Par Edgar Bori
Bâtard de marde ! J’ai 52 ans pis j’ai perdu ma job.
On m’a annoncé à matin que j’étais su’aliss des 142 employés de la Failnance General Enterprise, slackés pour des raisons de non-atteinte des objectifs de croissance des profits envisagés par nos diriGéants parachutés l’temps de faire le ménage dans l’paquet d’humains payés anormalement plus cher que l’salaire minimum. On m’a r’mercié. De quoi je l’sais pas. Mais ça fessé comme une brique. J’me d’mande ben ousque ça va me m’ner. Mon char est loué, mon appartement est loué, mes cartes de crédits sont full, ma femme est partie.
C’est p’t-être une bonne nouvelle dans l’fond. C’est p’t-être le temps de faire faillite pis de r’partir à zéro. Pas l’zéro Celsius, pas n’importe quel zéro. J’pense au zéro d’conduite, au zéro tout nu. Un zéro à tout casser, à m’lâcher lousse. M’a prendre ma carabine pis m’a tirer dans l’tas. Y’m’font pu peur. M’a m’vider l’cœur dans l’bureau du directeur. Maudite idée qui m’traverse. Maudit menteur de directeur ben assis à côté d’sa boîte de cigares. Y nous a menés en bateau. Nous réévaluons sérieusement la situation pour votre bien…juste avant d’rencontrer son DRH pour lui faire dire que c’était la fatalité résultant d’une suite ininterrompue d’événements incontrôlables … Mange d’la marde ! Mangez toutt d’la marde !
(Bernard est au volant de sa voiture, la radio joue…)
J’sais pas comment ou si tu trouves ça drôle
Passer sa vie en comptant les zéros
Chausser ses poings en fonçant dans son rôle
Souvent cacher qu’on est mal dans sa peau
Sais-tu pour qui on charge ses épaules
D’un bel avenir dont le rêve a déteint
Un soleil gris à l’ombre des grands saules
La décadence a rejoint le troupeau
C’est n’importe quoi ! M’a faire quoi après 27 ans pour ces bâtards-là ? R’tourner dans un centre de placement ? Réorienter ma carrière ? R’prendre mes études ? Y’en a pas un sur dix qui r’trouve quekchose qu’y a d’l’allure ! Pis ma fille…J’lui avais promis un voyage en Chine pour ses 18 ans…
(Face au soleil couchant du haut du Mont-Royal, on entend les cloches de l’Oratoire)
Faut pas s’morfondre, ça va s’placer, tu vas te r’lever…
Yé tard, rentre te coucher. Demain c’t’une aut’ journée.
(À bout d’insomnies, quelques marées basses plus tard)
Un employé récemment licencié par la Failnance General Enterprise s’immole devant l’entrée principale de la maison mère. Avec l’approbation des proches, Le Devoir a décidé de publier des extraits de la lettre du défunt retrouvée à son domicile.
« Montréal, le mercredi 11 septembre 2019
« […] C’est magnifique tout de même. Moi qui ai aimé mon travail, qui croyais qu’à ma retraite, je pourrais me trouver un petit bout de jardin en dehors de cette ville mansarde, un petit bout de jardin de rosée, de brume matinale, d’air presque pur sans pesticides, sans fumée grise…
« […] À l’école, triste école, on ne m’a pas appris à me méfier des carottes, des promesses de mots tordus pensés pour langues de bois. Devant les Monsanto devenus Bayer, devant les polis ti-chiens éduqués au lobby, les publicités paradisiaques, les gérants de banques, les vendeurs de primes, les tueurs d’avenir, je n’ai plus de larmes, plus de sourires, plus de sentiers de liberté.
« […] Je porte une masse incalculable de gros zéros mêlés aux comptes milliardaires surpeuplés d’imbéciles qui dansent la mort de leurs semblables en sirotant un millésime extravagant vendu au prix d’un mois de salaire avant impôts, de mon sang d’homme digne d’être battu. Ce soir, pour échapper à la noirceur qui malgré moi m’entoure, ce soir, devant l’insurmontable mal de vivre qui me traverse, nourrie d’impuissance mon idée est faite…Vous allez voir de quoi un homme à terre est capable quand il ne se sent plus la force de se relever. Et j’ose écrire qu’on sera plusieurs à mettre aux poudres les étincelles qui s’attaqueront aux artifices des plus malins. »
Bernard Lanteigne
Chanson à la radio : J’sais pas comment, paroles et musique d’Edgar Bori
https://bori.bandcamp.com/track/jsais-pas-comment
***
Auteur, compositeur et interprète, comédien, directeur artistique, metteur en scène, réalisateur et producteur, Edgar Bori est un personnage engagé sur la scène culturelle depuis des dizaines d’années. En 2017, sa dernière création, poésie théâtralisée où les mots de Michel Garneau se mélangent aux siens, a été présentée pour la première fois en France, au Théâtre de la Passerelle, avec la complicité du metteur en scène Michel Bruzat. À SUIVRE sur www.bori.com – www.delonde.com
__________________________
Note
Ce récit est librement inspiré du film En guerre de Stéphane Brizé (2018).
Critique en ligne :
https://www.franceinter.fr/cinema/en-guerre-de-stephane-brize-et-avec-vincent-lindon
(Page consultée le 19 novembre 2018).