La financiarisation des sociétés vue par un juriste – Expression, conséquences et réactions du droit

Par Ivan Tchotourian

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Le mouvement de financiarisation des entreprises est difficile à définir, car il est complexe, diffus et indirect (Daigre, 2017). Expression de la prééminence du modèle capitaliste, la financiarisation désigne une tendance ou pratique qui vise à accumuler et valoriser le capital par l’utilisation de techniques financières. Elle traduit aussi l’idée d’une extension de ce phénomène hors de la sphère financière, désormais présent dans toutes les formes organisations sociales (Laurin-Lamothe et L’Italien, 2015). Au final, la financiarisation peut être vue comme « […] the tendency for profit making in the economy to occur increasingly through financial channels rather than through productive activities » (Krippner, 2011).

« A series of financial and economic crises in the global political economy exposed the pathologies of a financialized, neoliberal financial system » (Horn, 2017). Plusieurs scandales touchant les grandes entreprises ou institutions financières ont en effet mis en lumière des pratiques contestables. Ce sont sans doute les cas d’Enron ou WorldCom qui ont contribué à une prise de conscience majeure des conséquences d’une gouvernance d’entreprise orientée sur le court-terme (Branson, 2003; Gordon, 2003; Gordon, 2002; Baird et Rasmussen, 2002; Gillan et Martin, 2002). L’effondrement banquier et financier de 2007-2008 a confirmé ces craintes (Sun, Stewart et Pollard, 2012; Vasudev et Watson, 2012; Magnier, dir, 2010), qui font encore aujourd’hui planer des incertitudes sur ce que réserve l’avenir (Orléan, 2009 : 11). Certains observateurs expliquent la catastrophe actuelle par le comportement des acteurs du marché animés par le seul appât du gain et par des rémunérations néfastes (Gélard, 2008). À cette crise, s’est ajoutée une remise en cause de la légitimité de l’entreprise en tant que telle, entreprise qui n’a jamais été autant fragilisée. Ternie par les médiatisations négatives, il a fallu repenser son rôle pour regagner la confiance des parties prenantes. Depuis les trois dernières décennies, la financiarisation a transformé l’entreprise (Potier, 2018; Champaud, 2011). Une gouvernance de l’entreprise par les nombres s’est peu à peu imposée (Supiot, 2015). Au-delà d’une crise conjecturelle, il s’agit d’une crise structurelle qui repense les modèles d’affaires, voire le système socio-économique dans sa globalité (Demoustier et Colletis, 2012).

La question de la pertinence de faire du profit la finalité de tous les comportements dans le monde (Fabra, 1993) est plus que jamais posée dans le contexte contemporain de turbulence économico-financière. « [L]’évolution de la sphère financière des quarante dernières années s’apparente bien à un fléau économique » (Auvray, Dallery et Rigot, 2016). Face à la dictature du court terme sur laquelle la finance moderne de marché est actuellement polarisée, le droit a un rôle à jouer pour réformer un capitalisme devenu injuste et inhumain. Comme il est écrit dans le Digeste de Justinien, Jus est ars boni et aequi. Si le mouvement général des sociétés et des économies a poussé à son paroxysme la logique de l’homo economicus, il est également impératif de s’interroger sur l’avenir éthique de nos sociétés et de replacer l’Homme et l’Humanité au centre des valeurs de la société. Dans un premier temps, cet article présente les traits caractéristiques de la financiarisation des entreprises au travers du prisme du droit. Le financiarisation s’est fait ressentir sur les multiples règles et normes destinées à encadrer les entreprises et leur gouvernance. Dans un second temps, cet article présente les adaptations récentes du droit pour contrer la financiarisation. Ces adaptations s’organisent autour de deux pôles : une responsabilisation des acteurs centraux que sont les conseils d’administration et les actionnaires, d’une part; et une réaction destinée à contrer le court-termisme, d’autre part.

Traits caractéristiques de la financiarisation des entreprises

 La financiarisation des entreprises a eu des conséquences qu’il est possible de résumer de la manière suivante : sa finalité de l’entreprise s’est recentrée; sa vision de ce qu’elle était a subi un mouvement de marchandisation; la manière de la gérer s’est simplifiée à l’extrême; le visage de ses acteurs s’est transformé; et de nouvelles stratégies inspirées de la finance ont vu le jour. Comme le résume le professeur Gillet, « les excès de la finance restent nombreux. Ils sont imputables à la fois à la théorie financière et à la pratique, qui n’a quelquefois retenu de la théorie que ce qui allait dans le sens de l’intérêt des actionnaires  (Gillet, 2017). »

Finalité de l’entreprise : un recentrage sur l’actionnaire

 Bien que sujet ô combien vaste (cette question de la finalité de l’entreprise ne peut l’être tant la Société moderne a fait de l’entreprise un acteur central de l’économie), la discussion entourant la finalité de l’entreprise a été résumée de manière simpliste autour d’une idée-forte : celle-ci devrait s’articuler sur une logique de marché boursier (Pérez, 2002). Le retour rapide sur investissement a donc largement primé sur l’investissement stratégique et la création des capacités futures (Attali, 2013). Les objectifs des entreprises ont ainsi été modifiés pour assurer un retour financier conséquent aux actionnaires.

La théorie de l’agence (approche théorique de nature disciplinaire de la gouvernance d’entreprise) est au cœur de cette redéfinition des objectifs de l’entreprise et de la financiarisation de cette dernière (Deakin, 2017; Sjaefell, 2016; Tchotourian, 2015; Lazonick et O’Sullivan, 2000). L’entreprise est construite sur un modèle actionnarial qui trouve ses bases sur une relation d’agence. La théorie de l’agence se situe en amont de toute réflexion sur la gouvernance d’entreprise. La perception de l’entreprise en droit est influencée par les conceptions économiques et financières issues de l’école Law and Economics de l’université de Chicago développées à compter des années 60. L’approche de l’entreprise est d’essence contractuelle. Cette théorie économique conçoit l’entreprise comme un « “nœud de contrat” entre les détenteurs de facteurs de production (notamment les actionnaires) et les autres agents (notamment les managers) » (Jensen et Meckling, 1976; Alchian et Demsetz, 1972; pour un résumé, voir : Tchotourian et Bernier, 2014). Les actionnaires auraient transféré leur pouvoir de gérance lié à la propriété de leurs biens aux dirigeants pour réaliser des buts spécifiques et pour bénéficier d’une responsabilité limitée (Monks et Minow, 2008). Dans cette théorie où l’homo economicus prédomine, l’agent maximise uniquement ses propres intérêts en considérant qu’il existe une frontière entre les sphères économique, éthique et sociale (Viviani, 2018). Ainsi, la valeur des actions et la préservation des avoirs des actionnaires sont priorisées, ce qui permet à la société de conserver la source importante de financement qu’ils constituent (Létourneau, 2015).

Mais, « […] it is, however, important to understand shareholder value as part and parcel of a broad process towards a radically financialized corporate culture and form of corporate governance » (Horn, 2017). Ainsi, la montée en puissance de la mondialisation a entrainé une régulation de l’économie par les acteurs eux-mêmes, menant à un édifice normatif composé essentiellement de soft law. La financiarisation progressive s’est traduite par un environnement économique déréglementé entrainant l’adoption de règles prudentielles plus souples, favorisant des montages financiers de plus en plus complexes qui ont rendu possible une dissémination du risque à l’échelle mondiale (Attali, 2013). De ce fait, les mécanismes et les institutions ont fait de la finance un secteur à part entière, désincarné du reste de l’économie et plus largement, du droit (Somé, 2009 : 104). « Financiarization engenders, and intersects with, shareholder value ideologies » (Horn, 2017). « [A] short-term agenda has been imposed on corporation » (Bryan et Rafferty, 2006). Le capitalisme a changé de nature et est devenu patrimonial, institutionnel ou encore actionnarial, avec un objectif : atteindre un rendement financier (Palpacuer, Pérez, Tozanli et Brabet, 2006).

La situation est proche pour les entreprises dont une partie du capital appartient à l’État (entreprises publiques). « The state is still in business. Despite predictions of their demise in the aftermath of the collapse of socialist economies in Eastern Europe, state-owned enterprises (SOEs) are very much alive in the global economy. As of 2010, state-owned firms accounted for about one-fifth of world market capitalization » (Milhaupt et Pargendler, 2017). Par exemple, en France (qui a pourtant développé une doctrine de l’État actionnaire au travers de son agence des participations de l’État : Delion, 2008; Delion, 2007), si le président de la République française (M. Nicolas Sarkozy) a défendu avec force le respect d’une règle des trois tiers pour la répartition des profits, les entreprises publiques sont loin de respecter cette recommandation et constituent un exemple à ne pas suivre. Statistiquement, les entreprises publiques cotées ont distribué en 2010 près de 60 % de dividendes (contre 40,3 % en 2008) à leur actionnaire principal : l’État (Lévêque, 2009). Le comportement de l’État français est donc régulièrement dénoncé pour son avidité de dividendes (Pietralunga, 2013).

 Vision de l’entreprise : un phénomène de marchandisation

 La finance s’est inscrite en relais d’une perception stricte des objectifs de l’entreprise. Elle a été érigée en tant que dispositif normatif centrant l’entreprise sur un objectif limité à la satisfaction des actionnaires (Pérez, 2003). Non sans être critiquée (Marzo, 2007; Orléan, 1999), la finance a en d’autres mots assimilé création de valeur et création de valeur pour l’actionnaire. La méthodologie de la théorie financière a alors largement emprunté à la théorie néoclassique de la firme. En effet, les théories financières s’attachent moins à prévoir une croissance raisonnable de l’entreprise (Williams, 1938) qu’à déterminer le risque relatif d’une action et à rejeter toute perspective à long terme (voir la « théorie du portefeuille » développée par Markowitz et le modèle d’équilibre des actifs financiers (Capital Assets Pricing Model) qui l’a complété à partir du début des années 90. Pour une histoire des théories financières modernes : Bernstein, 1992). « Financial accounting and double-entry book-keeping are closely connected to capitalism. Capitalism is based on private profit-maximising firms that gain their financing from private, profit-maximising investors » (Villiers et Mähönen, 2016).

L’idéologie dominante est celle d’une entreprise perçue au regard du critère des marchés financiers (Pesqueux, 2002). En effet, les théories financières s’attachent moins à prévoir une croissance raisonnable de l’entreprise (Williams, 1938) qu’à déterminer le risque relatif d’une action et à rejeter toute perspective à long terme ( L’avènement des normes comptables IFRS (International Financial Reporting Standards) issues du normalisateur comptable international (l’International Accounting Standards Board) peut être interprété en ce sens (Tchotourian, 2009; Capron, 2005). Pour certains, le modèle de juste valeur (fair value) – qui fait débat – serait attaché à un modèle de type actionnarial (Richard, 2005; Biondi, 2004) malgré le fait qu’elle traduise indiscutablement une réalité économique sous-jacente, permet une plus grande comparabilité des entreprises (de Lauzainghein, Navarro et Necchelis, 2004) et facilite la prise de décision des investisseurs (des auteurs notent que la valeur de marché est plus informative pour les investisseurs que le coût historique : Ball, 2006; Mistral, 2003). La normalisation comptable porte une vision du monde. Or, la matrice comptable consacre une logique propriétariste faisant de l’entreprise une entité productrice de richesse dont le partage de la valeur devrait bénéficier à l’actionnaire (Amar, 2013). La crainte évoquée par certains de reconfigurer l’entreprise sur la base d’un critère purement financier s’est donc concrétisée d’autant plus facilement que la théorie financière a fourni dans le cas des sociétés cotées un modèle d’évaluation de la valeur pour l’actionnaire (Caron et Turcotte, 2006). L’entreprise apparaît alors comme un actif pur dont il s’agit de maximiser la valeur boursière (Auvray, Dallery et Rigot, 2016; Aglietta et Rebérioux, 2004).

Au travers ces visions comptables et financière de l’entreprise, sont rayées d’un trait de plume les idées de collectivité ou d’institution qui, pour certains experts et spécialistes, définissent l’essence même de l’entreprise et de ce qui prédomine à son existence.

Manière de gérer l’entreprise : les actionnaires, rien que les actionnaires !

 Comme affirmé par la jurisprudence américaine dans l’emblématique décision Dodge v. Ford, la raison d’être de l’entreprise repose sur la primauté de la norme actionnariale qui s’est imposée comme dogma (Siems, 2008; pour l’illustration allemande, voir : Gordon, 1999; André, 1998; pour l’illustration française, voir : Caussain, 2005). Dans cette affaire, la Cour Suprême du Michigan a noté que : « [a] business corporation is organized and carried on primarily for the profit of the stockholders. The powers of the directors are to be employed for that end. The discretion of directors is to be exercised in the choice of means to attain that end, and does not extend to a change in the end itself, to the reduction of profits, or to the non distribution of profits among its stockholders in order to devote them to other purposes » (Dodge v. Ford Motor Co., 1919). La norme de primauté actionnariale s’est appuyée sur le fait que les actionnaires sont considérés comme les propriétaires de la société par actions. En effet, dans une partie de la littérature qui assimile erronément la société par actions à l’entreprise, les actionnaires sont dits les propriétaires et les maîtres de cette dernière (Velasco, 2010; Steinberg, 1992; Hessen, 1979; Ripert, 1951). « The corporation is an instrument of the stockholders who own it » (Friedman, 2002). Ces propos du prix Nobel d’économie raisonnent encore aujourd’hui. « Laypersons and journalists, […] often casually assert that shareholders “own” corporations. Sometimes even law professors […] find themselves reflexively repeating the phrase » (Stout, 2012; Smith et Williams, 2008). En tant qu’apporteurs de fonds, les actionnaires « possèdent » l’entreprise, ce qui justifie leur droit de contrôle sur les dirigeants (Berle, 1932).

La place centrale de l’actionnaire (Hansmann et Kraakman, 2001; Coffee, 1999; Jones, 1996; Easterbrook et Fischel, 1993;Bainbridge, 1993; Bebchuck, 1989; Butler, 1989; Bratton, 1989; Easterbrook et Fischel, 1989; Friedman, 1970) et le modèle anglo-saxon de shareholder value (Bratton, 2002) relayé par les hauts-dirigeants d’entreprise – qui profitent de cette prospérité temporaire des premiers pour généreusement se rémunérer notamment par l’octroi de stock options – ont conduit à une poursuite de la maximisation des profits (Friedman, 1970) qui a imposé de facto de nouvelles normes de gestion (Bourdieu, Heilbron et Reynaud, 2003). La masse des dividendes versée par les grandes sociétés a considérablement augmenté. Le redressement des entreprises qui s’amorce depuis quelque temps au niveau mondial profite prioritairement aux actionnaires. Selon l’édition 2018 du rapport de l’Indice Janus Henderson des dividendes mondiaux, les dividendes ont augmenté de 10,2 % pour atteindre 244,7 milliards de dollars US au cours du premier trimestre 2018. Ceci a permis au HGDI d’atteindre 174,2, indiquant une croissante des dividendes totaux de près de trois quarts par rapport à l’année 2009 (Janus Henderson Global Dividend Index, 2018).

Au regard d’une micro-analyse des transactions poursuivant l’objectif d’une action efficiente, les normes juridiques ont fait leur le dogme de la valeur actionnariale (Tchotourian, Bernier et Tremblay-Potvin, 2017). Les législateurs ont mis en place depuis le début des années 2000 un cadre réglementaire donnant plus de pouvoirs aux actionnaires (Talbot, 2010) et consacrant ce que certains appellent une « démocratie actionnariale » (Fairfax, 2011). L’accroissement du pouvoir des actionnaires et leur protection sont un trait majeur des législations contemporaines et des travaux d’autorités boursières telles que la Securities and Exchange Commission aux États-Unis ou les Autorités canadiennes en valeurs mobilières au Canada. Les principales réformes sont la Sarbanes-Oxley Act of 2002 (Pub.L.No.107-204, 116 Stat.745) et le Wall Street Reform and Consumer Protection Act (H.R. 4173, (2011), aussi appelé « Dodd-Frank Act », aux États-Unis. Au Canada, les réformes législatives se sont succédées avec pour point commun d’élargir les pouvoirs des actionnaires (Tchotourian, 2013; Welling, 2006). En Europe, une étude des professeurs Luca Enriques and Paolo Volpin démontre la même tendance en France, en Allemagne et en Italie (Enriques et Volpin, 2007).

« The shareholder value theory has probably been at its strongest in the UK and the US during the period from the 1970s until the present time » (Keay, 2013).

Sur le plan juridique, l’hégémonie de la valeur actionnariale comme guide aux choix décisionnels doit être discutée, comme elle l’est de plus en plus (Tchotourian, 2015; Smith, 2003; Fairfax, Green, 1993; Millon, 1991; Johnson, 1990). L’orientation politique et législative pro-actionnariale constitue un tournant dans l’ère de la financiarisation des entreprises. En effet, à travers le renforcement du rôle et des pouvoirs des actionnaires, les motivations des autorités étaient d’établir des correctifs visant à améliorer de la gouvernance. Pourtant la conduite récente de certains actionnaires court-termistes questionne sur la pertinence des choix législatifs et réglementaires. Recherchant la maximisation rapide de leur investissement, la conduite des hedge funds (aussi appelés « fonds spéculatifs », « fonds d’investissement spéculatifs » ou « fonds de placement spéculatifs ») fait débat (Tchotourian et Koffi, 2017). Leur nom est souvent associé à d’importants scandales financiers, dont le plus récent en date est celui de la crise financière de 2007-2008. Or, depuis peu, une partie des hedge funds s’est spécialisée dans l’investissement en actions et pratique un activisme actionnarial critiqué (Coffee, 2015; Allaire, 2014). Ces acteurs recourent à l’activisme actionnarial de manière parfois abusive, et ce, à des fins essentiellement financières. Cet activisme est à l’heure actuelle au cœur de sérieux débats, en raison des effets qu’il engendrerait en dehors du cadre même de l’entreprise (Allaire, 2015). En dotant tous les investisseurs d’un véritable contrepouvoir, sans considération pour leurs motivations à court ou long-terme, le législateur a fait des entreprises un objet de convoitise de ces acteurs de la finance. Parmi d’autres critiques faites, il a été relevé aussi que : « As the norm becomes more capacious it takes on a dark side, a negative aspect quite apart from the pain it inflicts on millions of recent employees for whom the cost cutting entailed in restructuring means termination. For equity investors in recent years, the practice of shareholder value maximisation has not meant patient investment. Instead it become obsessed with short term performance numbers. For managers, the shareholder value norm accordingly has come to mean more than astute investment and disinvestment. It also means aggressive management of reported figures responsive to the investment community’s demands for immediate value » (Bratton, 2002).

Pourtant, l’actionnaire ne peut revendiquer un droit de propriété sur le patrimoine de la société (Chassagnon et Hollandts, 2014; Ireland, 1999). Un actionnaire est propriétaire seulement de ses actions. Le principe est clair depuis les dernières décennies du XIXe siècle tant en common law qu’en droit civil. De plus, une lecture attentive du droit démontre que la primauté de la norme de valeur actionnariale est incertaine (Tchotourian, 2015). « [M]aximizing shareholder value is not a managerial obligation, it is a managerial choice » (Stout, 2012). En effet, les dispositions législatives étatiques et la règle de l’appréciation commerciale n’imposent pas de se centrer sur les actionnaires. De bien nombreuses décisions américaines illustrent la possibilité de prendre en compte le long terme. Au Canada, la décision de la Cour suprême Magasins à rayons Peoples Inc. (Syndic de) c. Wise a clairement remis en cause la primauté actionnariale.

Changement de visage des actionnaires et des hauts-dirigeants : le temps des spéculateurs et des stars

Des actionnaires individuels aux actionnaires institutionnels : logique industrielle versus logique industrielle

Un changement dans le visage des actionnaires a accompagné le mouvement de financiarisation. Le petit porteur traditionnel et majoritaire dans le capital des entreprises jusque dans les années 50 (individus, ménages) est devenu investisseur institutionnel. La substitution de la gestion collective par des investisseurs institutionnels (fonds de pension, fonds d’investissement, sociétés d’assurance, fonds de couverture) à l’actionnariat individuel a exercé une influence sur la financiarisation. « […] [W]e have moved from shareholder towards investor capitalism » (Useem, 1996; et aussi : Clarke, 2007). Alors que l’actionnariat individuel représentait aux États-Unis 93 % des actionnaires en 1950, ce chiffre est tombé à 33 % en 2006 (Brancato et Rabimov, 2008). Au Canada, Bloomberg a relevé que la moyenne de détention de titres en août 2010 des investisseurs institutionnels sur le marché S&P/TSX 60 Index est en effet de 56,79 % (Hansell, 2010). Pour le président de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario, « [t]he most significant change – which should come as no surprise to those in this audience – is the increase in institutional ownership as more individual investors choose to save through intermediaries rather than invest directly in the capital markets » (Wetston, 2016). Dans une étude de l’OCDE, la montée en puissance croissante de l’investissement institutionnel a été observée : « During the last decade, most OECD countries have experienced a dramatic increase in institutional ownership of publicly listed companies. […] Moreover, a number of new institutions have entered the scene and have become important owners alongside the more traditional institutional investors, such as pension funds and investment funds » (Çelik et Mats Isaksson, 2013).

L’émergence des investisseurs professionnels au sein des sociétés est source d’un pouvoir concurrent du contrôle sur lequel le droit a peu de prise. L’utilisation des règles et mécanismes sociétaires se fait alors dans le but d’exercer une influence sur la politique de gouvernement d’entreprise afin de poursuivre des fins dominées par l’impératif de rentabilité (Parachkévova, 2005; Aglietta et Rebérioux, 2004; Lordon, 2000; Peyrelevade, 1999). La croisance de la part des investisseurs institutionnels sur le marché des actions a aussi facilité l’apparition de deux phénomènes : une détention moins longue des titres et l’exercice d’un activisme de forme différente. La durée de détention des actions varie ainsi de dizaines d’années (fonds de pension ou compagnies d’assurance) à quelques minutes, voire secondes (hedge funds), en passant par quelques années (fonds mutuels et communs de placement) (Zweig, 2015; Gregory, 2009). Toutefois, les actions font aujourd’hui l’objet d’une détention plus courte dans le temps que par le passé.

Par ailleurs, l’activisme des actionnaires s’est transformé, passant de « doux » à « dur » (Tchotourian et Koffi, 2017). Parmi les investisseurs institutionnels, un a incontestablement conduit à cette transformation de l’activisme révélateur de la financiarisation des entreprises : les hedge funds. En tant que fonds d’investissement, les hedge funds ont développé une stratégie d’investissement dans le capital des entreprises. Leur stratégie est bâtie sur un objectif simple : obtenir un rendement rapide voire immédiat pour les actionnaires (Garel, Deniaud et Vermeille, 2014) sans égard aux autres intérêts en présence. Les hedge funds se sont servis des instruments de l’activisme pour défendre un engagement actif (voire hostile) avec les conseils d’administration et la haute direction (Hansell, 2010). L’activisme dur s’est généralisé dans la majorité des entreprises en Amérique du Nord et tend à se développer en Europe (Tchotourian et Koffi, 2017). D’après l’étude « WSF-FactSet Activism Scorecard » réalisée par le Wall Street Jounal, 349 interventions activistes ont été recensées en 2014 aux États-Unis contre seulement 27 en 2000. Une autre étude réalisée sur les sociétés européennes confirme cette tendance. Le phénomène est passé de 91 interventions activistes en 2013 à 137 en 2016 (Activist Insights, 2017).

Ayant une part dans le capital des entreprises, les hedge funds manœuvrent de manière à accroître le prix de leurs actions ou à augmenter le rendement de leurs investissements. Ils n’hésitent pas à défendre des projets destinés à favoriser l’augmentation du cours de Bourse. Leur objectif principal est de peser pour modifier la stratégie des entreprises dans lesquelles ils investissent pour en tirer un profit à court terme (Dabney, 2015; Priluck, 2013; Kahan et Rock, 2007; Bushee, 1998). Ils contestent les décisions des directions, jugées inefficaces ou molles, de façon à vendre les actifs dès lors que de bonnes valorisations boursières leur permettent des profits significatifs. Pour les hedge funds, l’entreprise est vue comme un moyen de parvenir à un objectif de rentabilité et non comme une finalité en soi. Auparavant l’investissement en actions avait pour fonction première de financer l’entreprise afin qu’elle développe ses activités. En contrepartie, elle offrait aux investisseurs un placement relativement sûr pour les investisseurs Aujourd’hui, celle-ci est devenue un véhicule de placement destiné à servir les intérêts financiers des actionnaires, et l’activisme est un moyen d’atteindre cet objectif.

Des hauts-dirigeants devenus des stars médiatiques : « [an] out of control in executive pay » (Clarke, 2007)

 Les hauts-dirigeants d’entreprise sont devenus d’authentiques stars médiatiques (Cercle d’éthique, 2003), bien éloignées du personnage discret – à quelques exceptions près – qui a prévalu jusqu’aux années 1970. Les rémunérations s’est alors alignée sur le mythe de l’homme providentiel qu’est devenu le dirigeant d’entreprise. Ces rémunérations sont devenues astronomiques sans qu’aucun événement ne puisse enrailler la machine.

Les rémunérations atteignent en effet des montants astronomiques. Aux États-Unis, Hall observe pour les dirigeants américains que : « The median CEO pay package rose from about $1 million in 1980 to over $7 million in 2001 (measured in 2001 dollars). Thus, while the pay of the average rank-and-file worker increased (in inflation-adjusted terms) by about 15 % over the past 20 years, CEO pay increased by nearly 600 %. The only major groups with commensurate or larger percentage pay increases during this period were “superstar” actors and professional athletes » (Hall, 2003). Dans une perspective plus historique, Jensen, Murphy et Wruck constatent : « [the] average total remuneration for CEOs in S&P 500 firms […] increased from about $850,000 in 1970 to over $14 million in 2000, falling to $9.4 million in 2009 » (Jensen, Murphy et Wruck, 2004). Au Canada, le rapport annuel 2018 du Centre canadien de politiques alternatives a révélé que pour la première fois de l’histoire, les 100 hauts dirigeants les mieux rémunérés du Canada ont gagné 209 fois plus que le travailleur moyen en 2016. Le rapport indique que les 100 président-directeur général (ci-après « PDG ») les mieux rémunérés des sociétés sur l’indice composé S&P/TSX touchent maintenant en moyenne 10,4 millions de dollars, soit 209 fois le revenu moyen de 49 738 $, en hausse par rapport à 193 fois plus en 2015 (Centre canadien de politiques alternatives, 2018).

En plus du montant des rémunérations, c’est le caractère inexorablement « inflationniste » qui fait débat (Tchotourian, 2012). Alors que les entreprises ont enregistré une stagnation ou une baisse de leurs performances depuis 2007, la plupart des hauts-dirigeants voient leur rémunération continuer de croître ou, à tout le moins, ne pas diminuer. « There is a strong perception that CEOs are insulated from this and that their pay has been increasing despite the recession. The outrage over pay is made worse by the fact that many of those CEOs receiving high pay are running firms that had to be bailed out by the taxpayer » (Conyon et Peck, 2012). Aux États-Unis, où le revenu des PDG et des rois de la finance a augmenté de plus de 400 % sur la période 2000-2006 quand, dans le même temps, le revenu médian des ménages a baissé de 1,1 % (Les Echos.fr, 2011). Relativement au salaire moyen d’un ouvrier, l’Institute For a Fair Economy faisait apparaître dès 2006 les chiffres suivants pour la situation américaine : « since we first started tracking the CEO-worker pay gap in 1990, it has grown from 107-to-1 to 411-to-1 in 2005. Today’s gap is nearly 10 times as large as the 1980 ratio of 42-to-1, calculated by Business Week » (The Institute for Policy Studies, 2006).

Au Canada, l’agence d’information financière Bloomberg a établi en décembre 2017 que les grands patrons du Canada obtenaient désormais au total 149 fois plus d’argent que le salarié moyen (comparativement au 265 aux États-Unis), confirmant en cela les chiffres du rapport annuel 2018 du Centre canadien de politiques alternatives (Centre canadien de politiques alternatives, 2018).

Comme le démontre la thématique de la rémunération des hauts-dirigeants d’entreprises, le « principal » (l’actionnaire) et l’« agent » (les hauts-dirigeants) se sont entendus, non seulement pour faire de la valeur boursière leur préoccupation première en favorisant des taux de profit démesurés ou des politiques d’investissement court-termistes, mais encore pour limiter la répartition de la valeur ajoutée des entreprises à leur seul bénéfice (Tchotourian, 2011). L’apparition récente des hedge funds est venue rappeler que les actionnaires ont leur mot à dire dans cette théorie de l’alliance. Loin de la passivité des investisseurs institutionnels, les hedge funds sont prêts à être activistes en intervenant sur la stratégie des entreprises. Si cet activisme des hedge funds a des effets positifs (pour une synthèse : Tchotourian et Koffi, à paraître), il ne faut pas nier ses conséquences négatives. Les entreprises abandonnent des secteurs d’activités et/ou vendent des actifs ou des filiales « non profitables », fusionnent avec d’autres entreprises, diminuent leurs dépenses discrétionnaires telles que les dépenses en R & D, diminuent leurs investissements dans des actifs productifs, n’augmentent pas leur seuil d’embauche, procèdent parfois à des rachats d’actions, accroissent le montant des dividendes versés ou changent leur chef de direction ainsi que leur directeur financier (Allaire et Dauphin, 2015; Allaire et Dauphin, 2015; Allaire, 2014). Pour plusieurs experts, l’activisme des hedge funds ne s’inscrirait pas dans une logique de progrès à long-terme pour les entreprises et ses parties prenantes (comme l’illustrent les affaires Valeant au Canada, de PepsiCo ou de Yahoo aux Etats-Unis), et ne présenterait de bénéfices que dans une perspective financière.

Nouvelles stratégies

 L’explosion du rachat d’actions ou la cannibalisation des entreprises

 Le rachat d’actions par les grandes entreprises (« stock buybacks ») est une stratégie financière de plus en plus populaire auprès des grandes entreprises notamment Nord-américaine (Les affaires, 2016; Condon, 2016; Tasset, 2014). Les chiffres font tourner la tête : de quelques milliards de dollars par an dans les années 80, le volume d’actions racheté par les sociétés de l’indice S&P 500 a atteint des niveaux inédits avoisinant les 600 milliards de dollars ces deux dernières années. Un analyste de JP Morgan anticipe 800 milliards de dollars en 2018 pour les seules entreprises de l’indice S&P500, contre 530 milliards en 2017. Depuis le début du marché haussier au printemps 2009, le S&P 500 Buyback, contenant les 100 grandes sociétés américaines qui consacrent le plus de fonds aux rachats d’actions, a progressé de 417 %, comparativement à 266 % pour le S&P 500 (Rolland, 2017).

Le rachat d’actions constitue une décision dans laquelle une entreprise décide d’acquérir les actions de son propre capital, actions qu’elle avait pourtant diffusées auprès du public quelque temps auparavant. Le rachat d’actions est une hypothèse a priori contre-nature (les actions ayant vocation à circuler pour donner aux entreprises du financement), mais qui est légale. Le droit des sociétés par actions au Canada et au Québec encadre l’acquisition et la détention par une entreprise de ses propres actions au travers d’une série d’articles et de principes assortis d’exceptions. Toutefois, le droit n’interdit pas le rachat d’actions. Relativement à sa légitimité, la décision d’une entreprise de racheter ses actions peut être légitime. « L’idée de racheter ses actions devrait faire partie de toutes les décisions de conseils d’administration quand vient le temps de décider ce que l’on fait avec les profits » (Mooney, 2014). Le rachat d’actions est une stratégie qui peut se justifier par la volonté d’augmenter mécaniquement le bénéfice par actions en raison de la réduction du nombre d’actions, par la réduction de la dilution du capital d’une entreprise, par la taxation plus faible des actionnaires puisque reposant sur celle du gain en capital et non du revenu en dividendes ou par le soutien au cours de bourse de cette stratégie.

Mais, plusieurs motifs mis en lumière dans des travaux universitaires démontrent le caractère critiquable du rachat d’actions (Brettell, Gaffen et Rohde, 2015; Albouy, 2015; Lazonik, 2014; pour une synthèse : Tchotourian, 2017). Parmi ceux-ci, il est avancé que le rachat entraînerait un renoncement des entreprises à investir qui peut conduire à limiter les possibilités d’investissement voire même à témoigner d’une absence de développement de projets d’investissement suffisamment rentables, ou encore qu’il ne serait source d’aucune création de valeur à long terme. Plus profondément, le rachat d’actions illustre une financiarisation tant il s’inscrit dans une politique de valeur actionnariale à court-terme et révèle une volonté de séduire les investisseurs institutionnels en leur offrant l’opportunité de valoriser leurs fonds et de plaire à leurs clients si exigeants de bons rendements (même si tous les investisseurs n’adhèrent pas à cette politique : Fink, 2016). De plus, le rachat d’actions permet de doper la rémunération des dirigeants dont une partie de nature incitative est fondée sur la valeur de l’action. « Most major U.S. companies tie part of executive pay to earnings per share and other metrics to align the interests of management and shareholders. The trouble is, these numbers can be – and often are – influenced by buybacks and other maneuvers that have little to do with operating performance » (Brettell, Gaffen et Rohde, 2015).

Le découplage : éléments essentiels sur un voyage en eaux troubles

 Le recours à des stratégies d’essence financière a donné naissance au découplage (« decoupling » ou « new vote buying » : Hu et Black, 2006). En temps normal (cette perception a été celle-ci pendant longtemps), l’intérêt juridique est proportionnel à l’exposition économique : un actionnaire dispose d’un certain nombre d’actions (intérêt juridique), lui donnant droit à un certain nombre de droits de vote, lui conférant un certain montant de dividendes et lui permettant de réaliser une plus-value en cas de revente à la hausse des actions qu’il possède (exposition économique) (Le Quillec, 2012). Pour l’essentiel, le découplage consiste en une dissociation du risque économique et du droit de vote attachés à une action (Hu et Black, 2015). Il traduit l’existence d’une relation disproportionnée entre l’exposition économique et l’« intérêt juridique » d’un actionnaire. Au Canada, les affaires Telus Corporation v. CDS Clearing and Depository Services Inc. et Telus Corporation v. Mason Capital Management LLC mettant aux prises l’entreprise de télécommunication Telus Corporation et un hedge fund a été l’occasion de mettre à jour le phénomène du vote vide.

Le découplage dissocie le risque économique du droit de vote attachés à une action. Il se concrétise dans les techniques du vote vide (empty voting) et de la propriété occulte (hidden ownership) qui sont toutes les deux étroitement liées. S’il est possible d’opérer une distinction entre ces deux stratégies de découplage, elles sont en réalité les facettes de l’une et de l’autre. L’identification de ces deux stratégies repose sur les motivations poursuivies par les acteurs qui sont susceptibles de mettre en péril un présupposé simple : l’exercice du droit de vote se fait en vue d’accroître la valeur de l’entreprise et ne porte pas atteinte à l’intérêt commun des actionnaires. Lorsqu’il recourt au vote vide, l’intention poursuivie par l’investisseur-actionnaire est de réduire son exposition économique tout en conservant un pouvoir politique. Il y a découplage de risque négatif. À l’inverse, dans un cas de propriété occulte, l’investisseur possède un intérêt économique plus important que ce que laisse paraître son niveau de participation/détention dans la société. Il y a alors découplage de risque positif (Ringe, 2016).

La conclusion d’instruments dérivés sous forme de contrats financiers permet de supprimer la proportionnalité qui existe entre les variables juridiques et économiques. Cette technique financière transfère le risque attaché à la valeur de l’actif sans nécessairement opérer le transfert de l’actif lui-même (Gaudemet, 2010). Avec les contrats financiers, l’actionnaire-propriétaire d’une action sous-jacente se prive de son utilité économique (valeurs d’échange et d’utilité) au bénéfice de sa contrepartie qui elle, en conserve la substance juridique (doit de disposition) (Dambre, 2016). Il y a alors distinction entre deux types de propriété : la propriété juridique et la propriété économique. L’actionnaire va utiliser un instrument dérivé pour s’affranchir de la variation du cours des actions qu’il détient (mais aussi contre des fluctuations de taux d’intérêts ou de taux de change) et couvrir ses pertes éventuelles, ainsi que pour développer un intérêt à la baisse de la valeur de ces mêmes actions afin d’en tirer un gain. La conclusion d’un contrat de vente à terme (Pailler, 2008) permettant au vendeur de fixer contractuellement le prix des titres sous-jacents à terme (« future » ou « forward ») ou, la conclusion d’une vente avec option d’achat (« call ») ou d’un achat avec option de vente (« put ») à un prix prédéterminé, donne la possibilité à l’actionnaire de poursuivre ces deux stratégies. Les « equity swaps » (Hudson, 2006) sont également utilisés par les hedge funds. Ces contrats encadrent l’échange à une date déterminée d’actions cotées entre deux cocontractants (Coupet, 2015) et voient les paiements effectués par une partie au moins être fixés par référence à la valeur d’une action ou de flux financiers qui lui sont liés. La conclusion d’instruments dérivés entraine un règlement en espèces de la plus-value ou de la moins-value réalisée par l’une ou l’autre des parties par rapport à la valeur initiale du sous-jacent, c’est-à-dire, de la différence entre la valeur du sous-jacent à la conclusion du contrat et sa valeur au terme du contrat. Le risque se situe sur l’une ou sur l’autre des parties à l’opération, en fonction de la fluctuation effective du prix au cours de la vie de l’instrument dérivé. La contrepartie qui accepte de verser à l’actionnaire la différence entre le prix de référence et le cours de bourse si elle est négative couvre conséquemment le risque de l’actionnaire. L’exposition économique de l’actionnaire à l’évolution du cours de bourse (position longue) est donc annulée par la conclusion d’une opération de couverture portant sur une quantité donnée de titres aux termes de laquelle il tirera profit de la dépréciation desdits titres (position courte). Une spéculation sur la dépréciation des titres de la société est même possible dès lors que la position courte excède la position longue (Dambre, 2016). Au final, l’actionnaire pourra utiliser deux types de stratégies d’exposition économique : une position longue et une position courte. Dans la position longue, les augmentations de valeur des actifs sous-jacents sont transformées en profit et les diminutions de valeur en perte économique; et dans la position courte, les diminutions de valeur sont transformées en profit et les augmentations en gain économique. L’autre partie au contrat s’appuiera souvent sur une stratégie visant à minimiser son risque et à réduire son exposition économique totale aux fluctuations de l’actif sous-jacent, en achetant un nombre d’actions équivalent à son exposition économique prévu au contrat.

Le contrat de prêt de titres dit « prêt-emprunt » est une autre stratégie de découplage (Marais, 2015). Contrairement à ce que sous-entend cette notion, le prêt-emprunt n’est pas un simple contrat de prêt ou de location entrainant restitution. Cette opération consiste en un transfert temporaire de la propriété des titres de l’actionnaire-prêteur (représenté dans la plupart par une institution financière : Boyer, 2015) vers l’emprunteur, avec l’obligation pour ce dernier de rendre au terme du contrat des valeurs identiques à celles qui lui ont préalablement données. Relevant de la catégorie des ventes à découvert, le prêt-emprunt s’analyse comme une convention de rachat d’actions à travers laquelle les titres achetés par une partie doivent être revendus à l’autre. Un des buts poursuivis par l’emprunteur est de réaliser une plus-value : ce dernier va tenter de revendre sur les marchés les actions qu’il a obtenues temporairement en espérant qu’une chute des prix va s’opérer au moment où celui-ci devra les racheter pour les restituer au prêteur. Mais, le prêt-emprunt est aussi un moyen pour l’emprunteur de devenir actionnaire d’une société et d’exercer les droits économique et politique d’une action dont il n’a que la propriété temporaire sans s’exposer à un risque financier. Puisque l’action sous-jacente est in fine restituée au prêteur au terme du délai fixé, seul ce dernier est soumis aux variations du marché. Après qu’il ait voté, l’emprunteur va rendre les actions au prêteur sans crainte des conséquences et risques afférents (CUREJ, 2013).

Ces situations de découplage soulèvent des questionnements juridiques que le législateur ne peut plus ignorer. De plus, les pratiques de découplage ont des enjeux importants. Elles réduisent pour certaines la transparence de la structure de votes et des mouvements de capitaux, que cela soit au niveau de l’intérêt à transiger, de l’ampleur des actions ordinaires qui sont en circulation et des intérêts économiques des actionnaires. Enfin, la motivation poursuivie par les acteurs du découplage (essentiellement les hedge funds) met en péril un présupposé simple : l’exercice du droit de vote se fait en vue d’accroître la valeur de l’entreprise et ne porte pas atteinte à l’intérêt commun des actionnaires. La Coalition canadienne pour la bonne gouvernance ne s’y est pas trompée en prenant une position en septembre 2017 soulignant la nécessité de changer la position canadienne en ces termes : « CCGG is fundamentally opposed to empty voting on principle. […] Until the law is changed, regulators should attempt to address specific empty voting issues, for example, such as endeavouring to ensure that the votes typically attaching to borrowed shares are in fact exercised by the person with the economic interest in those shares. CCGG believes that empty voting is an appropriate matter for securities regulatory intervention now because the phenomenon raises public policy issues with respect to public companies » (CCGG, 2017).

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