Par Corinne Gendron, Marie Langevin,
Lovasoa Ramboarisata
Dès qu’elle est apparue au début du siècle dernier, la corporation moderne avec son actionnariat dispersé a suscité la méfiance. Plusieurs ont vu dans ces très grandes organisations une perversion du système de libre marché, et ont questionné plus spécifiquement la légitimité de leurs dirigeants. En 1931 paraissait Frankenstein, Incorporated, publié par I. Maurice Wormser, qui traduit bien les craintes nourries par la généralisation de cette nouvelle forme d’entreprises. L’année suivante, Berle et Means publiaient The modern corporation, un ouvrage qui allait structurer le débat sur le pouvoir et le contrôle des grandes entreprises pour les décennies à venir.
Témoins d’une nouvelle dynamique économique, les auteurs cherchent à y expliquer, à partir des catégories de l’entreprise industrielle du 19ième siècle, la configuration particulière des corporations qui commençaient à dominer le paysage économique à partir des années 1920. À leurs yeux, la généralisation des actionnaires investisseurs et l’irruption de gestionnaires professionnels à la tête des grandes entreprises traduit une scission du rôle de l’entrepreneur, qui combinait auparavant investissement et gestion. La figure du dirigeant industriel cède ainsi le pas à deux acteurs qui se partagent une propriété désormais fragmentée : au gestionnaire le volet actif, à l’actionnaire la portion passive de la propriété. Le problème de la gouvernance des corporations est ainsi posé : comment contrôler les gestionnaires afin d’éviter qu’ils ne profitent indument de leur pouvoir et des ressources issues des actionnaires auxquelles ils ont accès de par leur position. C’est du moins ce qu’on a retenu de l’œuvre de Berle et Means. En écho aux inquiétudes de l’époque, leurs préoccupations allaient pourtant bien au-delà d’un jeu de pouvoir entre deux acteurs : ils s’inquiétaient de l’orientation d’une institution qu’ils caractérisaient de publique en raison de son pouvoir et de ses interrelations multiples. Mais en posant le problème du contrôle de l’entreprise à partir du concept de propriété, c’est pourtant son caractère privé qu’ils consacrèrent : propriété de ses actionnaires, le statut public de la corporation ne pouvait être qu’inféré en écho à sa puissance, plutôt que d’être rattaché à sa nature[1].
Quelle entreprise, pour quelle société?
Projet privé ou institution publique, la dichotomie dans les représentations de l’entreprise est aux fondements même de tous les débats portant sur sa finalité, les modalités de sa régulation et la légitimité de son système de gouvernance. Cette ambiguïté prend racine dans la généalogie plurielle de l’entreprise moderne, héritière tout à la fois de l’économie de marché et du grand capital. Dédiées aux biens et denrées de luxe prisés par les cours, les grandes corporations marchandes se voyaient confier des pouvoirs régaliens en échange de monopoles : faire la guerre, rendre justice et battre monnaie. Si bien que de l’avis de McLean, il est impropre de les qualifier d’entités privées[2]. Il en va autrement des petits marchands aux pieds poudreux, pour reprendre l’expression de Braudel, ou des artisans qui pouvaient s’associer et développer un savoir-faire au sein de la communauté, acteurs privés à la base de l’économie de marché conceptualisée par Adam Smith. Avec l’entreprise industrielle, la relation entre l’entrepreneur et l’État apparait plus ambigüe. Mais c’est parce que l’alliance avec le politique se structure à un autre niveau : l’entrepreneur devient une figure de proue de la communauté locale. Souvent maire ou conseiller, il aménage le territoire à partir des installations industrielles, le dote d’infrastructures et participe même à sa délimitation[3]. L’entreprise industrielle ne s’apparente donc guère à une association libre de personnes, comme l’ont montré tout autant Marx que Balzac : dans les différentes juridictions, les relations de subordination qui lui sont intrinsèques firent l’objet de codification visant à protéger les droits des travailleurs.
C’est en partie en raison d’un choix politique que la grande corporation moderne qui lui succède s’est développée comme une entité privée, alors même qu’elle incarnait à ses débuts des services d’utilité publique. Plutôt que d’investir des deniers publics dans des infrastructures de transport que n’auraient pu soutenir seuls même les plus riches industriels, la corporation permettait de faire appel à un large bassin d’investisseurs dans ce qui était présenté comme une entreprise privée au service de l’intérêt général[4]. Lorsque les besoins de financement s’intensifièrent, les acteurs locaux directement bénéficiaires de ces lignes ferroviaires cédèrent graduellement le pas à des investisseurs moins intéressés par le projet concret que par sa rentabilité financière[5]. À partir de ce moment, les investissements se détachent des besoins collectifs, et l’évaluation des projets de développement est irrémédiablement scindée en une rentabilité financière d’un côté, et des retombées socio-économiques de l’autre. Ainsi, les marchés financiers se déploient et s’institutionnalisent tandis qu’apparaît une nouvelle catégorie d’acteurs : les intermédiaires financiers[6]. Les besoins d’information des investisseurs président également à de nouvelles pratiques comptables qui leur permettent de mieux comparer la rentabilité des entreprises. Cette modernisation, qui ne se fait pas sans débats[7], aboutit progressivement à l’unification des règles comptables et au principe de la vérification externe.
Annoncé par Berle et Means et conceptualisé par Chandler, le capitalisme gestionnaire qui s’impose au 20ième siècle s’articule parfaitement avec le modèle de développement des trente glorieuses où progrès et bien-être riment avec croissance économique et consommation. S’impose alors une technostructure qui symbolise une action concertée de l’État et des entreprises où le profit cède le pas au projet de modernisation et d’expansion des marchés portés par des gestionnaires[8]. Mais le pouvoir et la légitimité des gestionnaires sont contestés sur deux fronts. Pendant les années 1970, les mouvements sociaux écologistes, pacifistes et anti-racistes réclament des gestionnaires une prise en compte des intérêts généraux de la société dans la conduite des entreprises; de leur côté, les économistes orthodoxes, Friedman et Levitt en tête, dénoncent la marge de manoeuvre des gestionnaires qu’ils réduisent à des mandataires ne devant agir qu’au seul bénéfice des actionnaires. C’est le deuxième acte d’une même pièce de théâtre où intérêt public et intérêts privés se disputent la légitimité de la gouvernance et les fruits de l’entreprise.
Les années 1980 vont proposer une double réponse à ce questionnement. Inspirées par la littérature sur les relations d’agence, qui se réclame indûment de Berle et Means[9], des stratégies d’intéressement des gestionnaires visent à aligner leurs intérêts sur ceux des actionnaires. Détenteur d’actions ou d’option d’achats, le gestionnaire de l’entreprise n’est dès lors plus seulement un agent, il est un actionnaire qui dirige l’entreprise en fonction de ses intérêts propres. Combiné à l’intégration des marchés qui résulte du mouvement des 3 D (désintermédiation, décloisonnement et déréglementation), ce phénomène concoure à une financiarisation des entreprises, au détriment de leur projet productif ou commercial. La haute direction est désormais tout orientée vers les résultats financiers, et ce sont les VP finance qui peuvent dès lors prétendre au poste de pdg qui revenait autrefois aux commerciaux ou aux ingénieurs. Simultanément se développe un courant gestionnaire qui invite les dirigeants à tenir compte des demandes sociales, incarné par les différentes écoles de la responsabilité sociale et plus spécifiquement par la théorie des parties prenantes de Freeman. Alors même que la rentabilité est érigée en objectif de premier rang, le dirigeant est donc invité non pas à tenir compte de l’intérêt général, mais bien à gérer des mouvements sociaux turbulents susceptibles d’affecter les résultats de l’entreprise. Si elle avait pu nourrir une perspective d’intérêt public au courant des années 1970, la responsabilité sociale qui s’institutionnalise à partir des années 1990 est en fin de compte entièrement inféodée à l’impératif de rentabilité, et ignore sciemment la mécanique des externalités écologiques que mettent au jour depuis plusieurs décennies déjà les tenants de l’économie environnementale et de l’économie écologique[10]. En témoignent le foisonnement de travaux visant à prouver la rentabilité financière de la responsabilité sociale, qui participent in fine surtout à confiner cette dernière à une vision privée de l’entreprise : elle confirme que la maximisation du profit (qui va au-delà d’une rémunération « juste » du capital) demeure l’objectif légitime et indépassable de l’entreprise. Juxtaposées à la compétition exacerbée par l’ouverture des marchés, les nouvelles contraintes écologiques et sociales ne sont donc qu’une contrainte dans l’atteinte de cet objectif, et envisagées comme telles.
Or, les questions sociales et environnementales qui s’exacerbent au courant des années 2000 questionnent le coeur du modèle de développement porté par la corporation moderne; autrefois symboles de bien-être, la consommation et la croissance sont dénoncées en regard de la dégradation irrémédiable de nos écosystèmes mais aussi de l’incapacité du système économique à intégrer les personnes et à redistribuer les richesses. Depuis les années 80 qui sont marquées par l’accélération du processus de financiarisation[11] et malgré l’essor économique de certains pays, les inégalités n’ont cessé de croître. Les États doivent désormais composer avec des entreprises qui se sont érigées en puissance économique mondiale. À coup de délocalisation, de sous-traitance et d’informatisation, ces entreprises financiarisées font reposer leur production et leurs profits sur une main d’oeuvre sans cesse réduite. À travers des stratégies fiscales sophistiquées mais aussi par un jeu de compétition entre les juridictions, elles contribuent de moins en moins au trésor public, fragilisant d’autant les fonctions de redistribution de l’État.
Alors que le contentieux entre gestionnaires et actionnaires est soldé, le questionnement aujourd’hui adressé à l’entreprise s’est resserré sur sa contribution à l’intérêt général. On s’inquiète toujours du pouvoir des gestionnaires, mais ce n’est plus en regard des prétentions légitimes d’actionnaires dont ils ont désormais embrassé la cause. En dénonçant la préséance des actionnaires dans la conduite des entreprises, on conteste aujourd’hui les visées d’un pouvoir qui ne profite qu’aux mieux nantis, souvent au détriment de l’intérêt général. Dans un contexte de croissance réduite et de périls environnementaux et sociaux, la rentabilité de l’entreprise ne va plus de pair avec l’intérêt général et ne suffit donc plus à asseoir sa légitimité.
C’est dans ce contexte que s’est développé, au fil des dernières années, un discours dirigeant d’intérêt commun où les entreprises se présentent comme des acteurs à part entière des défis qu’il nous faut relever comme société. Or, ces discours, d’ailleurs mis à mal par des pratiques contradictoires (qu’il s’agisse de BP, Volkswagen, de l’industrie du sucre ou du plastique), annoncent peut-être davantage l’ère nouvelle d’une gouvernance accaparée par les élites économiques qu’une orientation des entreprises vers le bien commun.
[Notre] analyse débouche sur une réflexion plus générale sur le rapport entre RSE, capitalisme et démocratie : à mesure que l’entreprise « citoyenne » s’impose via la RSE dans les dispositifs de régulation de l’activité économique, la production fondamentalement politique d’arbitrages entre accumulation de capital, justice sociale et préservation de l’environnement devient tributaire des dynamiques accumulatives du capitalisme, sur fond de pseudo-démocratie des « parties prenantes » ». (Krichewsky, 2013).
Refonder l’entreprise ? Le chantier français
Notamment en écho à des réflexions portées par différents acteurs sociaux, incluant des universitaires, le Gouvernement français lançait, le 23 octobre 2017, le Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises (PACTE). Le président Emmanuel Macron affirmait quelques jours plus tôt :
L’entreprise, ça ne peut pas être simplement un rassemblement des actionnaires – notre Code civil le définit comme ça. L’entreprise, c’est un lieu où des femmes et des hommes sont engagés : certains mettent du capital et d’autres du travail (…). Je souhaite que l’année prochaine, on ouvre une vraie discussion sur ce qu’est l’entreprise. (…) Et donc, je veux qu’on réforme profondément la philosophie, qui est la nôtre, de ce qu’est l’entreprise[12].
Le Plan d’action visait à « ouvrir le champ des possibles et (à) envisager l’ensemble des leviers permettant aux acteurs qui le souhaitent de donner à l’entreprise un sens qui ne soit pas exclusivement guidé par des considérations de court terme et ainsi promouvoir une vision du capitalisme plus respectueuse de l’intérêt général et de celui des générations futures. »[13]. Porté par une démarche de co-construction, il s’est articulé autour de consultations ainsi que d’une expertise sur « l’entreprise et l’intérêt général » confiée à Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT et présidente de Vigeo-Eiris et Jean-Dominique Sénard, président du groupe Michelin[14].
Publié en mars 2018, le rapport Notat-Sénard a pour ambition de réformer le cadre juridique de l’entreprise datant de 1804 en vue de stimuler une dynamique entrepreneuriale susceptible de relancer l’économie[15]. Il s’appuie sur une analyse nourrie par les contributions de plusieurs groupes de chercheurs et de professionnels qui se sont penchés sur le statut de l’entreprise au cours des dernières années, et formule une série de recommandations visant à rénover les fondations juridiques de l’entreprise.
La Commission souligne le caractère social et responsable d’un modèle économique institutionnel et intermédié propre à l’économie européenne. Mais à ce modèle s’oppose un capitalisme anglo-saxon désintermédié et financiarisé qui donne préséance aux intérêts de l’actionnaire. Le classement financier, la présence de fonds anglo-saxons de même que les stratégies d’intéressement des hauts dirigeants ont pourtant opéré une « prise du pouvoir par les actionnaires » dans les entreprises françaises, exacerbé par les financiers activistes et les transactions à haute fréquence.
En fin de compte, « le détenteur provisoire de capital n’a plus grand-chose à voir avec la figure de l’associé, visé par le Code civil de 1804 ». Et c’est un abus de considérer le gestionnaire comme son mandataire, dans la mesure où l’actionnaire n’est propriétaire, temporaire, que de ses parts et non de l’entreprise, et qu’évoluant la plupart du temps sur les marchés secondaires, il contribue rarement à son financement.
Le rapport statue clairement que « Le rôle premier de l’entreprise n’est pas la poursuite de l’intérêt général », mais que toute entreprise répond à un besoin spécifique aux fondements de sa « raison d’être ». Irréductible au profit, cette raison d’être « se définit comme ce qui est indispensable pour remplir l’objet social, c’est-à-dire le champ des activités de l’entreprise » (p. 4). Elle s’apparente à « l’affectio sociétatis » existant entre associés : une volonté réelle et partagée. Selon le rapport, cette raison d’être servirait de guide au conseil d’administration, de « contrepoint utile au critère financier de court-terme ».
Les auteurs reconnaissent que l’entreprise a mauvaise presse et suscite la méfiance auprès des citoyens. Face aux attentes croissantes des parties prenantes en matière sociale et environnementale, il est nécessaire que le gouvernement d’entreprise tienne compte des impacts de ses activités dans sa stratégie et adopte une visée de responsabilité sociale. Selon le rapport, la France est déjà pionnière en la matière, avec la loi sur les nouvelles régulations économiques adoptée en 2001 dont l’application a été étendue en 2010. Cette loi prévoit la publication annuelle d’informations sociales et environnementales qui s’inscrit dans une politique combinant comportements volontaires, transparence organisée et « name and shame » (p. 4). Mais pour placer la RSE au coeur de la stratégie d’entreprise dans un pays de tradition civiliste où la source principale du droit est la loi et non la jurisprudence, la modification de la loi est centrale et pourvue d’une force symbolique, expliquent les auteurs (p. 5).
Pour ce faire, on suggère depuis une dizaine d’année de reformuler la définition de l’entreprise et de son objet social tels qu’ils apparaissent dans le Code civil qui date de 1804. Le rapport indique que cette définition n’est pas à l’origine des comportements de maximisation des profits, mais que sa réforme pourrait potentiellement prévenir les conduites dommageables.
Le rapport fait valoir que la société, telle que définie par le Code civil de 1804 et la société anonyme autorisée par décret en Conseil d’État en 1807 n’a « plus grand chose à voir avec la grande société cotée, dotée de sociétés filiales à l’étranger et à la tête d’un groupe composé, même en France, de montages juridiques nécessitant une multitude de sociétés » (p. 5)[16]. Le rapport souligne également que la relation de subordination apparue au XIXième siècle s’écarte de l’égalité des parties contractantes envisagée par le Code civil, d’où l’adoption d’un Code du travail au XXième siècle.
L’entreprise comme institution est alors née, affirment les auteurs, et elle ne se réduit pas à une somme de contrats, à une confrontation d’offre et de demande. Et pourtant les articles du Code civil sont demeurés tels quels, si bien que l’entreprise serait pour certains « prisonnière » de la société commerciale (p. 5).
Au-delà de la troisième voie entre l’économie de marché et l’action publique que constitue l’économie sociale, le rapport fait le pari d’une économie responsable en mesure de concilier le but lucratif et les impacts environnementaux et sociaux (p. 6). Et pour rompre avec un statu quo devenu intenable, la responsabilité sociale doit être inscrite dans le droit plaident-ils. Mais le rapport souhaite laisser aux entreprises le choix du rythme de leur engagement en proposant une évolution normative légère pour toutes, de même que des options d’exemplarité pour celles qui le souhaitent. C’est forts de ces constats que les auteurs formulent trois séries de recommandations : législatives, optionnelles et incitatives.
Les recommandations législatives modifient le cadre de l’entreprise (p.7-8). Tout d’abord, l’ajout d’une précision au Code civil permettrait de distinguer l’intérêt propre de l’entreprise de celui des actionnaires dans son objet social et la nécessité de tenir compte des enjeux sociaux et environnementaux. De plus, les conseils d’administration et de surveillance devront formuler une raison d’être visant à guider la stratégie de l’entreprise. Par ailleurs, le nombre d’administrateurs salariés dans les conseils d’administration et de surveillance serait accru et les grandes sociétés unipersonnelles devraient obligatoirement se doter d’un conseil.
Les recommandations optionnelles visent tout d’abord l’ajout, toujours dans le Code civil, de la possibilité de préciser une raison d’être de la société dans ses statuts (p. 8-9). Serait également prévu le statut d’entreprise à mission, accessible à toutes formes de société à condition de remplir plusieurs critères dont la formulation d’une raison d’être, la mise sur pied d’un comité d’impact et une reddition de comptes. Enfin, les recommandations incitatives concernent les labels RSE, la rémunération des dirigeants et l’étude du comportement des actionnaires et des normes comptables (p. 9).
En réponse à ce rapport a été proposé, en septembre dernier, le projet de loi PACTE. Le texte soumis au vote a pâti de fortes contestations au point de s’éloigner de plusieurs recommandations du rapport Notat Sénard, dont celle sur l’objet social de l’entreprise. La vision d’une entreprise institution porteuse d’un intérêt collectif arrimé à l’intérêt général proposé par Notat et Sénard a été confrontée à la perspective traditionnelle d’une entreprise exclusivement tournée vers le profit. Reprenant à son compte la célèbre expression de Friedman, Erwan Le Noan notamment titrait sa réponse au projet de loi : la responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroitre son profit[17].
En fin de compte, le texte de loi final donne préséance à la croissance et à l’emploi en éclipsant la réflexion sur l’entreprise et l’intérêt général développée dans le rapport Notat-Sénard[18]. De l’avis des observateurs, les ajouts prévus au code civil (art. 1833 et 1835) ainsi qu’au code du commerce (L.225-35) sont insuffisants pour réorienter l’entreprise en regard d’intérêts collectifs comme le préconisaient le rapport. Cela ne surprend guère Lacan et Le Gauyer qui expliquent que le véritable projet du gouvernement dans la loi PACTE était moins de redéfinir l’entreprise que de stimuler les entreprises à fort potentiel de croissance. Si bien que c’est davantage les questions d’endettement et d’investissement ainsi que l’actionnariat et la finance qui y sont centrales. Et en ce qui concerne le financement des retraites, les auteurs font aussi valoir que le projet de loi favoriserait les tenants de la capitalisation au détriment de la redistribution.
Bref, la réforme proposée suite à l’important exercice qui a mobilisé tant les chercheurs que les acteurs au cours de la dernière décennie donne l’impression d’un rendez-vous raté, comme le craignait le chercheur Michel Villette.
Elle risque fort de rejoindre le Panthéon des projets avortés, où se sont succédés, dans le sillage de l’encyclique Rerum Novarum (1891), ceux de Frédéric Le Play (1901), Émile Cheysson (1911), Hyacinthe Dubreuil (1934), Jean Coutrot (1936), François Bloch-Lainé (1963), Pierre Sudreau (1975), Jean Auroux (1981), Jacques Attali (2008) et quelques autres… [19]
La financiarisation de la gouvernance : quel projet de société?
Mais il n’est pas certain que les modifications préconisées auraient eu davantage d’impact que celles finalement retenues. Ces modifications cherchaient à réhabiliter l’entreprise comme lieu de production, principal espace de création d’une plus-value dont le partage équitable était au cœur des luttes syndicales. Si elles sont pertinentes en regard de certaines dimensions de l’analyse, ces propositions font néanmoins l’impasse sur la restructuration du monde industrialo-financier qui a conduit aux dérives qu’on cherche à corriger. Or, ces dérives requièrent de repenser la gouvernance de l’entreprise non plus à sa seule échelle, mais à celle du système financier dans son ensemble. La restructuration des dernières décennies a en effet eu pour conséquence de déplacer le centre de gravité du système économique des entreprises et du système productif national à une échelle à la fois financière et mondialisée, où les enjeux concernent moins une production qu’il s’agit d’écouler que la maximisation et la gestion des flux financiers en regard de rendements anticipés.
Cette reconfiguration du système industrialo-financier impose un nouveau regard sur la problématique de l’entreprise et de sa responsabilité sociale. Elle suppose tout d’abord de resituer le centre d’attention : de l’entreprise comme entité autonome enchâssée dans un système productif national, il faut concevoir l’entreprise comme maillon d’un système productif entièrement inféodé au système financier international. Elle suppose par ailleurs de faire éclater la figure de l’actionnaire, biaisée par l’image nostalgique de l’entrepreneur industriel à la tête d’une entreprise financée par ses propres avoirs, en une multiplicité de statuts donnant accès, à des degrés variables, au contrôle de l’entreprise et au partage de la plus-value qu’elle produit. L’actionnaire n’est pas un acteur, c’est un statut qui se décline au sein d’un système hiérarchisé notamment traversé par des luttes entre petits porteurs, investisseurs institutionnels et grands actionnaires privés. Insister sur la figure emblématique de l’actionnaire pour expliquer les tares de la gouvernance corporative conduit à négliger les hiérarchies du système actionnarial qui recoupent en grande partie les hiérarchies sociales. C’est donc le système actionnarial ou, plus simplement, le système financier qu’il s’agit d’analyser dans son rapport avec les entités productives, les choix d’investissement sociaux, et la répartition de la plus-value. La responsabilisation de l’actionnaire à laquelle nous convient plusieurs observateurs reste une solution simpliste en regard de la complexité du système financier et de ses dédales d’intermédiaires.
Mais en conclusion, on doit surtout se demander si la gouvernance actuelle n’érige pas le système financier, qui devait être à la remorque de projets politiquement orientés, en projet de société. Rechercher la rentabilité financière à toutes les échelles, en faire l’horizon de l’ensemble des choix sociaux, n’est-ce pas confondre les moyen et les fins.
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[1] Berle et Means ne sont pas si clairs à propos du fait que les actionnaires seraient les propriétaires de l’entreprise, parlant souvent de la propriété du capital, et non de l’entreprise comme telle. Il n’en reste pas moins que leur posture analytique faisant droit à une propriété scindée favorise une telle compréhension, comme en témoigne l’argumentaire des auteurs : « [The corporation] involves the interrelation of a wide diversity of economic interest, – those of the « owners » who supply capital (…) », p. 309-310.
[2] McLean, Janet (2003). “The Transnational Corporation in History: Lessons for Today?”, Indiana Law Journal. Vol. 79, pp. 363-377
[3] Edelblutte (2010, p. 16) raconte comment ces industriels s’investissaient dans leur commune non seulement par intérêt personnel mais aussi inspirés par le catholicisme social.
[4] Même si on peut les qualifier d’infrastructures publiques, les chemins de fer étaient opérés par des entreprises privées. Comme l’explique Chandler « Du fait qu’elles géraient le trafic des entreprises de transport, les compagnies de chemin de fer, à la différence des principales sociétés de canaux, devinrent des entreprises plutôt privées que publiques. Dans les premières années de la république, les négociants et transporteurs américains firent campagne pour que le gouvernement prenne à sa charge la construction et l’exploitation de ces coûteuses voies ferrées. Mais ils proposèrent rarement que les transports soient gérés par l’État » (1977, p. 92).
[5] Chandler, 1977, p. 166
[6] Chandler, 1977, pp. 104; 167
[7] Comme l’explique Chandler, la distinction claire entre le compte d’exploitation et le compte en capital revêtait une grande importance si l’on considère le fait qu’en imputant des coûts d’exploitation au compte de construction, les promoteurs pouvaient faussement laisser croire qu’ils réalisaient des profits, et qu’en imputant des coûts de transaction au compte d’exploitation, les investisseurs pouvaient augmenter le coût pour les utilisateurs (Chandler, 1977, p. 124).
[8] Galbraith, le nouvel État industriel. https://www.capital.fr/economie-politique/john-kenneth-galbraith-1908-2006-il-a-denonce-l-exces-de-pouvoir-des-managers-740276
[9] Voir Bratton Jr, W.W., Wachter, M.L. (2008). “Shareholder Primacy’s Corporatist Origins: Adolf Berle and ‘The Modern Corporation”, U of Penn, Inst for Law & Econ Research Paper, No. 07-24; Journal of Corporation Law, Vol. 34, No 1, pp.100-152.
[10] Comme l’explique Damien Krichewsly : « la RSE modifie les relations entreprises-société au-delà d’un simple « window dressing », sans pour autant réintroduire des considérations autres que les résultats financiers dans les entreprises. Grâce à la RSE, les entreprises cessent d’appréhender les mobilisations sociales et politiques contestataires que leurs opérations suscitent comme un danger, par définition extérieur et contingent. Ces mobilisations deviennent des paramètres de risques faisant l’objet d’une prise en compte stratégique et calculée. La nature instrumentale de la RSE soumet les performances de celle-ci vis-à-vis d’objectifs collectifs de développement durable à l’intérêt économique des entreprises. « https://www.huffingtonpost.fr/damien-krichewsky/responsabilite-sociale-entreprise_b_3515991.html
[11] La financiarisation est un processus historique qui consiste d’une part, comme l’expose Cordonnier, en la croissance vertigineuse des activités financières à l’échelle mondiale et d’autre part en « une subordination de plus en plus évidente de l’entreprise (la grande entreprise cotée, en particulier) aux exigences des acteurs financiers, au premier rang desquels les actionnaires ». Voir également la riche description qu’en donne Favereau, sous forme de faits stylisés, rassemblant ‘une part les phénomènes empiriques marquants: changement d’échelle du système financier par rapport à l’économie réelle; dérégulation du système financier; démultiplication de l’activité financière par dédoublement/dérivation des actifs financiers; autonomisation et relèvement de la rentabilité de l’activité financière; privatisation du financement des déficits courants des comptes publics; réunification du système financier, autour du principe d’évaluation par un marché universel; raccourcissement de l’horizon d’évaluation des résultats et performances; introversion croissante du système financier avec le cas emblématique des rachats d’actions) et d’autre part les tendances les plus marquantes en matière de relations de travail dans les entreprises: perte d’indépendance des managers par rapport à la finance; flexibilité, précarité et report du risque d’entreprise sur le travail salarié; mutation dans le contenu de la prestation de travail attendue des salariés; perte de sens du travail salarié dans la classe moyenne; accroissement général des inégalités de revenus intra-nationales; découplage d’intérêts entre les grandes entreprises et leur pays d’origine – et désintégration des chaînes de valeur; perte de pouvoir de pilotage macro-économique des États-Nations, au regard de l’objectif de plein emploi; perte de centralité économique, politique et culturelle du pouvoir salarial.
[12] https://www.youtube.com/watch?v=orKQ_A5MFZQ
[13] PACTE cité par https://theconversation.com/vers-la-loi-pacte-consensus-et-ambigu-tes-92155
[14] https://www.economie.gouv.fr/mission-entreprise-et-interet-general-rapport-jean-dominique-senard-nicole-notat
[15] https://theconversation.com/le-pacte-des-dupes-102683
[16] « Pourtant, c’est bien dans les articles du Code de commerce définissant la société anonyme que se joue, depuis sa rédaction en 1807, la possibilité pour des investisseurs de se retirer à tout moment en revendant leurs actions, de limiter leurs risques à leurs apports et d’imposer parfois une stratégie orientée vers la valorisation à court terme du capital. Si rien de tout cela n’est modifié, quel est alors l’enjeu de cette nouvelle proposition de réforme ? » Villette, 2018. https://theconversation.com/loi-pacte-vers-une-reforme-purement-cosmetique-93557
[17] article paru dans L’Opinion https://www.lopinion.fr/edition/economie/responsabilite-sociale-l-entreprise-est-d-accroitre-profit-140025
[18] https://theconversation.com/redefinir-lentreprise-et-sa-contribution-societale-pour-que-la-loi-pacte-ne-soit-pas-un-rendez-vous-manque-103392
[19] https://theconversation.com/loi-pacte-vers-une-reforme-purement-cosmetique-93557