Liminaire. Les correspondances

Par Ève Marie Langevin

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Là où la musique s’arrête, la barbarie commence.

Jean-Paul Daoust, 2018

À l’instar aussi de Jean-Pierre Jouve (1945) qui procède d’abord…

avec humilité en disant que nous ne savons pas ce que c’est la Poésie, et que tout poème, s’il est vrai, demeure mystère. De même que nous ignorons, en somme, ce qu’il y a dans la Musique et ce que la symphonie la plus célèbre dit à notre âme, ou encore ce que notre âme dit à travers la symphonie célèbre.

Il me semble avoir entendu dans mon enfance que les « voix de Dieu sont impénétrables ». Et si nous remplacions le mot, la foi, le concept « Dieu » par « conscience », cela résonnerait-il plus en nous, comme la poésie et la musique résonnent encore en soi, cette expérience de l’Un, clé de voûte de notre société, comme le prétend Bonnefoy (1972-1990) ? Certaines recherches neurologiques en noétique
semblent le suggérer, mais là n’est pas notre propos dans la technique de la chose. Non, c’est plutôt que dans nos rêveries intempestives, on se demande ce qui fait qu’on communique spontanément ou non avec l’Éternel (avec un grand E, il va de soi) et la plupart du temps de façon tellement inattendue… ET qu’on attend encore qu’une œuvre d’art nous transporte immédiatement dans l’au-delà, dans l’Indicible, des mots au-delà des mots…

la musique commence là ou s’arrête le pouvoir des mots

Richard Wagner, ad 1858

 

mais aussi des sons au-delà des sons, et parfois, plus rarement (?) des images, des couleurs, des formes, des mouvements au-delà du mouvement… Pour paraphraser un texte phare de notre littérature, il semble que les temps du conceptuel soient (vraiment) terminés. Le public va-veut attendre autre chose de l’art et en particulier de certains arts, comme la poésie et la musique, intimement liés et affaires de « transcendance relativement voilée » (Jouve), comme on l’a vu ou verra dans ce numéro : « la poésie [comme la musique] est une pensée – un état psychique – d’agglutination, c’est-à-dire que des tendances, des images, des échos de souvenir vague, des nostalgies, des espérances, y apparaissent en même temps collés ensemble, provenant de hauteurs tout à fait différentes », triviales, séculaires, divines. Les auteur.e.s de ce numéro en font spontanément largement écho dans cette section. Je dirais que le thème de la « beauté » – attention de ne pas confondre avec le (faux) esthétisme de notre monde– est plus caché dans ce numéro, peut-être parce les générations des modernes et nous depuis elles, avons été férocement contre, jusqu’à un étrange (pour moi) nihilisme. Je me souviens d’une réunion avec les membres du comité de rédaction de la revue d’art Esse, à la fin des années ’90, alors que j’étais la plus jeune artiste avec une pratique très peu affirmée, réagir très négativement lorsque que j’eus le malheur de prononcer ce mot tabou de la « beauté ». My God, ai-je dû prendre mon trou !!… jusqu’aujourd’hui (toute une sortie du placard !). Or, le mot revient en force. Autre temps, autres mœurs et autres féroces besoins… Et il est vrai, qu’aujourd’hui comme hier, comme le disait Platon (?) « que la musique adoucit les mœurs »… « Cette expression implique que la musique aurait un effet sur les mœurs par ses vertus éducatives et apaisantes ». Certaines musiques, comme certaines poésies « nous ramènent à notre centre, à notre souci central, à une question métaphysique. Le souffle pousse, monte, s’épanouit, disparaît. » (Jaccottet, 1984).  Ainsi va la vie aussi… Mais encore : « Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l’illimité deviennent visibles en même temps, c’est-à-dire quand on voit des formes tout en devinant qu’elles ne disent pas tout, qu’elles ne sont pas réduites à elles-mêmes, qu’elles laissent à l’insaisissable sa part. » Un thème sur lequel nous aimerions revenir au cours des prochains numéros… (bienvenue aux auteur.e.s de nous en confier quelques mots à l’oreille)… Dans le champ sémantique des auteur.e.s que nous soumettons à votre bon plaisir dans le texte qui suit,  « Harmonie et Cadavre exquis », le mot qui revient le plus souvent est « harmonie », et ce n’est certainement pas un hasard.

L’expérience poétique n’est ni du côté de l’intellect, ni du sentiment émotionnel – mais vient d’ailleurs, c’est cet ailleurs, où seul il est possible de vivre authentiquement, que la poésie nous apprend à reconnaitre – et c’est pour cette raison qu’elle si nécessaire. […]

L’orphisme, mêlé au néoplatonisme, nous rappelle au souvenir de cette harmonie profonde à laquelle nous aspirons tous – situation où l’âme du monde, celle de l’homme, celle des animaux et celles des choses sont liées d’une façon réelle. Telle est l’une des sources fécondes de la poésie […]

Ce que Heidegger a ainsi reconnu, c’est que la poésie, loin d’être une façon de faire des vers plaisants, de jouer avec les mots, d’exprimer ses souffrances et problèmes psychologiques, nous dit quelque chose d’absolument essentiel quant à notre propre être et à la possibilité de vivre ensemble sur cette terre. […]

Notre temps est empreint d’une haine qui se marque par le règne absolu, totalitaire même, de l’efficacité, de l’absence de toute écoute du rythme du monde. Notre monde est construit pour que la poésie soit inaudible. Il la hait… car elle le menace en sa racine. Et désormais la seule en cette situation.

Elle est la seule provocation réelle et donc le seul contrepoison conséquent. Pour elle, ce qu’on nomme – aveuglément – le monde du progrès, de la liberté triomphante, et du triomphe de la raison n’est qu’un monde mort, un monde de morts. Ou plus précisément : un monde sans mort et donc un monde sans vie. Un monde où la mort n’a plus cours. Ou la vie n’a plus cours. Un monde uniforme et uniformisé. Qu’il faut encore et toujours mieux uniformiser. Un monde surtout sans la poésie. Un monde esthétique. Un monde de plus en plus esthétique où doit régner le confort de la médiocrité assurée.

Pierre Rabhi, 2008

Mais pour l’heure, d’autres correspondances entre musique et poésie sont à faire.

 

Horizontalité et verticalité

D’intéressants parallèles peuvent être établis, plus techniques ici, entre la musique et la poésie : l’horizontalité et la verticalité.

Si la musique se fonde sur des répétitions, c’est que, comme le langage, elle se prolonge dans le temps. Pourtant alors que le langage au sens strict est purement linéaire, c’est-à-dire horizontal, la musique est à la fois horizontale (mélodie) et verticale (harmonie); même s’il n’y a pas de polyphonie, il y a des harmoniques (résonances de plusieurs sons dans une seule note).

Jean-Pierre Longre, 1994

Ainsi, même la musique la plus manifestement linéaire (la mélodie calquée sur des paroles : chants, récitatif…) infère des harmoniques (comme dans la partition de Jacinthe Laforte dans cette section) ou de la polyphonie, donc de la dimension verticale.

Cet aspect pluridimensionnel de la musique semble marquer une différence importante avec le langage des mots; toutefois il est possible, quoiqu’en pense Wagner, d’opérer un rapprochement avec la poésie jouant sur les connotations et la polysémie : le sens premier des mots en recouvre d’autres, ce qui donne naissance à des images diverses comparables aux harmonies plus profondes d’un son.

En outre, certains essais poétiques utilisent d’une manière plus formelle les dimensions horizontale et verticale qui rappellent un peu les partitions musicales. Ce sont des acrostiches :

 

L’ombre de la très douce est évoquée ici,

Indolente, et jouant un air dolent aussi :

Nocturne et lied mineur qui fait pâmer son âme

Dans l’ombre où ses longs doigts font mourir une gamme

Au piano qui geint comme une pauvre femme

                     Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou, ad 1915

 

Ou encore des expériences plus particulières telles que des poèmes de Jean Queval du mouvement surréaliste français OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) qui faisait des poèmes en alexandrin en colonnes, rappelant aussi, par sa forme, les partitions de musiques et les principes « alluvionnaires ou boule de neige » (Queval, 1973) de certaines musiques : avec un « poème [qui] se lit donc verticalement, dans sa totalité, mais aussi verticalement, si l’on considère chaque partie détachée, qui forme en elle-même un sonnet. » (Longre)

Au Québec, des poètes comme Gilles Hénault (l’un des fondateurs de la revue) ou Paul Chamberland, ont aussi exploré la graphique des poèmes, sous forme de calligrammes ou autres. Le poème « Vol 817 » de Hénault (ad 1968) est écrit à la machine à écrire dans la forme visuelle du dessin d’un avion. Certains autres de ses poèmes dans une série appelée « Cryptogrammes » explorent aussi le (non)signifié dans son livre « Poèmes. 1937-1993 » aux éditions Sémaphore (2006) avec de graphies inventées, jouant avec la verticalité et l’horizontalité que suggèrent des « lettres » et des symboles parfois proches de la graphie chinoise ou alchimique.

Dans le même sens, certains critiques ont établi une distinction similaire entre musique et cinématographie : « Le film tient à une dissymétrie du temps musical et du temps cinématographique. L’aria de Mozart est en quelque sorte du temps ‘vertical’, suspendu, en profondeur, qui participe de l’éternité; elle s’oppose absolument au temps ‘horizontal’ chronométrique, du cinéma, et d’autant plus que l’on multiplie images, changements de plans, etc. » (Marthe Robert, 1979)9.

Réminiscences

Par ailleurs, quelques auteur.e.s de chansons ou nouvelles dans ce numéro, dont Cormier, Rusu, Léveillée, Gagnon abordent les réminiscences de musiques ou de chansons de jeunesse ou d’une autre période de vie et nous font voyager avec vous, lecteurs, lectrices, dans le temps. On oublie aussi souvent que le chant forme la primitive parole de la prière : les chants du monde furent sacrés, spirituels, religieux (surtout, d’abord ?… autre belle question…) −comme la danse (Sullivan, 1948)10 et il est indéniable que la musique religieuse a joué un rôle prépondérant dans l’histoire de la musique en Occident, et plus récemment dans la tradition chrétienne notamment, dans les messes. Bien avant, il y eut les chœurs grecs au théâtre à une époque où ce dernier avait une vocation sacrée… Et bien avant encore, la musique ou la cadence des tambours a joué un rôle mystico-religieux ou érotique en facilitant l’entrée de l’humain dans le monde des divinités, avec et dans un monde magique par la danse… tout comme la poésie qui peut être aussi un art de l’incantation, de l’évocation des mystères du monde sensible, de ce qui nous dépasse ou qui nous protège contre la mort.

Mémoire du son

Plus près de nous et depuis au moins l’Antiquité grecque, il y a la qualité fondamentale de la musicalité des sons de l’écrit littéraire, incluant, au Moyen Âge occidental, la poésie et la chanson des troubadours, troubadouresses (ou trobairitz) et des trouvères. Selon Longre (1994), le chant humain précède la musique et la poésie. On pourrait sans doute remonter aux oiseaux…  Quoi qu’il en soit, la versification et la mélodie rythmée auraient d’abord été un moyen mnémotechnique (Longre, 1994) chez les jongleurs du Moyen Âge : dispositions des rimes classiques, plus évidentes, ou assonances et allitérations plus cachées et de leur rythmique autant dans la poésie que dans la chanson populaire, quoique différemment, sans parler bien sûr du théâtre musical. Ces liens étroits stimulent la mémoire et l’imagination comme notamment le poème de Pesant dans ce numéro, tout comme de forts anciens classiques … Voici quelques poèmes écrits par des troubadouresses, toutes anonymes, ad 1150 :

Ja de chantar (Jamais je ne devrais avoir envie de chanter)

Jamais je ne devrais avoir envie de chanter

Car plus je chante

Et plus mon amour empire;

Car plaintes et pleurs

En moi s’installent;

Car en male merci

J’ai mis mon cœur et moi-même

Et si bientôt il ne me retient

J’aurai fait trop longue attente.

Si j’en avais quelque bien je vous rappellerai

en chantant

Que j’avais votre gant

que je vous dérobai en grande crainte;

Puis j’eus peur que vous y trouviez dommage

Auprès de celle qui vous retient

Ami; aussi moi sur-le-champ

Je vous le rendis, car je crois bien

Que je n’ai nul pouvoir en cela.

Traduction de l’occitan (langue d’oc) par Gérard Zuchetto, Les éditions Troba Vox, avec l’aimable permission de l’éditeur Analekta11.

Les cantilènes que Pesant évoque dans cette section sont très anciennes, ayant précédées et inspirées les gestes et chansons de geste.

Au Moyen Âge, on observe aussi ces phénomènes sonores dans la littérature, dont celle de Rabelais dans ce plus que célèbre passage du « Quart-livre » (1552):

Lorsque elles eurent fondu toutes ensemble, nous entendîmes hin, hin, hin, hin, his, tic, torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bon, bon, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr, on, on, on, on, ououououon, goth, magoth, et je ne sais quels autres mots barbares; et il disait que c’était ce qu’on perçoit de la charge et du hennissement des chevaux au moment du corps-à-corps

Onomatopées, allusion aux sons animaux ou du quotidien ou autres jeux sonores toujours présents dans la poésie contemporaine, comme chez Rae Marie Taylor (2016)12 :

Survivante

[…]

Oumpf !

Tu la prends par les cornes et tu la planques à terre

Voum !

Encore

et tu la planques

tu lui tords le cou

Encore

encore plus tordu

tord à tout rompre

à tout casser

Plus fort !

le cou tordu

serré

twisted

cracking

SNAP

    SEC

corps rompu

Toi

les cornes dans les mains

la tête qui pend

le caillou de corps à tes pieds

Quels sont les voix, les silences, les bémols des femmes ? Et d’aujourd’hui ? comme Lepage nous le demande aussi dans ce numéro ?

Et comment ne pas songer au tautogramme, vers en écho ou jeu d’homophonie pure des poètes et écrivains de l’OuLiPo qui manœuvrèrent aussi de manière fort singulière la musique, les sons et les rythmes des mots, comme Jean Lescure (1970) :

Poème pour bègues

À Didyme où nous nous baignâmes
les murmures de l’Ararat
cessaient de faire ce rare ah !
leçon sombre où brouiller les âmes.
Même et marine Marmara
tu tues un temps tendre à périr.
L’âme erre amère en des désirs
qui quitte enfin un art à rats.
Couvrez vraiment l’été, ténèbres !
Terre, tes ruines sont songeuses.
-Pour pourrir rire est une heureuse
Ruse, uses-en ô l’ivre de tes fûts funèbres.

Et voici dans la même veine, un autre extrait de Hénault (1977-1984)13 :

Fatrasie

Si tu le tues

Je t’occis aussi

Qui veut la paix

prépare la paix

Le chauve sourit

à la chauve-souris

[…]

La poésie s’observe aussi dans ses jeux de longueur de syllabes dans ses vers et ses couplets et dans ses rimes, assonances et allitérations ou répétition. Il suffit de nommer comme exemple le classique de Nelligan « Soir d’hiver » (1903), pour sa métrique et sonorité parfaite, tant repris en chanson et autres. Un autre de ses poèmes, un peu moins connu, illustre aussi ce type de travail sonore et dans un propos sur la musique dans « Musique funèbre » (1896-1899) :

Quand, rêvant de la morte et du boudoir absent

Je me sens tenaillé des fatigues physiques,

Assis au fauteuil noir, près de mon chat persan

J’aime à m’inoculer de bizarres musiques,

Sous les lustres dont les étoiles vont versant

Leur sympathie au deuil des rêves léthargiques.

J’ai toujours adoré, plein de silence, à vivre

En des appartements solennellement clos,

Où mon âme sonnant des cloches de sanglots,

Et plongeant dans l’horreur, se donne toute à suivre,

Triste comme un son mort, close comme un vieux livre,

Ces musiques vibrant comme un éveil de flots.

[…]

Ah ! funèbre instrument, clavier fou, tu me railles !

Doucement, pianiste, afin qu’on rêve encor !

Plus lentement, plaît-il ?… Dans des chocs de ferrailles,

L’on descend mon cercueil, parmi l’affreux décor

Des ossements épars au champ des funérailles,

Et mon coeur a gémi comme un long cri de cor !…

Dans le même sens, pour l’importance que Verlaine donnait à la musique, citons un autre incontournable, « Art Poétique » (1884) et où le poète fait son bilan des tendances poétiques en cours à la fin du 19e siècle. Outre les rimes sur la chute de chaque vers, on peut à la fois facilement et discrètement y observer ces phénomènes sonores de certains phonèmes à l’intérieur de vers :

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préf
ère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui
pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise
Rien de plus
cher que la chanson grise
Où l’Indé
cis au Précis se joint.

C’est des beaux yeux derrière des voiles
C’est le grand jour tremblant de midi,
C’est par un ciel d’automne attiédi
Le bleu fouillis des claires étoiles !

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la
nuance !
Oh! la
nuance seule fiance
Le
rêve au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Espr
it cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur
Et tout cet ail de basse cuisine !

Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bi
en, en train d’énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?

Ô qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
N
ous a forgé ce bijou d’un sou
Qui
sonne creux et faux sous la lime ?

De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on s
ent qui fuit d’une âme en allée
Vers
d’autres cieux à d’autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleur
ant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.

Plus près de nous au 20e siècle, de nombreux poètes et en particulier des poètes-paroliers comme Gilbert Langevin, ont porté un art de la musicalité rythmique comme ce très fameux « Ouvrir le feu » (1971), probablement inspirateur des meilleurs rap (Rythm And Poetry), hip hop ou slam plus contemporains. Ce poème est d’ailleurs classé parmi les 100 plus beaux poèmes québécois par Pierre Graveline et René Derouin :

Année de malheur où la peur était reine

On trempait son courage dans un baquet de haine
des épines couronnaient le désir dénoncé
l’amour avait des gants pour ne pas se blesser
tous les matins portaient masques de carême
le plaisir se cachait dans un danger suprême
ces années me reviennent avec leurs bruits de chaînes
avec leurs mornes traînes et leurs laizes de peine

qu’à cela ne vache qu’à cela ne chienne
ce fleuve de douleurs apporta la révolte

Ou encore cette musicalité rythmique dans les paroles du groupe de rap Loco Locass, comme dans « Art Poétik » (2000) (sur leur album « Manifestif »), (extrait) :

Je veux être à fleur de mot
Avoir l’eau à la bouche
Coeur cartouche, sang d’encre et gerbe de sens
Je veux être à fleur de mot
Comme un chat guetter l’oiseau-mot qui bat la chamade en moi
Cha-cha-cha
Je veux être à fleur de mot
Tendre la peau des mots-tambours
De cet appeau t’appeler, ma leurreuse amour et ne plus parler
Bla-bla-bla

Ou dans le rap « La perle » (2012) (sur leur album « Le Québec est mort, vive le Québec ! », le Loco Locass (extrait) :

mais tu craques, tu crépites
un feu dans le cockpit
clos comme des huîtres
la parole perle à nos vitres
suce ce suc vite ! c’est la substantifique moelle
de moi le mâle en mal d’un mal épidémique

Plusieurs des poètes présentés dans cette section se sont aussi amusés et ont travaillé en particulier cette dimension sonore de la poésie, chacun à leur façon.

Mais retournons un peu en arrière, avec le surréaliste Henri Michaux et l’automatiste Claude Gauvreau qui ont poussé l’expérience sonore des éléments de base du poème que sont le rythme, le déroulement mélodique du langage poétique et la structure harmonique jusqu’à ses limites afin produire un sens au non-sens hors de la rationalité habituelle, comme dans ces vers de Michaux (1927) :

Le grand combat (extrait)

Il l’emparouille et l’endosque contre terre ;

Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ;

Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais ;

Il le tocarde et le marmine,

Le manage rape à ri et ripe à ra.

Enfin il l’écorcobalisse.

Et avec la langue inventée de Claude Gauvreau, l’exploréen, le poème suivant est aussi classé parmi les 100 plus beaux poèmes québécois (ad 1965) :

Mon olivine

Mon olivine
Ma Ragamuche
je te stoptatalère sur la bouillette mirkifolchette
J’aracamuze ton épaulette
Je crudimalmie ta ripanape
Je te cruscuze
Je te golpède
Ouvre grand ton armomacabre
et laisse entrer dans tes migmags
Ô Lunètophyne
je me penche et te cramuille
Ortie déplépojdèthe
j’agrimanche ta rusplète
Et dans le désert des maquemacons tes seins obèrent le silence14

Les automatistes canadiens-français comme les surréalistes français ont cherché dans l’inconscient et les jeux de hasard l’impact de la poésie et de la musique, tout comme certains musiciens. Longre en fait une intéressante synthèse en décelant deux tendances à la fois littéraire et musicale contemporaines : soit « le hasard et l’expérimentation autrement dit la part involontaire et la part volontaire, la part de l’inconscient et la part de la réflexion, et finalement les deux aspects de toute œuvre d’art que l’on nomme traditionnellement l’inspiration et le travail. » (1994)

Un autre surréaliste québécois incontournable, le poète Paul-Marie Lapointe, qui aimait vanter les qualités d’improvisation du jazz, était « d’une écriture complexe, entre le jazz et le psaume » selon l’éditeur de Typo (1993), comme dans :

Psaume pour une révolte de terre (1964) (extrait) :

[…]

petit homme

irremplaçable petit homme

avec ta faim

et la terreur qui te fuit et te poursuit

psalmodie ô psaumes

silence minuscule

les sublimes s’entourent

coiffés de plumages

d’anneaux

danaïdes

les fleuves coulent

avec eux les villages

ô psalmodie ô psaumes

entre les îles circulent des glas des cargos

plongeuses de nuit passent les vies

soudées aux reins les plus revêches

comme croix à la proie

par le clou par le froid

ô psalmodie ô psaumes

les marées mortelles balancent leurs oiseaux

(musaraignes de la mort

hommes femmes enfants)     […]

Également et de tout temps, autant la chanson « trad » que la poésie moderne et contemporaine établissent des correspondances entre les sens sur lesquels Baudelaire et Rimbaud, notamment, se sont penchés, ces synesthésies (analogies entre les différentes sensations : vue, ouïe, toucher, odorat, goût) qui ont tant intéressé Steiner et dont nous parle aussi Montmory dans son texte pour ce numéro. Baudelaire écrit que « c’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau » (1859), impression, imaginaire, perception, évocation du monde et de soi et fondation des civilisations et des cultures.

La nature

Car n’est-il pas vrai que les pierres et les forêts obéissent à la musique, et domptées par elle, se soumettent comme des animaux domestiques à ses volontés ? (Novalis, 1798)

Vous remarquerez aussi les correspondances nombreuses que plusieurs auteurs de ce numéro ont faites avec la nature. Parmi nos lectures posthumes de poètes, nous aimerions attirer ici votre attention sur un coup de cœur particulier pour la poésie de Guy Lafond (1958), dont voici un extrait qui nous a particulièrement touchés tiré du site Érudit15 :

PAYSAGES

L’hiver n’est que prélude

Aux vertes levées de voiles

Où dort un froid soleil

Dessous…

On dirait un vent muré

Un poing ocreux

La musique haltée

D’un tambour belliqueux

Une meute d’écume

Une menace d’oiseaux

Et la gorge renversée

D’orgues océanes

Au sujet des orgues, je m’en voudrais de ne pas citer un autre des fondateurs de la revue, Roland Giguère, dans un de ses plus célèbres poèmes : « Amour, délice et orgue » (1949), où le poète fait notamment comme jeu connotatif de ces exceptions « scandaleuses » de certains noms de la langue française du genre masculin qui deviennent féminin au pluriel (débat singulièrement actuel au sujet de l’écriture inclusive…)16 :

Amour délice et orgue
pieds nus dans un jardin d’hélices
hier j’écrivais pour en arriver au sang
aujourd’hui j’écris amour délice et orgue
pour en arriver au coeur
par le chemin le plus tortueux
noueux noué
chemin des pierres trouées
pour en arriver où nous en sommes
pas très loin
un peu à gauche de la vertu
à droite du crime
qui a laissé une large tache de rouille
sur nos linges propres tendus au soleil
pour en arriver où
je me le demande
pour en arriver à l’anti-rouille
amour délice et orgue
ou pour en arriver au coeur tout simplement ?

tout simplement.

Et voici un autre extrait de poème de Lafond qu’un des auteurs de ce numéro, Steve Michelin, nous a recommandé :

Orphée depuis toujours cherche en l’œil musicien la foudre déhanchée des ronces nocturnes pour fuir le remugle des scories la soif brumeuse d’une âme écartelée, pour dévêtir le mot et fendre le cœur. Adossé à l’agonie d’un soupir, il descend dans le velours du silence, cueille insouciant l’aile d’une écume affaissée. Là, au seuil de la vision, un chant lové, imprévisible dans l’arc du sourire sans voiles, sans voiles, ni futiles propos.

J’ignore si l’eau court sous l’astre paisible d’une larme oubliée, ou même si coule l’azur sous le chapiteau osseux de la rose des vents. J’ignore quel univers, plus vaste que l’univers, s’infiltre dans l’onde pourpre du chant. L’étoile luit dans l’heure instantanée, et le ciel se multiplie dans le bruissement de feuilles mortes, lovées comme une prière dans l’âtre de parélies.

Enfin, de tout temps dans les arts, et en particulier en musique et en poésie deux tendances se sont affrontées et s’affrontent encore, quoique de nos jours avec davantage de mixité. Il s’agit de la querelle entre Rameau et Rousseau au 18e siècle.

Pour Rameau, la musique est d’une part harmonie, soumise à des lois, et d’adressant ainsi à l’intelligence, d’autre part vibrations, s’adressant au corps, et engendrant ainsi des émotions ou passions par les ébranlements physiques que ces vibrations provoquent. Cette esthétique classique, intellectualiste et sensualiste, fondée sur la théorie cartésienne des passions, s’oppose à la théorie de Rousseau, pour qui la musique, langage du cœur, va directement à l’âme, parle une langue primitive et universelle, est chant et mélodie; l’harmonie est dans ce cas une technique artificielle.

Longre, 1994

Mais passons donc au menu principal, avec des poètes, nouvellistes contemporains et artistes en arts visuels.

Pour continuer à vous les introduire, voici donc, dans le texte suivant « Harmonie et Cadavre exquis », mais aussi pour établir des complicités essentielles à la musique, leurs mots en écho pigés çà et là plus ou moins au hasard.

Entre parenthèses, les références musicales et autres nommées dans les textes qui suivent, ceux qui formeront le grand air multiple de ce numéro sont, en vrac, côté classique Chopin, Janacek, Chostakovitch, Goethe, Brueghel, Mozart, Dvôrák, Rostropovitch, Salvail, Mahler, Debussy, Bach, Beethoven, Schumann (Robert et Clara), Händel, Boulez, Henri, Stockhausen, Cage, Tremblay, Lefebvre, Gagnon, Pärt, Milot; côté populaire Ferrat, Barbara, Moustaki, Reggiani, Boccara, Julien, Lévesque, Cohen; côté jazz : Jarrett, Simone.

Bon voyage et bonne écoute…

Référence

Jean-Pierre Longre. « Musique et littérature ». 1994. Paris : éd. Bertrand Lacoste.

___________

Notes

1 dans « Anthologie du poète  »

2 Yves Bonnefoy, « Entretien sur la poésie »

3 Science de la conscience, réf. revue « Vivre », vol. 16, no 03, janvier 2017

4 En référence au « Refus Global » de Paul-Émile Borduas (1948)

5 Wikipédia

6 Philippe Jaccottet, « La semaison »

7 dans « La Symphonie de la Terre ». Rabhi est aussi fondateur du mouvement alternatif français des « Colibris », plutôt en résonnance avec les projets décrits dans notre numéro sur les utopies concrètes de 2016. Voir

https://www.colibris-lemouvement.org/mouvement

8 Jean-Pierre Longre. Ibid

9 Tiré du livre de J. P. Longre. Ibid

10 Françoise Sullivan, « La danse et l’espoir ». 1948. In « Refus global », Montréal : éd. Mythra-Mythe

11 La Nef, Shannon Mercer, Seán Dagher et Amanda Keesmaat. 2013. « Trobairitz. Poèmes de femmes troubadours ». Éd. Analekta. https://www.analekta.com/album/?la-nef-trobairitz-poemes-de-femmes-troubadours.1743.html

12 Tiré de : Isabelle Duval et Ouanessa Younsi (dir.). « Femmes rapaillées ». 2016, Montréal. Avec l’aimable autorisation des Éditions Mémoire d’encrier

13 Gilles Hénault. 2006.

14 Tiré de « Les Boucliers mégalomanes »

15 Tiré de la revue Voix et Images, volume 4, numéro 2, décembre 1978, p. 193–204 Guy Lafond

16 Voir à ce sujet l’article de Max Fadin au

https://www.erudit.org/fr/revues/vi/1984-v9-n2-vi1394/200437ar.pdf

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