Petite musique de nuit

Par Pascale Cormier

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Il aimait cet air.  Mozart… ou était-ce Scarlatti?

Comment pouvait-il confondre deux compositeurs si différents!  La nuit l’avait fatigué; il avait peu et mal dormi…

C’était Mozart, bien sûr.

La musique lui parvenait de loin, par la porte entrouverte; probablement d’un poste de radio allumé dans une chambre voisine.

Yeux mi-clos, il se laissa bercer un instant par les échos gracieux du divin Mozart.

La musique lui faisait un bien immense; le médecin l’avait dit…  En fait, cet imbécile n’y connaissait rien : la musique lui faisait du mal, ses doigts perclus de rhumatismes le faisaient trop souffrir.

Il jeta un coup d’œil vers son violoncelle, sagement rangé dans son étui dans un coin de la chambre.  Tout à l’heure, peut-être, il allait essayer d’en jouer un peu.  Une suite de Bach; ou encore, quelques pages du Dvořák qu’il avait tant aimé.

Il grogna.  La veille, l’archet lui était tombé des mains et il avait dû renoncer.

Vieillesse maudite.

Évidemment que la musique lui faisait du bien.  Comment pouvait-il en parler à l’aise, ce médecin?  Qu’en savait-il?

D’aussi loin qu’il se souvienne, sa vie n’avait été que musique.

La chaleur de sa mère, assise à côté de lui au piano.  La bonne odeur de sa mère, mélange de cannelle, de sucre et de roses.  La tendresse; la fierté; l’émotion de sa mère.  Une larme sur sa joue creuse qui roulait lentement jusqu’à la pointe de son menton.

C’était étrange : il pouvait se souvenir avec précision, dans les moindres détails, d’un moment vécu quand il avait… oh! cinq ou six ans, guère plus – et très souvent, il n’arrivait plus à se rappeler, le soir, ce qu’il avait mangé à midi.

Dans son souvenir, sa mère portait une robe rouge.  Elle marchait avec tant de grâce qu’on aurait dit qu’elle dansait.

Elle le prenait dans ses bras, le soulevait de terre, le pressait longuement contre son cœur…

Et son père, où était-il donc?…

Il chercha désespérément, dans les replis de sa mémoire, le visage de son père.  Rien à faire.

Cette absence l’angoissait, soudainement.

Ce n’était plus Mozart qui jouait à la radio; c’était autre chose qu’il ne parvenait pas à identifier.  Un bruit déplaisant; une orchestration lourde, empâtée, discordante, sans rythme, sans âme.  Une de ces choses modernes qu’on programmait parfois dans les concerts, pour faire plaisir à un mécène ou pour justifier une subvention.

Ne dit-on pas qu’après une œuvre de Mozart, le silence qui suit est encore du Mozart?  Fallait-il que cette époque soit barbare pour qu’on ose enterrer les divins échos sous un tel tintamarre!

Si au moins il avait pu jouer un air digne de ce nom pour rétablir l’équilibre…  Il regarda de nouveau son violoncelle d’un œil rageur, maudissant ses quatre-vingt-douze ans et la maladie qui l’avait réduit à l’état de vieillard impotent, lui, le brillant virtuose qui avait fait rugir les auditoires dans le monde entier.

Lui, aujourd’hui impuissant, humilié, confiné aux quatre murs bleu poudre d’une chambre aseptisée dont il allait probablement sortir les pieds devant.

À côté, on éteignit la radio.

La musique lui aurait fait beaucoup de bien, en ce moment, sans aucun doute.  Il promena son regard autour de lui, s’attarda sur le baladeur numérique qui traînait sur sa table de nuit et dont il ignorait le mode d’emploi…

C’était un cadeau de Carl, son fils unique.

« Tiens », lui avait-il dit, « je l’ai chargé avec tout ce que tu aimes : les Rostropovitch, les Jordi Savall, les Mozart par Monteux, les Beethoven par Furtwängler, et les Mahler, aussi…  Tu as des milliers d’heures de musique dans ce bidule. »

Mais naturellement, il avait oublié de lui expliquer comment fonctionnait le bidule en question.  Carl avait toujours été comme ça : distrait, tête en l’air, brouillon…

Ah! on pouvait dire qu’il lui en avait fait voir, celui-là!

Mais avec ça, brillant, attachant, affectueux. Chère petite tête blonde au visage angélique, aux longs cheveux bouclés…

Si longs, vraiment?

Ce devait être après la mort de Monique.  Il ne pouvait nier qu’il avait été, pendant quelque temps, un père plutôt négligent, tout au chagrin d’avoir perdu son épouse bien-aimée.

Le pauvre Carl, de son côté, avait dû faire le deuil de sa mère sans guère pouvoir compter sur le soutien de ce père effondré.  Et ses cheveux avaient poussé démesurément, lui donnant l’air d’une fille.

Était-ce pour cette raison qu’il ne s’était jamais marié?

Le vieil homme balaya cette pensée absurde du revers de la main.  Carl ne s’était pas marié parce qu’il n’avait pas rencontré la femme qui lui convenait, voilà tout.

La lignée allait s’arrêter avec lui; mais ça n’avait plus tellement d’importance, en fin de compte.  Carl n’avait pas suivi les traces de son père; il n’était pas devenu le virtuose qu’il aurait pu, qu’il aurait dû être.  Ce n’était pas le talent qui avait manqué, mais la volonté, la persévérance, la discipline…

Oui, Carl l’avait déçu, et il lui en avait longtemps voulu de se contenter d’une petite existence médiocre d’avoué de notaire, musicien à ses heures dans un orchestre amateur local.  Il avait été trop mou, trop permissif avec ce garçon.  Si seulement il avait su le secouer, serrer la vis au bon moment…

Mais Carl était son fils et il l’aimait de tout son cœur.  Avec le temps, ils s’étaient beaucoup rapprochés, et ce fils raté, mais aimant faisait maintenant la joie de ses vieux jours.

Il se concentra pour se remémorer tous les beaux moments qu’ils avaient vécus ensemble.  Les premiers mots de Carl – avait-il dit « maman » ou « papa »?  Ses premiers pas.  Sa première paire de patins.  Sa première bicyclette.  Son premier violon.  Les vacances à la plage.  Les pique-niques.  Les anniversaires.  Les réveillons.

Pour l’instant, rien ne lui venait.  Tout était flou; tout se mêlait dans son esprit.

Mon Dieu!  Même le visage!  Il ne parvenait plus à se faire une image précise du visage de son fils!

Son regard croisa son propre reflet dans la glace, et il poussa un profond soupir.  Bien sûr, c’était lui en plus jeune : Carl lui ressemblait trait pour trait.

C’était embêtant, ces trous de mémoire, mais il n’y avait pas lieu de paniquer.  C’était un effet secondaire des médicaments; le médecin l’avait prévenu de cette possibilité.

À moins que ce ne soit l’infirmière?…  Où traînait-elle, celle-là?

Il avait faim et soif, et envie d’aller au petit coin.  On n’était pas servi, dans cet hôpital.  On vous laissait crever tout seul comme un chien.

Il pressa le bouton d’appel avec frénésie.  Quelques secondes plus tard, une jeune infirmière rondelette et rougeaude arriva au pas de course, tout essoufflée.

« Vous avez appelé, Monsieur Picard? »

J’ai faim!

Mais… vous avez déjeuné, tantôt!

Décontenancé, il hésita un peu avant de répondre.

Ça se peut…  J’ai soif!

Vous avez de la bonne eau fraîche juste ici, à côté de vous…

J’ai envie!

L’infirmière soupira, esquissa un sourire résigné et aida le vieillard à se lever, à se traîner jusqu’aux cabinets et à s’asseoir sur la lunette.

C’est correct, vous pouvez fermer la porte, astheure!

L’infirmière se retira et, pendant qu’il faisait ses besoins, elle lui lança à travers la porte : « Monsieur Baudoin a encore appelé pour vous, hier soir…  Y veut savoir quand est-ce qu’y peut passer vous voir. »

Monsieur Baudoin?…  Connais pas!

Mais oui, vous savez, votre ancien collègue, là…  Celui qui travaillait avec vous au bureau d’avocats…

D’abord, c’est pas moi, c’est mon fils Carl qui travaille dans un bureau d’avocats…  En plus, c’est même pas un bureau d’avocats : c’est une étude de notaires.

Bon…  J’ai dû me tromper…  Mais j’y dis quoi, moi, à Monsieur Baudoin?

Dites-lui que…  Ah! d’la chnoute!…  J’ai fini!

L’infirmière ouvrit la porte des cabinets, aida le vieil homme à faire sa toilette et à regagner son lit.

Tout en retapant son oreiller, elle le gronda gentiment.

Vous êtes pas un client facile, vous…  Vous voulez rien dire, hein?  Vous gardez tout en dedans…  C’est pas bon, ça, Monsieur Picard : les émotions, y faut que ça sorte, de temps en temps!..

Ça, ma petite fille, c’est moi que ça regarde!  À mon âge…

Bon, bon, vous avez raison : excusez-moi, c’est pas de mes affaires…  Est-ce qu’on peut faire d’autre chose pour vous?

D’une main hésitante, il pointa le baladeur sur la table de chevet.

Est-ce que vous savez faire marcher ce truc-là?

Bien sûr!  C’est facile, regardez : on met les écouteurs, on appuie ici, on règle le volume comme ceci…

Déjà, il ne l’entendait plus : La Mer de Debussy l’emportait dans ses roulements de vagues vers l’infini.

L’infirmière s’était retirée discrètement, laissant le vieillard se délecter des musiques qui avaient rythmé sa longue existence.

Tout compte fait, Carl ne s’était pas trompé en lui offrant ce gadget pour son anniversaire.  Le son qui émanait de ce minuscule appareil était étonnamment pur et profond à la fois.  La musique allait donc pouvoir égayer ses derniers jours.

À cette pensée, il fut parcouru d’un long frisson.  Il savait que l’échéance approchait inexorablement, mais il ne pouvait s’y résigner.  Maintenant qu’elle paraissait toute proche, l’idée de sa fin l’effrayait.

Il reporta son attention sur la musique et ferma les yeux.

Les délicates touches orchestrales du maître impressionniste avaient toujours eu sur lui un effet enivrant.  Debussy avait su évoquer la mer comme personne avant lui ni après, en la transcendant et non en l’imitant; en donnant à entendre le chant des vagues plutôt que leur bruit.

Il se sentit glisser dans l’élément liquide; glisser jusqu’au fond des abysses; jusqu’à perdre le souffle et même l’envie de respirer.  Il se sentait merveilleusement libre, dégagé de tout…

C’est alors qu’une paire de mains se saisit de ses écouteurs, l’arrachant brusquement à sa rêverie.

Le jour se fit aussitôt et il vit avec stupéfaction apparaître devant lui une femme plus très jeune, assez corpulente, au menton affaissé, aux cheveux blondasses et frisottés, qui avait dû être jolie, mais que la soixantaine n’avait pas épargnée, et qui lui souriait benoîtement.

« Tu sais le faire marcher, maintenant », lui dit-elle; « c’est bien! »

Vous êtes qui, vous?…

Papa!…  C’est moi, Carla…  Ta fille!

Carla?…  Ma fille?…

Il avait donc une fille?  Il fit un effort surhumain pour s’en souvenir, mais en vain.

Où est Carl?…  Où est mon fils?

L’inconnue se mit à pleurer à chaudes larmes.

Mais, papa, t’as jamais eu de fils!…  C’est moi, Carla, voyons!…  Ta fille unique!

Il la regarda en plissant les yeux.  Il se sentait pris de vertige, tout à coup.  Il ne comprenait pas le sens exact des mots qu’elle employait.  En même temps, son visage lui paraissait étrangement familier; mais où avait-il bien pu la croiser?…

« Papa!…  Mon petit papa!…  Réveille-toi, je t’en supplie! »

À présent, elle l’avait agrippé par les épaules et le secouait comme un prunier, au rythme des sanglots qui l’agitaient.  Ils semblaient danser ensemble un ballet dont on n’aurait su dire s’il était comique ou macabre.

« Aïe! » s’écria-t-il; « vous me faites mal! »

Elle cessa aussitôt de le secouer, mais le saisit à bras le corps, et lui couvrit le front et les joues de baisers mouillés de larmes en répétant « papa… mon petit papa… »

Même si l’étreinte n’était pas désagréable en soi, le vieil homme en ressentit un profond malaise et repoussa la femme, doucement, mais fermement.  Il aurait bien voulu lui être agréable; toutefois, elle paraissait attendre de lui quelque chose qu’il ne pouvait lui donner.  Néanmoins, en la regardant pleurer, il sentit poindre en lui un sentiment diffus de culpabilité qu’il ne parvenait pas à s’expliquer.

Il était incapable de raccorder le réel avec ce qui se produisait à l’instant.  Le brouillard s’épaississait de plus en plus.

Qui était cette femme et que lui voulait-elle, à la fin?…  Sa fille?…  C’était absurde : il n’avait jamais eu de fille!…  Où était Carl, son fils, et pourquoi n’était-il pas auprès de lui?

La femme sanglotait toujours devant lui, le visage enfoui dans ses paumes ouvertes.  Il en éprouva un mélange d’agacement et de gêne.  Allons!  Il fallait en finir.  Cette femme était folle, à n’en pas douter.

Il s’aperçut qu’il tremblait de tous ses membres.  Il avait besoin de se calmer.  Peut-être que s’il faisait comme si elle n’existait pas, elle allait finir par s’en aller?  Oui, c’était sans doute la meilleure solution : cesser de lui prêter attention afin qu’elle disparaisse.

Il coiffa de nouveau les écouteurs, referma les yeux et se replongea dans Debussy.  Un sourire béat éclaira son visage et, bientôt, il oublia tout à fait la présence insolite qui était venue troubler momentanément son repos.

Les derniers reflets du jour faisaient danser des milliers d’étincelles sur les vagues de la mer, et il y voyait autant d’instants heureux, de baisers volés, d’éclats de rire et d’élans amoureux, de jeux et de festins, et de paysages splendides et de réveils joyeux.  Il y voyait les crépitements de la vie même, dans toute sa plénitude, et tout ce qui en fait la beauté et le prix.  Les cordes sous l’archet vibrant tout contre lui.

Et, au-delà, le voile effroyable de la nuit.

***

Pascale Cormier est née deux fois, la première à Sainte-Foy et la seconde à Joliette. C’est après sa deuxième naissance, à cinquante ans, qu’elle a commencé à écrire des livres. Elle en a publié quatre à ce jour, trois recueils de poèmes et un conte, aux Éditions de l’étoile de mer.

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