Par Laurence Guénette
Le présent texte est la synthèse d’un travail de recherche plus large que j’ai eu le plaisir de réaliser récemment dans le cadre d’un séminaire de maîtrise de Droit et Société sur le droit chinois à l’UQAM. Le cas chinois a rapidement suscité mon intérêt, tout en coïncidant sur le plan personnel à mon premier contact direct avec Cuba, enrichi de conversations socio-politiques des plus stimulantes. Un constat m’a vite agacée : les lacunes et violations de droits humains observées dans ces pays sont, la plupart du temps, directement associées à la nature de leur régime politique et économique (autoritaire et marxiste, en principe). Inversement, les problématiques de droits humains du Guatemala, du Honduras ou des États-Unis, pour prendre des exemples qui me sont familiers, ne sont jamais condamnées comme corollaires des systèmes démocratiques et capitalistes par la communauté internationale ou les ONG. Bien entendu, la démocratie, l’État de droit (et la constitution) et le respect des droits humains forment un paquet de « valeurs politiques » qui constitue indéniablement le paradigme dominant dans le monde d’aujourd’hui. Le capitalisme également…
Ce « deux poids deux mesures » m’a donné envie d’investiguer la façon dont les régimes cubain et chinois accueillent ces valeurs politiques désormais incontournables. Dans ce XXIe siècle qui, pour l’instant, consacre la domination du modèle de démocratie libérale capitaliste, Cuba et la Chine se retrouvent dans une posture défensive qui détermine en grande partie leurs réponses et leurs réactions. Pression internationale et mondialisation obligent, les deux régimes intègrent progressivement ces concepts à leur discours officiel et par des réformes juridiques, pendant qu’une partie de leurs mouvements sociaux internes brandit également ce lexique comme une revendication majeure dans leur quête de droits et libertés. Néanmoins, les régimes font preuve d’importantes résistances face à ces termes, qu’ils interprètent souvent de façon à les harmoniser à leur projet politique fondateur qui ne confère pas le même sens aux concepts de démocratie, d’État de droit et de droits humains.
Sans vouloir dédouaner les régimes pour la répression violente qu’y subissent des opposant-e-s, les pages suivantes proposent des informations contextualisées sur la réception méfiante des valeurs politiques libérales par Cuba et la Chine, et sur leurs réactions devant les mouvements sociaux internes qui les défient, pour enfin proposer des réflexions liées aux causes de la réticence que démontrent les deux régimes.
La République populaire de Chine
Lorsque le Parti communiste chinois (PCC) prit le pouvoir en 1949, il comptait près de 5 millions de membres enthousiasmés par le projet d’une société plus juste. Ce projet était nourri par la théorie marxiste et par l’URSS qui devint en quelque sorte le « professeur » du socialisme pour la Chine, tant en matière économique que politique. Le projet révolutionnaire fut également développé dans une volonté de se débarrasser du colonialisme et de regagner l’indépendance du peuple chinois. Pour Mao Zedong, la révolution chinoise devait s’accomplir en deux phases : d’abord transformer la société coloniale et « semi-féodale » en société indépendante et démocratique, puis édifier le socialisme. La gestion de la production devait revenir à l’État plutôt qu’à l’entreprise privée, et les moyens de production devaient cesser d’être concentrés entre les mains d’une classe riche, afin de mettre en place la dictature du prolétariat. Celle-ci est perçue comme infiniment plus démocratique que la dictature d’une minorité bourgeoise rendue possible par les révolutions libérales.
La constitution chinoise reflète les fondements idéologiques de la révolution : elle se félicite d’avoir instauré la dictature du prolétariat, d’avoir réussi la transformation socialiste en ce qui a trait à la propriété des moyens de production et d’avoir mis fin au système permettant l’exploitation de l’homme par l’homme. Également, le régime insiste sur la légitimité que lui confère le mandat révolutionnaire accordé par le peuple, et même la responsabilité de protéger la dictature du prolétariat contre les éléments contre-révolutionnaires.
Une conception marxiste des droits s’est rapidement développée, conférant plus d’importance aux droits collectifs qu’aux droits individuels, les premiers ayant préséance dans la prescription marxiste du projet social. Tout de même, la lecture de la constitution offre l’image d’un régime garantissant de nombreux droits, notamment le droit de vote, la liberté d’expression et de culte, la protection contre les fausses accusations, et même le droit explicite d’émettre des suggestions ou des critiques destinées aux organes de l’État. Par contre, l’article 51 prévient que les citoyen-ne-s ne peuvent exercer leurs droits et libertés que dans la mesure où ils ne contreviennent pas aux intérêts de l’État ou de la collectivité, ce qui octroie bien sûr une vaste marge d’interprétation au bénéfice du régime en place. Dès le début du régime, le Parti remplit cette fonction répressive pour protéger la dictature du prolétariat récemment instaurée. Mao écrivait en 1957 que l’« État a pour régime la dictature démocratique populaire dirigée par la classe ouvrière […]. Quelles sont les fonctions de cette dictature? Sa première fonction est d’exercer sa répression à l’intérieur du pays, sur les classes et les éléments réactionnaires […] » (Mao 1967, p.27). La constitution chinoise dès son tout premier article avertit de « l’interdiction de toute perturbation du système socialiste par des individus ou par des organisations ».
C’est pourtant également la constitution actuelle, celle de 1982, modifiée à plusieurs reprises depuis, qui ouvre la voie à de multiples réformes. Le reste du corpus juridique a donc également connu une évolution fulgurante. En 2011, le PCC faisait état de plus de 240 lois promulguées, ainsi que de plus de 700 régulations administratives et 8600 régulations locales depuis la révolution. Les premières réformes juridiques se concentraient sur le renforcement du contrôle social via le droit criminel, puis survinrent des réformes juridiques concernant l’économie, entreprises dans la foulée de la transition vers ce qui est dorénavant qualifié par le régime d’une « économie socialiste de marché ».
En 1998, le PCC promit d’instaurer un « socialist country with the rule of law ». La « démocratie politique socialiste » devait être développée pour intégrer simultanément le leadership du PCC, le peuple dans son rôle de maître de l’État et la gouvernance du pays par le droit. En 2011, la Chine promettait de poursuivre ses efforts dans le sens de la construction d’un État de droit socialiste et d’un socialisme aux caractéristiques chinoises dans le XXIe siècle. Mais selon Amnistie Internationale, l’instauration de l’État de droit en Chine est encore largement hypothéquée par les « ingérences du pouvoir politique dans le cours de la justice ».
Il faut dire que les évènements tragiques de la place Tiananmen en 1989 ont attiré l’attention de la communauté internationale sur les enjeux des droits humains en Chine. Dès lors, dans la foulée de son ouverture économique, il devint difficile et peu souhaitable pour la Chine d’éviter la question, de même qu’inévitable de formuler certaines réponses. En 1991, le régime présente une sorte d’adaptation lexicale, alors que le texte insiste sur les « droits de subsistance », et évoque les « droits humains chinois ». Il en profite pour réitérer ses positions idéologiques et politiques, blâmant l’impérialisme, le féodalisme et le capitalisme pour les violations de droits humains dont ont souffert les Chinois-e-s pendant longtemps. À son tour, la Déclaration de Bangkok en 1993 manifeste la préoccupation de la Chine et de plusieurs autres pays asiatiques face au régime international de protection des droits humains qui « met l’accent sur une seule catégorie de droits à l’heure d’établir des mécanismes de protection » et rappelle que la pauvreté est un obstacle sérieux à l’exercice de tous les droits.
La Chine a beau parler de droits de subsistance, à cet égard la différence avec ce que le régime cubain est arrivé à mettre en place est flagrante. Plusieurs problématiques spécifiques sont gravement préoccupantes : la peine de mort, la torture et les mauvais traitements en détention, la rééducation par le travail et les camps laogai, le Tibet, la répression des Falungong, etc. Les services essentiels sont loin d’être accessibles à l’ensemble de la population et l’écart entre riches et pauvres s’accentue malgré la croissance économique fulgurante. Le régime de Castro pose d’ailleurs un regard critique sur les graves lacunes en termes de droits de subsistance que le régime chinois ne garantit pas à sa population, en plus de sa supposée économie socialiste de marché mise en place depuis plus de vingt ans. D’ailleurs, Hu Jintao reconnaissait en 2007 que « pour la supervision idéologique, nous devrions apprendre de Cuba » (Yinghong 2012, p 198).
Plusieurs mouvements sociaux chinois remettent en question implicitement ou explicitement certains positionnements idéologiques du régime, et font régulièrement face à la censure et à la répression. La plupart de leurs revendications sont dorénavant formulées dans le langage du droit, évoquant des articles de la loi chinoise ou du droit international, et leur argumentaire vise souvent à inscrire leurs demandes dans le cadre de la légalité socialiste. Certains mouvements d’opposition parlent à leur tour de démocratie, de droits humains et d’État de droit, mais en employant ces termes dans le sens libéral occidental qu’on leur connaît. La Charte 08, un important document endossé par de nombreux intellectuels dissidents en 2008, est un exemple éloquent des revendications des opposant-e-s et du vocabulaire dans lequel elles sont formulées ; nouvelle Constitution, séparation des pouvoirs, démocratie législative, liberté d’association, garantie des droits humains, etc. Le Parti a d’ailleurs très mal réagi à cet affront. La Charte 08 déplorait que « la nouvelle Chine née en 1949 proclama que «le peuple est souverain», mais mit en place un système dans lequel c’est le Parti qui est tout-puissant » (Haski 2008). Pour les dissident-e-s à l’origine de ce manifeste, le discours de l’État de droit socialiste ne tient pas la route : le régime est autoritaire, il possède un grand nombre de lois mais n’est aucunement un État de droit.
Le PCC se braque devant ce genre de discours, comme en témoigne la Directive n° 9, un document interne qui offre un accès privilégié aux peurs et aux réactions du régime. La menace perçue par le Parti y est explicitée : elle est incarnée par la promotion des valeurs occidentales qui tente d’« ébranler le leadership actuel et le système de gouvernance socialiste aux caractéristiques chinoises ». Le régime chinois voit en la proclamation de « valeurs universelles » une tentative d’affaiblissement de ses fondations théoriques, et en la promotion de la société civile, une volonté de démanteler le pouvoir du Parti. On note dans les dernières années une « quasi-renaissance maoïste » qui condamne la diffusion de valeurs occidentales libérales, servant les intérêts du PCC pour la défense du système et le maintien de sa stabilité, générant un durcissement de la répression des idées « bourgeoises ». Dans ce contexte, le PCC persécute la « société civile libérale », et la dissidence est perçue comme un acte de traîtrise, plaçant les personnes impliquées dans ces mouvements dans une grande vulnérabilité (Pils 2012, p 7).
La République de Cuba
En 1959, le maoïsme domine en Chine depuis une décennie, l’expérience soviétique se déroule depuis plus de quarante ans, et la guerre froide s’est imposée sur presque toute la surface du globe, à divers degrés. L’Amérique latine connait de vives tensions opposant populations et guérilleros marxistes aux élites nationales liées à l’impérialisme économique états-unien. Cuba, libérée du joug espagnol depuis plusieurs décennies déjà, est dorénavant maintenue dans une grave situation de domination et d’exploitation par les États-Unis, et gouvernée par une dictature militaire. Une profonde violence économique affecte alors le peuple cubain, la majorité de la population étant réduite à vivre dans la misère. C’est dans ce contexte qu’en 1959, Fidel Castro et le Mouvement du 26 juillet, initient la révolution socialiste et prennent le pouvoir. Le Parti communiste cubain (PCC) sera bientôt créé, instaurant des changements majeurs : baisse drastique du prix des loyers, du téléphone, des livres scolaires et des médicaments, des tarifs d’électricité, mais surtout, une réforme agraire au profit des paysan-ne-s, qui impliqua des expropriations de grands propriétaires terriens. Pour les États-Unis, qui y détenaient plus de 60 % des terres arables, la proclamation du socialisme à Cuba est une subversion intolérable qui menace gravement leurs intérêts économiques.
L’embargo imposé par les États-Unis dès 1962 affecta l’île durablement et contribua à sa dépendance économique hypertrophiée face à l’URSS. Quand cette dernière s’effondra, le peuple cubain connut plusieurs années de misère extrême que le régime cubain a baptisées la période spéciale, qui entraîna un grand mouvement d’exil des Cubain-e-s. Les images terribles de cet exil par bateau réprimé par le régime ébranlèrent l’image « romantique » du socialisme des tropiques et attirèrent l’attention de la communauté internationale. La « période spéciale » entraîna aussi des bouleversements au cœur du régime cubain et de la population. L’épisode de crise fit « voler en éclat l’égalitarisme relatif qui prévalait jusque-là », tout en faisant passer « de la marginalité à la norme la transgression des lois relatives à l’économie et à la propriété collective » (Bloch 2011, p. 63). La rigidité du PCC fut mise à l’épreuve et le Parti dut entamer des réformes favorisant une certaine ouverture à l’économie de marché. C’est surtout à partir de cette période qu’il est possible de parler de l’émergence d’une société civile d’inspiration libérale. Le lexique libéral et les valeurs politiques qui s’y rattachent se trouvaient dorénavant au coeur des revendications de la nouvelle dissidence cubaine qui exigeait la démocratie et le respect des droits humains.
Fidel déclarait en 1975 que depuis la Révolution, Cuba avait fait des progrès considérables dans la création et le perfectionnement d’un système juridique « en accord avec les principes marxistes-léninistes », notamment la mise en place des tribunaux populaires dès 1963, laquelle a accéléré le « nettoyage » du système juridique de tous les héritages coloniaux qui le caractérisaient alors. À l’instar de la Chine, Cuba s’est dotée d’une Constitution qui réitère les fondements idéologiques du régime, énonce la légitimité du Parti au pouvoir et prévoit des mesures de protection contre les éléments réactionnaires qui pourraient menacer le régime. Le préambule rappelle le mandat populaire donné au gouvernement avec une majorité écrasante, confirmant son adhésion au projet socialiste. L’article 5 explique le rôle du PCC, avant-garde marxiste-léniniste consacrée comme la force dirigeante de la société qui organise et oriente les efforts communs pour la construction du socialisme.
La constitution cubaine ne donne pas une grande importance aux droits civils et politiques, mettant plutôt l’accent sur les droits collectifs et « de subsistance ». La formulation éloquente fait allusion au contexte antérieur à la Révolution, énumérant les engagements de l’État à s’assurer que « personne n’aura jamais faim, qu’aucun enfant n’aura jamais à mendier dans les rues, qu’aucun malade ne sera jamais privé d’assistance médicale, qu’il n’existera de jeune qui ne puisse étudier », etc. Ainsi, le « modèle de la citoyenneté qui a cours à Cuba depuis 1959 se fonde sur un idéal de justice sociale défini en termes d’égalité socioéconomique » et duquel sont exclus les droits civils et politiques (Bobes 2010, p. 520). La position de défense du régime par rapport à l’envahisseur ou l’exploiteur économique est au cœur du projet révolutionnaire cubain, et par le fait même, au cœur des réticences qu’exprime le régime devant les valeurs préconisées avec insistance par les pays occidentaux et capitalistes, que Cuba associe à l’impérialisme et au colonialisme.
La constitution garantit des droits et des libertés, mais les fondements marxistes-léninistes de la république dite unitaire et démocratique rendent ces droits conditionnels plutôt qu’absolus. Cette divergence dans la vision des droits est aux sources du conflit entre l’État et les défenseur-e-s des droits, l’État tendant à considérer la politique socialiste comme naturellement dénuée de conflits, puisque la Révolution de 1959 et le régime qui en est issu reflètent les aspirations du peuple cubain. Suivant cette logique, la Révolution requiert de la cohésion, ne peut tolérer les déviations qui compromettraient sa sécurité, et doit être protégée par l’État. Le dispositif symbolique d’unanimité fut construit depuis la posture défensive de Cuba contre les menaces et agressions des États-Unis, et forçait l’adhésion à un « répertoire de valeurs politiques » telles que l’unanimité, la fidélité et la confiance absolue en l’autorité du régime (Bobes 2010). Raul Castro, à qui Fidel céda le pouvoir en 2008, changea rapidement de ton et fit preuve de souplesse. Dès ses premiers discours, il reconnut que le régime en place ne fait pas l’unanimité dans la société cubaine et que des changements structurels s’avéreraient nécessaires (Paz et Cruz 2016). Néanmoins, Cuba demeure un régime autoritaire, en forte réaction défensive par rapport aux pressions occidentales en faveur d’un État de droit démocratique.
À l’instar du régime chinois, le Parti communiste cubain n’est pas soumis à la constitution, celle-ci servant plutôt à légaliser et protéger sa mainmise sur le pouvoir. Cette domination du PCC n’est pas encore remise en cause par le régime cubain, nous éloignant de la notion d’État de droit entendue au sens libéral du terme, bien que le régime cubain utilise ce terme. En 2000, le Président du Tribunal suprême populaire proposait au séminaire sur le droit international du commerce et des investissements à la Havane une « affirmation substantielle et définitive : [à savoir que] Cuba est organisée et fonctionne comme un État de droit. La Révolution cubaine […] a organisé et perfectionne continuellement un système ouvert, démocratique et transparent d’accès à la justice ». À cette époque où Cuba procédait à des réformes économiques pour attirer des investisseurs étrangers, l’évocation de l’État de droit réfère à un ensemble de normes et de lois édictées pour assurer la prévisibilité juridique souhaitée par les acteurs économiques dans la mondialisation capitaliste.
Le régime de Castro a rempli ses promesses à plusieurs égards, particulièrement en ce qui concerne le droit à l’éducation et à la santé. Les indicateurs de santé comme l’espérance de vie et la mortalité infantile, ou d’éducation comme le taux d’alphabétisation et la proportion de médecins ou de scientifiques confèrent à Cuba l’un des meilleurs rangs en la matière en Amérique latine et même par rapport à la majorité des pays occidentaux (Roberg et Kuttruf 2007, p. 784). Le régime a également beaucoup favorisé les droits des femmes et la lutte contre différentes formes de discrimination, d’abord raciale et sexiste, et s’attaque plus récemment à celles basées sur les identités de genre et l’orientation sexuelle, dans une perspective particulièrement progressiste par rapport au reste de l’Amérique latine. Cuba jouit d’une image favorable aux yeux de nombreux pays, particulièrement les pays en développement, ce qui s’explique en grande partie par l’ampleur de ses projets de coopération Sud-Sud en matière d’éducation et de santé, déployés dans 97 pays.
Par ailleurs, la situation des droits civils et politiques est loin d’être aussi satisfaisante, et les opposant-e-s du régime, nourrissant des perspectives libérales sur les droits et la démocratie en sont les témoins de première ligne. Il est intéressant de souligner que les premiers protagonistes des mouvements cubains pour les droits humains étaient des sympathisant-e-s de la Révolution, qui adhéraient au projet socialiste mais espéraient davantage en termes de droits et libertés.
Dès les premières années, les comités de défense de la révolution, composés de plusieurs millions de cubains, constituaient selon Castro « la réponse combative des masses au terrorisme contre-révolutionnaire ». Les contre-révolutionnaires étaient fusillés ou contraints à l’exil : on estime qu’entre 3000 et 5000 opposant-e-s subirent ce sort depuis la Révolution (Bloch 2011, p. 84). La souffrance du peuple cubain durant la période spéciale engendra l’apparition de nouvelles critiques du régime, de même qu’une vague d’exils qui donna naissance à de nouveaux mouvements d’opposition, organisés notamment depuis Miami. Cette même période provoqua donc un durcissement des mesures de contrôle social imposées par le régime sur la dissidence populaire. Ni la conjoncture internationale de développement des régimes de protection des droits humains, ni la fin de la guerre froide n’allaient modifier radicalement les stratégies répressives du régime cubain, bien que survint un changement dans les tactiques utilisées contre les activistes en raison du regard de la communauté internationale.
En 2002, le mouvement dissident Proyecto Varela formulait une proposition de référendum national concernant des réformes politiques, économiques et sociales, en s’appuyant directement sur la constitution cubaine qui permet ce genre de plébiscite. Ce mouvement articulait sa mobilisation pro-démocratie à l’intérieur de la légalité socialiste, ce qui n’est pas sans rappeler la stratégie d’une partie des mouvements chinois. Ce mouvement ne fut pas réprimé, mais l’État cubain riposta en organisant également un référendum national, invitant le peuple cubain à confirmer le caractère constitutionnel, intouchable et inébranlable du régime socialiste. Cette réaction eut raison de l’initiative du Proyecto Varela, mais donna lieu à un débat idéologique plus ouvert – bien qu’avec des forces de propagande fort inégales – que ce qui pourrait être espéré du régime chinois contemporain.
À l’heure actuelle, Cuba compte encore des prisonniers politiques, dont le nombre varie entre quelques dizaines et quelques centaines, dépendant des années et des sources. Human Rights Watch dénonçait dans son rapport de 2015 le fait que « le gouvernement cubain refuse de reconnaître l’observation des droits humains comme une activité légitime » et « harcèle, emprisonne et attaque les défenseur-e-s de droits qui tentent de documenter les abus ». Le cadre légal continue d’offrir une protection limitée à la liberté d’expression et de presse, celle-ci devant toujours demeurer en accord avec les objectifs de la société socialiste. La Loi contre la dangerosité pré-délictueuse est toujours en vigueur, permettant depuis 1978 l’arrestation et l’emprisonnement préventifs des individus considérés comme dangereux, sans qu’il soit nécessaire qu’une infraction ait été commise. Le caractère répressif et arbitraire du régime cubain est loin d’être un cas unique en Amérique latine.
Cependant les analystes dénotent qu’au contraire des autres pays latino-américains, l’État cubain confère un caractère légal à ces procédures répressives, donnant « force de loi à l’absence de liberté d’expression » (Bloch 2011, p. 87). Le discours officiel soutient que le régime socialiste cubain est plus démocratique que les démocraties libérales elles-mêmes, une rhétorique semblable à celle du régime chinois. Mais si le déficit démocratique de Cuba a longtemps pu être légitimé par la confrontation qui l’opposait aux États-Unis, le socialisme ne pourra pas indéfiniment remettre à plus tard la démocratie qui fut promise initialement (Paz et Cruz 2016).
Éléments de conclusion et pistes de réflexion
Des enjeux de préservation idéologique…
Les réticences de Cuba et de la Chine à accueillir les notions occidentales et libérales de droit et de politique ont beaucoup à voir avec les fondements idéologiques de leurs révolutions respectives. La perception marxiste du droit et des démocraties libérales est au cœur de ces perspectives, bien que Marx n’ait formulé à l’origine que des réflexions incomplètes sur le droit. Deux éléments fondamentaux doivent être mentionnés. D’abord, le droit était perçu par Marx comme une idéologie prenant part à l’hégémonie capitaliste, provenant des classes bourgeoises pour reproduire les structures de domination. Ensuite, le fait que l’État octroie aux citoyen-ne-s des droits et libertés partait de la prémisse qu’une large proportion de la population est aliénée de ces droits et libertés, et une telle aliénation était attribuable selon Marx à la propriété privée des moyens de production.
N’oublions pas que les marxistes associent étroitement le droit libéral aux régimes capitalistes, proposant dès lors une vision critique du droit. Cela a contribué à provoquer une forte résistance à certains concepts, comme l’explique un auteur chinois : depuis 1949 et pendant un certain temps, « le concept de droits humains n’était pas utilisé dans la Constitution ni dans les lois, et idéologiquement, il était critiqué pour provenir de la classe capitaliste » (Huawen 2011, p. 406). Mao suggérait d’ailleurs une réception prudente des éléments culturels ou politiques occidentaux, issus notamment du siècle des Lumières dans les pays capitalistes. Il prévenait que tels des aliments, « nous ne devons jamais [les] avaler d’un seul trait ou les assimiler sans discernement » (Devilliers 1967, p. 163). Il existe donc une volonté de préservation des fondements idéologiques des régimes dans le sens donné aux termes État de droit, démocratie et droits humains.
Ce souci de préservation idéologique se retrouve également dans la réponse donnée par les régimes cubain et chinois à leurs citoyens dissidents, ainsi qu’à la promotion des valeurs politiques libérales par la communauté internationale. Ces valeurs sont également propagées à travers la coopération et l’aide internationale promouvant explicitement les droits humains, la démocratie et l’État de droit dans le monde entier (Kellogg 2012, p. 60). Cette réalité renforce pour certains régimes la perception que la protection des droits humains est surtout un effort des pays riches du Nord contre les pays pauvres du Sud, dans une attitude impérialiste qui ne manque pas d’accentuer les résistances.
Depuis le début du régime de Castro, la diplomatie en faveur des droits humains faisait partie intégrante d’une stratégie active de changement de régime mise en œuvre par les États-Unis. Le régime cubain ne l’ignorait pas, et dénonçait le caractère très politique de ces pressions pour les droits humains, soulignant notamment que les États-Unis commettaient eux-mêmes de nombreuses violations des droits et entretenaient sans aucun scrupule des relations cordiales avec d’autres régimes autoritaires, notamment la Chine (Ludlam 2012, p. 110). Les analyses démontrent que l’embargo a effectivement contribué aux violations des droits civils et politiques des Cubain-e-s, en plus de les priver de nombreux médicaments, outils médicaux, vaccins et produits de traitement des eaux. Le deux poids deux mesures évoqué au début de ce texte correspond à cette politisation du discours sur les droits humains, qui devient confus et adaptable : on voit ce que l’on veut bien des régimes observés, en fonction de l’idéologie que l’on souhaite appuyer ou discréditer.
Quels droits ? Des priorités opposées
Découlant conjointement des évolutions de la communauté internationale en matière de droits de la personne et de la mondialisation économique, la pertinence de s’impliquer dans la communauté internationale est devenue évidente tant pour la Chine que pour Cuba. Les deux régimes ont répondu à ces pressions accrues en produisant des bilans de droits humains plus ou moins justes et fournissant des réponses plus ou moins honnêtes aux interpellations dont ils faisaient l’objet, dans un effort de relations publiques relativement incontournable. Cette participation contribua à l’insertion d’un certain lexique dans les deux régimes, de même que dans leurs populations. Cuba et la Chine se positionnèrent toutefois en participants critiques des efforts internationaux de protection des droits.
La prépondérance des « droits de subsistance » dans la vision du régime chinois, que nous avons expliquée précédemment, fait écho à une divergence plus généralisée qui a longtemps séparé en deux blocs les droits civils et politiques des droits économiques, sociaux et culturels. Les premiers relèvent principalement de la participation politique et des libertés du citoyen, primordiales dans la philosophie libérale. Les seconds, mieux exerçables sur le plan collectif, renvoient à des enjeux de justice sociale et impliquent que les droits de subsistance soient garantis à tous les membres de la communauté, évoquant le projet socialiste. Ce schisme entre les deux catégories de droits était à l’époque de la guerre froide le reflet direct de la confrontation entre le monde capitaliste et le monde communiste, et se solda par l’élaboration de deux grands pactes de droits pouvant être adoptés séparément.
Cuba et la Chine, qui privilégiaient depuis leurs révolutions respectives les droits économiques et sociaux – ou « droits de subsistance », constataient que la communauté internationale post-guerre froide, dominée par les démocraties libérales capitalistes, favorisait les droits civils et politiques. En 1993, Cuba précisa qu’elle ne partageait pas la définition des droits humains élaborée par les Nations Unies et les Organisations internationales non gouvernementales (OING). Pour Cuba, les pays capitalistes considèrent « être démocratiques en raison de leurs procédures, ressources judiciaires et mécanismes de défense des droits politiques, mais ils abandonnent à leur sort les pans de leur population qui sont les plus dans le besoin » (Estrada et Perez 2016).
Au sein de la communauté internationale, les positions de la Chine et de Cuba ont toujours obtenu une résonance particulière chez les pays en développement, en raison de cette posture de dénonciation de la pauvreté, ainsi qu’en raison de leur passé de victimes de l’impérialisme et du colonialisme. Il faut donc comprendre que la domination qualitative du modèle de démocratie libérale et capitaliste n’a rien de consensuel, même si son questionnement est souvent négligé depuis la fin de la guerre froide. Ce désaccord profond persiste et se manifeste dans les visions divergentes de ce que sont, prioritairement, les droits humains.
Des relents d’occidentalo-centrisme
En plus de la prépondérance des droits civils et politiques que nous venons d’expliquer, un biais réside dans le fait que de nombreux analystes, États et ONG, perçoivent le modèle occidental comme étant incontestablement le meilleur. Il est intéressant de tenter de déceler les idéologies et les postures de domination émanant de l’Occident et du modèle politique occidental, là où l’on n’aperçoit au premier abord que la présumée neutralité du droit ou encore l’évidence vertueuse de la démocratie libérale.
En effet, dans la vision dominante, la démocratie et le capitalisme apparaissent comme indissociables. Réagissant à cette prémisse largement propagée depuis l’Occident, l’ancien Premier ministre chinois Wen Jiabao expliquait que la démocratie est faite de légalité, de liberté, de droits humains et d’égalitarisme, des valeurs qui ne sont aucunement propres au capitalisme. Des auteurs cubains soulèvent le même problème du regard occidental, rappelant qu’il est erroné de croire que l’idéal démocratique suffit comme fondation d’un système juste : il est insensé de parler de la participation politique de gens n’ayant aucun revenu de base, luttant pour leur survie et celle de leur famille (Estrada et Perez 2016).
Plusieurs analystes cubains et chinois mettent en relief les biais et les faiblesses du regard occidental dans l’appréhension de régimes politiques différents. Ce regard biaisé se manifeste entre autres par la politisation du discours des droits humains, et ne fait qu’accentuer les résistances des régimes chinois et cubain à cet égard. Ces relents d’occidentalo-centrisme se conjuguent avec l’héritage amer de l’impérialisme et du colonialisme pour nourrir les critiques de nombreux pays, notamment la Chine et Cuba. D’autres soulignent que la conception antagoniste opposant l’autoritarisme à la démocratie sans davantage de nuances, est stérile, simpliste et réductrice pour une analyse rigoureuse (Balme 2013, p. 104).
Pour conclure, revenons sur les mouvements dissidents. Nous pouvons imaginer, suivant tout ce qui vient d’être évoqué, que les activistes sont discrédités par les régimes qu’ils remettent en question, et facilement qualifiés d’« instruments de l’impérialisme et des agents de la contre-révolution internationale » (Fernandez 2003). Mais quelles que soient les volontés des régimes de préserver les fondements idéologiques et d’adapter les valeurs politiques libérales sans bouleverser le pouvoir en place, les débats ne pourront plus être tus. Les populations chinoise et cubaine, dont la mobilisation et la politisation sont considérablement transformées par l’existence d’Internet et l’inévitable circulation du lexique libéral, continueront de générer des mouvements sociaux dont les partis en place ne pourront pas contenir indéfiniment la vitalité et le potentiel de changement.
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Laurence Guénette est impliquée dans le Réseau québécois des groupes écologistes et le Projet Accompagnement Québec-Guatemala depuis plusieurs années. Elle est actuellement candidate à la maîtrise en Droit et Société à l’Université du Québec à Montréal, et effectue ses recherches sur les relations entre les mouvements sociaux et le droit.
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