Le labyrinthe comme poème dans « (Intervalle ouvert) » de Irina-Roxana Georgescu

Par Kamal Benkirane

avec une « trame sonore » de références musicales contemporaines (hyperliens) sélectionnées par Anatoly Orlovsky

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Autant le poème offre un regard singulier au lecteur pour l’adopter, autant sa dimension labyrinthique est souvent affiliée à une tendance de dire l’essentiel qui nous échappe. Cette virée entre le son et le sens consolide l’aventure textuelle dans ce qu’elle a d’insondable, à savoir la recherche d’une vérité non définie, l’exploration de la vie dans son volet mystérieux, l’invitation au labyrinthe des sens et à l’inédit lorsque les mots se condensent et fusent dans les parterres de l’oubli. Le texte (Intervalle ouvert) d’Irina-Roxana Georgescu(1) dont nous proposons la présente étude est une tentative de sonder les arcanes du monologue intérieur qui caractérise ce recueil. Nous aborderons donc le « moi poétique », à travers la non-identité du destinataire, ainsi que le monologue intérieur et labyrinthique qui propulse ses questionnements dans la sphère de l’anonyme. Nous interpellerons la spécificité de l’intervalle en étant que le poème enseigne là où il est moralité, et là où il sert, puis nous aborderons l’Ulysse moderne, pas nécessairement celui de Homère, mais plutôt celui dont le voyage marque les profondeurs de l’âme humaine et se heurte aux embûches de la ville moderne.

musique à écouter: Lera Auerbach, « Rêves et chuchotements de Poséidon », poème symphonique pour voix et orchestre composé en 2005 : https://youtu.be/xKFm71EDF9Y

Le moi poétique

Le destinataire dans ce recueil revêt le caractère d’un sauveur anonyme. Sa non-identité chemine à travers les distances, et de par un monologue qui passe pour une invocation, et traduit une identité dans une perpétuelle quête de liberté et d’authenticité.

Cette identité est en quête d’une ombre aux contours flous de l’absence, une recherche qui dépasse la blessure pour pouvoir exister, une invitation à interagir au sein de la vie.

Regarde moi et oublie le déluge // juste

Regarde moi et

Parle-moi  (p. 11)

[à écouter: Alfred Schnittke, Concerto choral no. 1 2e mouvement, 1984: https://youtu.be/CSopZ3y2ERE

La référence au « moi poétique » nous projette vers Les Fleurs du mal(2) de Charles Baudelaire, là où la mise en mots du « moi biographique » s’avère douloureuse et incapable de supporter la réalité et ses déceptions. Ce « moi » chez Baudelaire a toujours été plus torturé que chez ses semblables, car investi d’une quête infinie de la vérité, inventant un mythe personnel pour justifier la déchéance ultérieure. Or, la mise en scène du « moi poétique » dans (Intervalle ouvert) va au-delà de la transfiguration par l’écriture d’une vie déchirée, où l’expression de la sensibilité est très articulée sur la problématisation du «  je » en poésie et comment le mettre en scène. Il a son effet pour cautionner la fuite, sans aucune destination, juste vers l’ailleurs, là où la réalité tourne au mirage et où le poème met en scène la mélancolie de cette découverte. Le « moi » se fait soudain à son tour moins réel, moins conquérant, devenant objet direct de forces hostiles, voire complément de lieu. Il gagne au plan de la signification, déchiffrant l’opacité du monde, et transformant les images en mythes.

Je sens en moi l’arrêt de la folie

Une ivresse surmontant nos os ridicules (p. 17)

La confession est un cri d’identité aussi. Cela veut dire que le poète et le lecteur sont entraînés par le moi qui, aux confins de la maladie, de la folie même, se cherche et s’interroge sur sa propre entité.  [Sofia Gubaidulina, « Holophonie », quatuor à cordes, 2003:

https://youtu.be/ZuIaUZM8_eg?t=3]

Le « moi poétique » dans ce recueil demeure au centre des intérêts d’Irina-Roxana Georgescu. D’abord c’est un moi féminin cloîtré, à la fois fragile et consistant, et qui s’inspire à la fois de la dynamique entretenue entre un univers social insatisfaisant, la quête de passion et le désenchantement récurent et existentiel, cela dans un intervalle où la vie compose avec le silence la symphonie de la solitude.

Arvo Pärt, « Pari Intervallo » pour orgue, 1976:

https://youtu.be/wkoPewE5cpw

L’intervalle comme vraie vie

Dans cet intervalle suspendu entre la vie et la mort / comme une ironie (p. 11)

L’intervalle c’est le tunnel entre la vraie vie et la mort. Un passage où les yeux sont bandés, projetés vers l’inconnu d’une vie en filigrane. On a l’impression de débusquer les mots d’Arthur Rimbaud(3) qui dit : « Nous ne sommes plus au monde, la vraie vie est absente », tant l’idéal d’une vie désenchantée se cantonne dans l’attentisme et l’amertume de la douleur. Cet écart entre deux hauteurs, c’est la lumière qui affronte l’obscurité, les paradoxes qui instituent l’analogie des doutes et des certitudes. Nous en sommes aussi à la différence qui sépare deux personnes, que le silence et l’attente consument en situations interposées.

Je te dis : j’ai hâte à te revoir

Et cette attente se fissure

Bonne nuit alors

(où es-tu vraiment ?)  p. 13

Zbigniew Preisner, musique du film « Décalogue 1 » de K. Kieslowski, partie 5, 1988 : https://youtu.be/qPaTrHSP_X8

Le questionnement est tel que la quête de l’essence de la vie demeure infinie. De là, Irina-Roxana Georgescu brosse ses propres vérités et remet en question les dogmes, et le caractère hautain de certaines vérités, comme si la poésie ne pouvait être réduite à autre chose que le murmure sourd et continu d’un tonnerre éloigné, et dont l’éclair lointain allume les cieux sur les têtes.

Je cherche un point d’appui

Mais les sens s’enflamment (p. 18)

Per Nørgård, Symphonie no. 3, 1975: https://youtu.be/RY0F8D6lIkA

Les sens, c’est le tremplin vers le labyrinthe, et celui-ci est une composante de cet intervalle, et la poésie, dans ce qu’elle a d’intime, mandate ce labyrinthe, condamne à s’y éterniser, comme si la poésie n’est rien qu’une pensée en phase de naître, d’évoluer, un miroir où chaque poète y souffle pour tout contester.

Et cependant on refuse la sortie de ce labyrinthe (p. 23)

Luciano Berio, « Laborintus II » pour voix, instruments et bande magnétique, 1963-5, 1re partie : https://youtu.be/oKP0UvdPyZU

Durant « l’intervalle » se déroule toute une vie, et la tragédie de la vie est déclamée en un intervalle ouvert, un passage vers un autre monde, comme le miroir traversé par le poète et ce, par le voyage qui est projection de l’âme humaine vers la part de mystère qui le fonde.

Ulysse moderne

(Intervalle ouvert) interpelle aussi l’aventure d’un Ulysse moderne du quotidien, celui dont le voyage est un long parcours à travers des monts et des vaux, une plongée en soi-même pour se chercher ailleurs et peut être se découvrir «  autre ». Partir est l’essence même d’exister, et le moment du départ est un moment empreint de la vocation collée à la ville, avec la part d’inconnu qu’on sait. Paul Valery(4) disait : « Un voyage est une opération qui fait correspondre des villes à des heures. Mais le plus beau du voyage et le plus philosophique est pour moi dans les intervalles de ces pauses. »

Arvo Pärt , « Magnificat » pour chœur a capella, 1989:

https://youtu.be/1A6BfyhFSVQ

Ces pauses font les poèmes dans leur apparat existentialiste, elles les livrent à la vérité, les propulsent vers les contrées du bonheur et les laissent siéger entre la réticence et l’indétermination de devoir situer la lumière dans la vie. Elles les livrent aussi à la ville, parchemin des errances, et haut lieu de la méditation existentialiste. La mélancolie prend la posture du regard qui recule, de la pensée qui se laisse ronger par l’amertume de la fatalité. La mélancolie, dans cette conception ulyssienne du voyage, est le vecteur des réverbérations de l’âme, elle est dans la forme générique des villes, comme elle est dans la rue endimanchée.

Une rue de Bucarest reste l’écho de ce dimanche banalisé auquel je me colle (p. 20)

ou encore

À contrecœur, la tristesse que je porte en moi comme une seconde peau, c’est un torrent (p. 22)

Zbigniew Preisner, « La mort de Weronika », musique du film « La double vie de Véronique » de Krysztof Kieslowski, 1991:

https://youtu.be/C4aPgCk9AD4

Partir vers l’inconnu est une motivation essentielle dans le texte d’Irina-Roxana Georgescu, et qui consiste à agrémenter le départ comme étant une possibilité de renouvellement ailleurs pour pouvoir mieux camper son identité dans le milieu désiré.

C’est souvent l’inconnu qui nous attire car on aime se dépasser,

Exigeant parfois l’impossible (p. 24)

Il y a lieu de mentionner que le destinataire inconnu est un élément fertile dans cette quête de l’ailleurs, tant il la fermente et lui tend des possibilités nouvelles pour mieux transcender le silence.

Je suis hors de moi quand tu me parles (p. 24)

Et par-delà cet inconnu qui attire, le moi s’implique encore, errant, féminin, écorché de l’envie de liberté, un moi hors zone, qui frissonne dans la tristesse et l’indétermination.

Györgi Ligeti, « Atmosphères » pour orchestre, 1961:

https://youtu.be/JWlwCRlVh7M

Le poème foisonne de mots urgents. Il est à l’instar de la vie contemporaine, violent, méticuleux et transcendant. L’espace, quant à lui, reflète l’interférence des imaginaires, des expériences, se métamorphosant sans cesse en fonction de ce foisonnement des mots, des lieux et des expériences nouvelles. Et là où le voyage est défilement des saisons, on mentionnera que le texte d’Irina-Roxana Georgescu est émaillé d’une poétique qui rappelle des auteurs, des lieux, des parcours. Il rappelle aussi des blessures profondes, où la possibilité de louer une identité est un questionnement pressant. Il rappelle, notamment, Jean-Paul Sartre(5) qui avait personnifié la cause de l’enfer en jetant son dévolu sur autrui : « L’enfer, c’est les autres », disait-il. Georgescu, quant à elle, interpelle l’absence de l’autre comme enfer, et valide impunément la nécessité de la complémentarité avec l’autre.

L’enfer, c’est l’absence de l’autre (p. 14)

Alfred Schnittke, « Requiem Aeternam » pour chœur et orchestre, 1995 : https://youtu.be/ZiILBZesK3c

Conclusion

Dans ce labyrinthe qu’est le poème, combler l’absence est une quête permanente dans l’entendement poétique de Georgescu. L’espace et le mouvement participent au processus créateur et se placent au cœur du métalangage critique de ce texte. Le labyrinthe est interprété dans le contexte de la dynamisation d’un sujet par la construction d’un monde possible. Il passe par non seulement la quête et la progression, mais aussi par la transgression et la malédiction. C’est finalement un espace en mouvance, débouchant, à travers une nouvelle dynamique de l’écriture, vers un espace traumatique dont les dimensions se relient à la connaissance et au désir de reconquête d’un capital symbolique perdu.

Sofia Gubaidulina, « Offertorium » pour violon et orchestre, 1980 : https://youtu.be/0yEQLKycpew

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Kamal Benkirane, né à Casablanca en 1970, est auteur et professeur, poète primé et éditeur canadien d’origine marocaine vivant au Québec, à Montréal.

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Notes

(1)  Poète d’origine roumaine, a obtenu son doctorat de l’université de Bucarest avec une thèse sur les rapports de la critique littéraire roumaine avec celle de l’Occident. « (Intervalle ouvert) » est son premier recueil de poésie.

(2)  Charles Baudelaire, poète français, né à Paris le 9 avril 1821, auteur du recueil « Les fleurs du mal » qui englobe la quasi-totalité de sa production poétique, de 1840 jusqu’à sa mort survenue à la fin août 1867. Ce recueil rencontra une vive résistance en ce qui a trait à sa publication, et au fait qu’il représenta une atteinte aux mœurs à l’époque.

(3) Poète français, né le 20 octobre 1854 à Charleville et mort le 10 novembre 1891 à Marseille. La densité de son œuvre poétique fait d’Arthur Rimbaud l’une des figures premières de la littérature française. Parmi ses œuvres :  « Une saison en enfer ».

(4) Écrivain, poète et philosophe français, né à Sète le 30 octobre 1871 et mort à Paris le 20 juillet 1945. Parmi ses œuvres : « Le cimetière marin », « La jeune Parque ».

(5) Écrivain et philosophe français, coryphée de l’existentialisme. Parmi ses œuvres : « Le mur »,  « La nausée ».

Références

Aristote. 1980. « La poétique », trad. Dupont-Roc et Lallot. Paris: Seuil.

Baudelaire, Charles. 1857. « Les fleurs du mal ». Paris: Le  Livre de poche.

Georgescu, Irina-Roxana. 2017. « (Intervalle ouvert) ». Paris: L’Harmattan.

Jenny,  Laurent. 1996. « Fictions du moi et figurations du moi », dans (Rabaté, 1996). Paris: PUF.

Rabaté, Dominique. 1996. « Figures du sujet lyrique ». Paris: PUF.
Rimbaud, Arthur. 1873. « Une saison en enfer ». Paris: Le  Livre de poche.

Sartre, Jean-Paul. 1976. « L’être et le néant (réédition) ».  Paris: Éditions Gallimard.

Stierle, Karlheinz. 1977. « Identité du discours et transgression lyrique », Poétique 32.

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