La musique populaire d’Algérie : une esquisse anthropologique

Par Maya Nazaruk

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L’année 2012 marque le lancement de la chanson C’est la vie de l’artiste algérien du raï, Cheb Khaled, sous l’étiquette Universal. Produite en Suède, actuellement dans le domaine de la world music qui avait de facto cannibalisé la chanson populaire du Maghreb, la chanson remporte le top 20 du hit-parade français en juillet 2012. Entre 2012 et 2013, sept prix couronnent le labeur du chanteur kabyle, y compris les équivalents des prix Grammy aux États-Unis : les Victoires de la musique et les Récompenses Kora.

Bilingue, la chanson est exécutée en arabe algérien et en français, préconisant le métissage avec l’autre face aux pressions existentielles. Le refrain insiste : « On va s’aimer. On va danser. Oui, c’est la vie. »  Son message universel est repris en 2013 par Marc Anthony dans une imitation sous le titre espagnol, tout aussi explosif, de Vivir mi vida.

La généalogie du genre musical de Khaled est pertinente pour divorcer le raï du genre de la World music au sein duquel les chansons de l’Algérie sont souvent classées. Alors que les tendances de ladite musique du monde effacent la singularité ethnique algérienne pour remplacer l’élan oriental par des valeurs de l’humain en général, les tonalités et l’esprit de la musique populaire algérienne persistent dans la chanson C’est la vie.

La chanson montre comment le particulier (notamment, le traditionnel) devient transformé pour répondre aux besoins de l’intégration de la culture arabe dans le contexte de la mondialisation. Elle exhibe comment l’altérité algérienne devient cooptée comme expression triomphante de l’international. Sur le plan de sentiments rythmés de paix et d’amour, on comprend le cliché que le je devient enfin l’autre.

Dans mon article, je désire dresser la filiation du genre du raï algérien selon la lentille apprivoisante de l’anthropologue suédois Marc Schade-Poulsen qui avait mené un terrain d’immersion dans le domaine de la musique populaire arabe des années 90.  Pour assurer une coparticipation menée au fond, Schade-Poulsen assiste à des nombreux concerts, festivals et mariages en France, où la musique avait été transportée de son milieu d’origine grâce à l’immigration et à l’intérêt viral que la culture française lui portait. Après sa rencontre du raï sur les scènes parisiennes, Schade-Poulsen poursuit son terrain en Algérie où il étudie la signification du phénomène chez les fondateurs du genre.

Pour comprendre le succès de Khaled, je suggère de nous concentrer sur trois problématiques qui dévoilent les contrariétés de la musique populaire en Algérie, un fait qui en explique aussi l’émergence à l’extérieur.  Cette riche histoire, dans tous ses détails, est située dans un pays touché par la décolonisation déshumanisante des années 1960.  On parle d’un contexte de violence brutale et de crise économique où le peuple confronte la tyrannie d’un gouvernement islamiste qui, au point culminant, interdit même l’enseignement de la musique dans les écoles.  Aborder la problématique du raï ne peut se faire non plus sans négliger le problème immédiat de la place de la femme maghrébine dans une société divisée entre la sublimation de pulsions et la Culture.

Ce fond historique explique l’obscurité qui voile les premières prestations de Cheb Khaled dans les cabarets clandestins de l’Oran.  Le musicien est alors habitué à présenter ses chansons à la fin de la soirée, vers les 4 heures du matin, souvent sous l’effet de cigarettes et de l’alcool. Pour des raisons de censure par le gouvernement islamiste et parce que Khaled adhérait à un style jugé subversif et incompréhensible par la critique, le chanteur est initialement exclu de la programmation à la radio.

La manifeste conquête de l’Occident ouvre au raï la possibilité d’être joué dans son pays d’origine, même si la pratique se fait initialement en cachette.  Nonobstant de nombreux obstacles, la musique populaire fait vibrer la nation subrepticement.

Sémantique générale du raï

À son inception, le mot raï signifie en arabe « opinion » et « conseil ».  Le raï remonte à la tradition du melhoun traditionnel pratiqué sur les scènes d’Alger depuis les années 1920 par des interprètes tels que Cheikh Khaldi, Cheikh Hamada et Cheikha Remitti.  Le raï connu aujourd’hui est ce qui reste de la tradition des orchestres wahrani des années 1970, caractérisés par le mélange de percussion, de la darbuka, du tbal et du qarqabu. Ces instruments ajoutent leurs sonorités aux mélodies infléchies qu’offrent l’accordéon, la trompette et le violon (Schade-Poulsen, 19).

La poétique multilingue du raï mélange les accents arabes (y compris les dialectes locaux), le français et l’espagnol. Les chabs et les chabas la font vivre, proclament, chantent du raï sous la tutelle des shikhs, maîtres éduqués qui font surgir et rayonner cette poésie axée sur les événements historiques, la satire, la religion, l’héroïsme et l’amour (Shade-Poulsen, 15). Les sheikhs sont les interprètes authentiques du raï (Schade-Poulsen, 15).  Ces artistes prodiguent la sagesse et le conseil sous la forme de poésies chantées en darija.

Les rites de mariage sont entrelacés de l’expression vibrante « Ya, Raï ! » (Vas, dis !) qui relance le public avec la dynamique d’une interpellation en forme de refrain.

Le répertoire d’instruments s’épanouit avec les années. Tandis que le chœur est supposé provenir, à l’origine, des prisons locales (Schade-Poulsen, 20), les instruments traditionnels (nay, darbouka, zoukra, bendir) sont enrichis par la guitare électrique, sa pédale wah-wah (Mohammed Zargui), la trompette et le saxophone (Bellemou Massaoud), les synthétiseurs et les boîtes à rythme qui modernisent le genre pour le transformer en l’équivalent culturel du pop, funk reggae et disco du Maghreb.

La question de la place de la femme maghrébine

La femme maghrébine respectable est d’emblée exclue du raï originel, qui promeut une chanson radicale s’insérant dans les souterrains de la vie clandestine – prostitution, alcool, drogue.  Le raï n’est pas, au tout début, un genre considéré comme respectable, ce qui explique pourquoi les hommes ne l’écoutent pas devant leurs aînés. Parallèlement, d’autres pratiques ne se font pas devant les aînés pour des raisons de respect, surtout devant les pères; des pratiques telles que l’acte de fumer (le père peut savoir que son fils est fumeur, mais ce dernier s’abstient de fumer devant le père pour montrer ses vulnérabilité et modestie).

Le raï est donc depuis son début un genre subversif qui remet en question l’ordre social en Algérie. C’est un chant qui fait éloge à la classe marginale, qui élabore la situation de la femme lâche et qui essaie d’en tirer une sagesse, en forme d’instruction face aux constats tristes sur l’existence ou de commentaire sur le social abnégué.

Pendant des nombreuses années le seul endroit où le raï subversif est écouté par la famille est lors des mariages qui deviennent paradoxalement le lieu de défoulement psychique. Le rituel du mariage devient le prototype de la fête « archaïque » où les pulsions s’exhibent et où elles sont pleinement autorisées.  Le raï devient l’expression de l’orgasme figuratif d’une société réprimée. Il est dissimulé par les ornements de la fête qui célèbre le passage d’un couple à l’âge adulte, ainsi que la défloration de la femme vierge.

Si le raï est réprimé à sa naissance, il y a deux courants qui s’opposent à ce fait. Tout d’abord, les filles désirent chanter le raï. Cheikha Remitti (1923-2006) est considérée la mère spirituelle du raï tous styles, générations et sexes confondus. Si la chanteuse est perçue comme une courtisane qui rompt l’ordre acquis entre les femmes et les hommes, ainsi que l’ordre général, l’antinomie entre l’autorité et la subversion, cette preneuse de risques établit l’indépendance de son rôle d’artiste et finit par attirer un culte, accédant au statut de figure quasi mythique.

Le deuxième courant qui contrarie le raï subversif est la tendance à purifier le langage pour le rendre acceptable à la critique du patriarcat.  Ainsi naît le raï « propre ».  Depuis les années 1980, le raï devient un genre domestiqué.  Il est alors autorisé sur la place publique.  Au lieu de chanter  les crimes et la trahison des valeurs, les nouveaux artistes du raï abordent dans leurs chansons des thèmes jugés honnêtes, comme le coup du foudre pour la bien-aimée. Le modèle actantiel de la scène change du milieu du cabaret à l’appartement.  Les protagonistes « louches » du raï des origines sont remplacés par des pères, voire des mères de famille, des gens amicaux.  Ce qui a été répudié auparavant devient nettoyé pour accommoder les vibrations de l’errance existentielle. Or, le paradoxe de l’existence n’est pas affaibli dans ce type de chanson. La plasticité du genre permet que la réalité incompréhensible soit « avalée » comme norme.  Puisqu’il n’imite plus le refus de l’ordre culturel, le style se fait coopter et célébrer malgré la perte de cette tension originelle qui lui avait permis de toucher les cœurs grâce à l’effet d’asymétrie des mœurs.

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Maya Nazaruk est doctorante en anthropologie littéraire à l’Université de Montréal. Elle y poursuit une recherche du discours social appuyée par les écrits de Bronislaw Malinowski. Elle est auteure d’un texte au sujet de la traite des humains au Cambodge, publié chez l’Harmattan en 2010 et retenu par 40 bibliothèques à l’international, y compris Harvard, Yale et la Bibliothèque nationale de France (BNF). Maya a aussi signé des ouvrages critiques qui ont paru dans le International Journal of Anthropology  (Université de Florence) et dans le Journal of the Anthropology Society of Oxford (Université d’Oxford).

Références

Benkheira, H. 1982. « Alcool, religion, sport». Oran: Université de l’Oran.

Benkheira, H. 1986. « De la musique avant toute chose: Remarques sur le rai », Peuples méditerranéens, 35-36: 173-177.

Clifford, J. (Ed.). 1986. « Introduction: Partial Truths », dans: Writing Culture. Berkeley et Los Angeles: University of California Press.

Schade-Poulsen, M. 1999. « Men and Popular Music in Algeria. The Social Significance of Raï. A popular music form as a lens for viewing Algerian society ». Austin: University of Texas Press.

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