Et le chant des possibles  (Vert).

***

Poète, compositeur et photographe, Anatoly Orlovsky cultive ses sons-sens-images assemblés en hybrides (é)mouvants tendant à rendre commune et tonique une part de l’inextinguible en nous. Anatoly, qui se produit régulièrement à Montréal, a enregistré quatre disques compacts, tout en exposant depuis 2002 ses photographies remarquées par La Presse, la revue Vie des Arts et Ici Radio-Canada.

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Note

 

(1) À l’instar de suites musicales baroques, imaginons les œuvres de cette section formant une suite de danses anciennes ou modernes, de leurs mouvements stylisés distillant les émotions et rythmes cinétiques de chaque texte ou image – vecteurs, pôles, creux-saillies; peine, fiel, désir; rugueux / lisse, verve et rage… :

 

Ouverture      Économie lyrique de l’inexaucé (le présent texte)  Anatoly Orlovsky

 

Prélude          Le cœur en fronde  Vicki Laforce

 

Malagueña    Sans titre  Merline B.

 

Springar        Ontogéologie des limites  I – Entéléchies (photographie) Anatoly Orlovsky

 

Fandango      Jusqu’aux vertèbres  Jean Patrak

 

Dubstep         Au temps des Zéros  Edgar Bori

 

Polonaise       Diptyque Solidarité (peintures)  Danielle Lauzon

 

Pogo               Ne pas s’en crisser  David Goudreault

 

Sarabande    En dialoguant avec Heiner Müller (collage intertextuel autour de Hamlet-machine)

Heiner Müller, Hélène Matte, Stève Michelin, Anatoly Orlovsky, Claudine Vézina

 

Gangar          Ontogéologie des limites  II – Extrusif (photographie) Anatoly Orlovsky

 

Bachatango   Far West  Claudine Vézina

 

Yurapik          Résurgence  Anatoly Orlovsky

 

Courante        Vert  Jean Barbe

 

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