Musique, mystique et utopie

Par Yves Vaillancourt

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Le lien entre la musique et l’extase s’établit intuitivement. La danse, la fête, le concert, l’écoute solitaire ˗ autant d’occasions permettant aux hommes de vivre ces expériences rares, mais communes aussi, d’être transportés, enivrés, enthousiasmés, bref de sortir d’eux-mêmes, de leur bon sens et de leurs assises habituelles, et d’anticiper un monde neuf fait d’unité, de réconciliation et de plénitude.

La philosophie de la musique contemporaine est souvent marquée par les affects désenchantés qu’on associe aujourd’hui au postmodernisme. Soit ce qui est bon était bien avant et ne reviendra plus, comme chez Theodor Adorno, soit ce qui est bon est à peine actualisé et n’existe qu’en mode du potentiel avenir, comme chez le marxiste Ernst Bloch.

Mais pour ces deux philosophes, l’Utopie est l’espérance d’une coïncidence de soi avec le monde, une sorte de participation à celui-ci qui soit de l’ordre de la plénitude. C’est aussi comme les retrouvailles de soi avec soi, c’est-à-dire de connexion intime entre les parties fragmentées de notre être, par exemple au sens jungien du Soi, qui serait l’accession, créative, à la lumière de la conscience des contenus cachés dans l’ombre de l’inconscient. Adorno a tenté de cerner l’Utopie portée par la musique, notamment celle de Mahler, et Bloch a fait de même pour celle de Beethoven.

Ce que dit Adorno de l’Utopie restée présente dans la musique de Mahler est que, d’une manière un peu énigmatique, le compositeur a tiré son idée de l’Utopie de l’enfance. Celle-ci serait comme le secret de chacun. Comme il s’agit d’un « secret », il serait téméraire de prétendre en déceler le contenu. Il me semble que l’esprit des analyses d’Adorno mène à l’idée d’une présence entière au monde et d’unité euphorique avec celui-ci. Mais celle-ci n’existerait chez l’adulte et le musicien qu’à titre de réminiscence d’un univers auquel l’on a dû dire adieu. Quiconque a écouté Kathleen Ferrier au soir de sa vie interpréter Abschied (l’Adieu) du Chant de la Terre comprend de quoi il s’agit.

Cette métaphysique de l’absence et de l’adieu que nous trouvons dans les analyses d’Adorno au sujet de Mahler contraste avec celle d’Ersnt Bloch, l’auteur de Traces. Dans un ouvrage où la musique occupe une place centrale, L’esprit de l’utopie (1923), Bloch remplace la disparition de ce qui à quoi nous disons adieu par le pressentiment de ce qui vient. La coïncidence entre cet être-à-venir et l’être-là de l’existant est annoncée. C’est pourquoi si l’existence peut être décrite comme vide ou manque l’essentiel, elle est aussi un chemin vers ce qui nous est le plus intime, dont nous percevons les traces. Prenons ce fantastique passage :

Nous allons dans la forêt; nous sommes, nous pourrions être ce que rêve la forêt. L’être de ces mousses nous échappe; nous nous tenons trop près de ce cheminement fantomatique qu’est le cheminement intérieur.

Ce « cheminement fantomatique » me fait penser à l’errance heideggérienne. Une sorte de bas niveau de conscience tout préoccupé par ces « petites choses » du quotidien et qui nous empêche d’être présent aux choses et de communier avec ce qu’Heidegger appelait le mystère. Mais il y aussi une sourde présence à soi, toute emplie des petits bruits de celui qui fouille dans ses affaires, car il se cherche lui-même. Traces d’Ernst Bloch débute avec la proposition que nous ne coïncidons pas avec nous-mêmes.

L’esprit utopique que Bloch perçoit dans la musique se rapporte moins à une sorte de parousie, d’extase océanique, où l’on fait un avec le monde, qu’à une retrouvaille avec soi-même, où la conscience de soi aurait bâti sa propre demeure. C’est en ce sens que Bloch se refuse à un schéma d’explication historique de la musique, schéma qu’il appelle « extérieur », afin de mieux retrouver ce dialogue que les grandes œuvres entretiennent avec la subjectivité des génies musicaux. Bloch utilise ici un fascinant paradigme platonicien, qu’on pourrait appeler le primat de l’œil, ayant permis à la mystique ancienne de constituer des réalités toutes faites, soumises au regard et à la contemplation. Le soleil et la lumière seraient ce genre de réalités élevées par la métaphysique. La Jérusalem céleste et l’Agneau de dieu seraient d’autres exemples. Mais à l’ouïe n’a pas été attribuée la même dignité métaphysique qu’à la vue, et cela malgré qu’il s’agisse du premier de nos sens à se différencier dans la vie intra-utérine(1). Évoquant la fameuse musique des sphères de Pythagore, qui n’était audible qu’au terme d’une mystérieuse et légendaire initiation, Bloch, jouant ici sur le sens initiatique du mot lumière, dit : « La planète qui nous renvoie cette lumière n’a pas encore effectué une rotation suffisante pour que son autre face, encore cachée pour nous comme pour elle-même, puisse se reconnaître ».

Cette « face de la planète qui reste cachée pour nous comme pour elle-même » semble nous transporter dans la théologie mystique, celle du deus absconditus. Bloch dramatise ici l’aliénation d’un homme qui serait étranger au monde et délaissé par ce dieu caché. Le son, issu de nous-mêmes, énonce sans que rien ne lui corresponde au dehors. La musique serait l’art d’une utopie de l’intérieur. L’un des arguments de Bloch est que la musique dépasse le monde extérieur avec une telle ampleur qu’elle rend impossible toute confirmation empirique. Le symbole qu’exprime la musique ne peut être contemplé dans le monde tel qu’il nous est donné. Bloch a une très jolie phrase : « La porte de service d’une contemplation pure du symbole a sauté ». Je suppose que par « porte de service » Bloch veut dire les systèmes métaphysiques et théologiques hérités.

Ernst Bloch et Theodor Adorno ont marqué chacun à leur façon la frontière inaccessible et ineffable de cette expérience utopique de participation au monde. Sans doute que pour eux, la vie contemporaine est par trop inauthentique ou aliénée pour laisser se dévoiler et s’accomplir pareille plénitude. Comme le dit Bloch, ce ne peut être qu’une utopie de l’intérieur. Le monde inauthentique de la bourgeoisie, celui réifié du mode de production capitaliste, n’ouvrent aucune médiation vers l’expérience de ce tout Autre qu’est l’Un.

Quelle part d’inachèvement alimenterait le décollage du mysticisme que nous tentons de cerner ? Comment la tristesse de la séparation pourrait générer, non pas l’ivresse, mais disons, quand même, cette puissance du sentiment d’unité ?

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Dans son court et bel ouvrage Les larmes musicales, Aliocha Lasowski cite Lévi-Strauss affirmant que toute tentative de comprendre la musique doit tenir compte des émotions profondes ressenties, celles qui font couler les larmes.

Les pleurs de la musique nous délivrent, disait Jankélévitch. Dans son très bel essai L’éloquence des larmes, le chanteur et historien de l’art Jean-Loup Chauvet affirme que : « Jamais notre corps n’est aussi lourd ni notre âme aussi légère que lorsque nous pleurons ». S’ajoute cette belle image : « Les larmes viennent de la terre et jaillissent vers le ciel ». Nous nous retrouvons sous le sceau des pages sublimes de Simone Weil dans La pesanteur et la grâce.

L’astrologue Philippe Lavenne a saisi avec une acuité extraordinaire la profondeur et l’immensité du génie musical de J.S. Bach, rapporté au thème de la participation mystique et des larmes. Reprenant une métaphysique platonicienne, l’auteur essaie de voir par quels arcanes cette musique nous fait pénétrer dans un monde supra-humain. Le vieux paradigme de « monde supra-humain » est ici convoqué pour exprimer la paix et la beauté, des valeurs qui n’existent en notre bas monde que de manière corrompue. La musique de Bach délivre des soucis terrestres, dit-il. L’auteur analyse les Cantates et les Passions avec la compétence d’un musicologue. Il attribue à Bach une « très haute intelligence intuitive » nous ouvrant « les portes de l’éternité ». En passant, il y aurait ici un beau travail d’interrogation sur l’existence d’un possible parallèle philosophique avec la science intuitive de Spinoza, celle qui, à la fin de l’Éthique, doit mener à une vision élargie de soi, des autres et du monde. « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels », dit le philosophe. Pour ma part, le passage de l’étude de Lavenne qui m’a particulièrement frappé est celui où il cite la seconde épouse de Bach, Anna Magdalena, qui était musicienne comme nous le savons. Les termes utilisés par Anna Magdelena pour décrire ce qu’elle a ressenti à l’écoute de la Messe en si mineur font l’économie de concepts philosophiques tels le « supra-humain » ou de termes à connotations religieuses comme « éternité ». J’évite moi aussi ces termes. Voici ce qu’elle dit :

« Je me suis sentie noyée, comme si l’océan m’avait engloutie. »

La noyade est une suffocation, une perte d’oxygène. Était-ce une sorte de memento mori qu’a expérimenté Anna Magdelena ? Ou plutôt, comme je le pense, une abolition de la différenciation entre soi et le monde, un indescriptible sentiment d’unité au sein d’un Tout englobant ?

À quel moment de la Messe en si mineur Anna s’est-t-elle sentie noyée et engloutie ? Peut-être durant une bonne partie de l’œuvre et longtemps après son écoute, qui sait ? En ce qui me concerne, j’ai été saisi par la montée de Gratias agimus tibi. Les voix s’élèvent comme par paliers; bien que le texte en latin ne m’ait certainement pas été compréhensible sur le coup, l’expression musicale est celle d’une absolution en ce qu’il y a de plus haut. En Dieu. La douleur que j’éprouvais a été transcendée. J’ai été physiquement et moralement surélevé par contact avec quelque chose de plus haut que moi, ou plutôt, puisque cette distinction m’a semblé abolie, ma peine a été dissoute par fusion avec une totalité. Il ne s’agissait pas d’une peine pour moi-même, mais pour autrui. C’est la sollicitude qui m’a ouvert à l’élévation. Par chance, nous sommes égoïstes. Sinon nous serions toujours des mystiques.

La musique de Bach jouit d’une immense considération en tant que moyen privilégié de l’expérience spirituelle. Toute pénétrée de christianisme, et peut-être même, selon certains, de savoirs ésotériques provenant de la Rose-Croix, elle a suscité un grand nombre de spéculations, dont celle sur la symbolique des nombres(2). Des musicologues mâtinés d’ésotérisme se sont essayés à la démonstration – dont il nous est impossible de juger la valeur scientifique – de « nombres Bach » récurrents dans l’œuvre du musicien. Ces nombres seraient non seulement ceux du nom de Bach, obtenus à l’aide du procédé kabbalistique de la gématrie, mais aussi celui du Rose-Croix Christian Rosenkreutz, sa date de naissance et celle de sa mort. La date de la mort de Bach serait aussi l’un de ces nombres, ce qui impliquerait que, grâce à ce savoir ésotérique, Bach aurait connu, deux décennies à l’avance, le jour de sa propre mort. Bach aurait ainsi atteint un niveau de conscience plus élevé et, le nombre étant l’expression de vibrations produites par des forces émanant d’une source cosmique originelle, la musique de Bach ouvrirait plus qu’aucune autre à l’expérience spirituelle dont nous traitons dans cette étude. Nous retrouvons Pythagore et la perception illuminatrice de la « musique des sphères ».

Une histoire de la musique occidentale pourrait être écrite autour de cet ordre caché qu’est le nombre. Comme l’idée platonicienne, il est accessible à l’esprit, sans pour autant être perçu par l’auditeur, qui reste captif des ondes enchanteresses. Pour ma part, et je crois bien que je me tiendrai sur cette frontière, ce qui relève de l’expérience mystique ne m’est compréhensible que grâce aux apports sensibles de la vie humaine et du monde des éléments. La musique révèle et magnifie l’apport sensible. Le rôle du nombre ne m’est pas intelligible. Pas plus d’ailleurs que la méthode more geometrico de Spinoza.

J’éviterais donc de rapporter mon expérience associée à la musique de Bach à des notions métaphysiques comme « éternité » ou « immortalité ». Je n’ai pas éprouvé le sentiment de l’éternité ni de l’immortalité. Mais je me reconnais dans ce que décrit Anna Magdalena : être élevé et englouti à la fois dans une totalité non indifférente où la sollicitude, l’amour et l’absolution tiennent leur part. Il me semble que c’est dans de tels affects que réside la dimension mystique et utopique de la musique.

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Écrivain, photographe, écologiste engagé et professeur de philosophie au Collège Ahuntsic de Montréal, Yves Vaillancourt, diplômé de l’Université Paris-Sorbonne en philosophie, élève de Cornelius Castoriadis et de Robert Misrahi, a publié récemment un essai marquant sur le cinéma de Krzysztof Kieslowski, Jeux Interdits, PUL, 2016. Ce livre comporte un chapitre sur la musique de Z. Preisner et son rapport au sacré, sujet proche de celui de la présente étude. La musique est également au cœur de son roman Mon Nord magnétique, Québec Amériques, 2009, dont le personnage Evgeni lui a été inspiré par le compositeur Anatoly Orlovsky. Yves prépare actuellement un essai sur la musique et le sentiment océanique.

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Notes

(1)  Voir la passionnante enquête de Peter Sloterdijk dans Bulles au sujet des méthodes thérapeutiques du Dr Alfred De Tomatis, basées sur la réécoute de la voix maternelle.

(2) Kees Van Houten et Marinus Kasbergen (1992), Bach et le Nombre, Mardaga, 295 p. Selon nos auteurs, l’art musical du haut Moyen Âge distinguait une musica instrumentalis et une musica humana pouvant s’élever, structure numérique aidant, à une musica mundana et devenant ainsi une représentation symbolique de la création divine. La thèse des deux auteurs est étayée sur deux cents pages d’analyses combinant musicologie et gématrie.

Références

Bloch, Ersnt. 1977. « L’esprit de l’utopie ». Paris: Galllimard.

Bloch, Ersnt. 1968. « Traces ». Paris: Galllimard.

Charvet, Jean-Loup. 2000. « L’éloquence des larmes ». Paris: Desclée de Brouwer.

Jankelevitch, Vladimir. 1983. « La musique et l’ineffable ». Paris: Seuil.

Lasowski, Aliocha Wald. 2012. « Les larmes musicales ». Paris: WB&Co.

Lavenne, Philippe. 1985. « Thème astrologique de J.S. Bach », L’Astrologue N° 71. Paris: Éditions Traditionnelles.

Van Houten, Kees et Marinus Kasbergen. 1992. « Bach et le nombre ». Liège: Mardaga.

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