Le concert « Souffles » : Du doute à l’affirmation

Par André Pappathomas

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Je vous propose ici l’historique du concert Souffles, présenté à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts à l’automne 2016.  Le but est de soulever quelques réflexions d’ordre musical et social sur l’esthétique et la facture rassembleuse que peut avoir la musique contemporaine.  Comment, lorsqu’elle est affranchie de références historiques, géographiques et religieuses – ce qui la caractérise généralement – elle devient un terrain neuf de convergence d’inspirations.

Descriptif et articulation du projet

Créé à l’occasion du 20e anniversaire des Journées de la culture, le projet réunissait dix chœurs de dix différentes communautés culturelles œuvrant et résidant sur notre territoire. Étaient réunis des chœurs de la Pologne, des Philippines, de l’Ukraine, du Congo, de la Roumanie, de la Syrie, du Rwanda, du Madagascar, un ensemble du Nunavik et un autre, représentant les pays de l’Amérique Latine. En tout, plus ou moins 250 chanteurs auxquels se sont joints les solistes et choristes professionnels de l’Ensemble Mruta Mertsi et six musiciens (vous trouverez une liste complète des crédits en fin d’article.)

L’inspiration première de ce projet était fondamentalement musicale et liée aux langages pour ce qu’ils comportent de consonances et de caractères rythmiques et mélodiques. En ce sens, la diversité des langues chantées par l’ensemble des chœurs réunis dans ce projet constituait pour moi une frémissante mosaïque vocale, une polyphonie telle une grande agitation intérieure où s’entrecroisaient les plus nettes variations stylistiques.

Aussi, plusieurs sources de réflexions et d’observations portées et développées depuis plusieurs années ont nourri l’ensemble de ce travail. Elles se référaient aussi bien à des considérations d’ordre socioculturel, telle la communication musicale comme phénomène puissant de construction identitaire personnel et social, qu’à des préoccupations d’ordre musical, telle l’instance de la succession des syllabes d’une langue, au moment de la composition des formes et de la mélodie instrumentale.

Le concert

Lors du concert, chacun des chœurs disposait de trois à cinq minutes pour présenter, dans sa langue d’origine, un extrait de son répertoire. Ces courts chants, répartis dans l’ensemble de la pièce, étaient pour plusieurs d’origine plus ou moins inconnue, nous laissant cette impression touchante qu’ils nous dévoilaient des secrets de l’au-delà du monde, de son origine; comme une suite de révélations éphémères, exultantes et merveilleuses…

Inspirée de la consonance de ces chants, de leurs caractères musicaux, ainsi que de la sonorité des diverses langues, l’œuvre vocale visait dans son ensemble la création d’une grande pièce de 70 minutes. Mon travail de composition et de création était donc concentré dans une grande pièce d’ouverture et une grande finale réunissant l’ensemble des intervenants sur scène, et aussi dans les pièces de liaison portées principalement par les solistes et les instrumentistes. Ces dernières étaient conçues afin d’assurer, par des liens tonals ou atonals, de textures ou de caractère, un continuum entre les interventions de chacun des chœurs. Ces courtes pièces de liaison, ainsi que les grandes pièces d’entrée et de fin, étaient dénuées de toute référence historique, géographique ou religieuse et présentaient entre elles une facture cohérente et bien définie. L’ensemble du concert pouvait dès lors s’aborder comme une grande composition comportant 10 mouvements brefs, éloquents et bien distincts… une composition musicale d’une facture propre à la musique contemporaine, proposant chaque culture dans son originalité.

Amorce du projet, textes

Le travail de conception s’est amorcé par une collaboration avec quatre auteurs, essayistes ou poètes d’ici :  Kim Thy, Natasha Kanapé-Fontaine, Yvon Rivard et Laure Morali. J’ai pu trouver auprès d’eux une matière inspirante et riche du sens que suggérait ce grand rassemblement multiculturel. Les grandes pièces du début et de la fin, tout comme certaines entre-pièces, étaient composées à partir de leurs textes.

Le texte de la pièce d’ouverture, de Laure Morali, était interprété en français par une soprano (Janet Warrington de l’ensemble Mruta Mertsi). Les chœurs étaient en accompagnement, murmurant tour à tour, ou en jeu dirigé de superpositions rythmiques et de textures, ce court texte préalablement traduit dans leurs langues :

La terre c’est nous, écoute-la respirer.

Roumanie : Tera suntem noi, asculto respirând. Congo : Mabele ezali biso, yoka yango ezali kopema.

Syrie : Nahnou_L_ard, ismaouha tatanaffas. Philippines : Ang lupa ay atin, dinggin ang kanyang hininga.

Pologne : Ziemia to my, posluchaj jak oddycha. Nunavik : Nunauvurut, aala anirtirijuq naalalauruk.

Rwanda : Isi ni twebwe, umva uko ihumeka. Ukraine : Zemlja tsê mes. sloukhaille jiji dékhannia.

Amérique latine : La tierre somos nosotros, escuchala respirar. Madagascar : Ny tany dia isika, henoy izany, miainà.

Le texte de la grande finale, également de Laure Morali, était conçu en une suite de courtes phrases autonomes. Chaque phrase a été assignée à un des chœurs et acheminée à son chef afin qu’elle soit également traduite dans sa langue d’origine. J’ai, par la suite, travaillé avec chacun des chefs et leurs choristes afin de cerner avec eux le sens poétique de cette séquence de mots et sa conversion en une courte pièce chorale, suivant la forme du « début, dénouement, fin ». Ces multiples traductions étaient potentiellement aussi bien matériau linguistique (compréhensible aux communautés concernées), que  phonémique et donc sonore et musical pour tous les autres. C’est à même cette grande richesse de sources sonores que s’est créée la matière vocale que transportaient les voix pour la grande finale. Le texte original et traduit était à l’endos du programme de la soirée, le public pouvait donc accorder un sens à ce que chantait, tour à tour, chacun des chœurs dans leur langue respective.

Le travail auprès des chœurs

Dès la première rencontre avec chaque chœur, en ajout à la présentation de cette matière textuelle, j’amorçai avec les choristes notre travail de création pour l’ensemble du concert, à partir d’une technique d’improvisation contrôlée pour ensemble vocal que j’élabore depuis plus de vingt ans.

Improvisation contrôlée pour ensemble vocal

Cette technique d’improvisation contrôlée est une approche toute simple du chant d’ensemble, qui prend ses formes rythmiques, ses dynamiques et ses textures à même des consignes précises de direction.  La résultante de l’harmonisation des chants de chacun et la connivence des pupitres entre eux assure l’aspect dramatique des pièces, tout en leur conférant une dimension émotive intrigante et originale. Libérées des contraintes tonales et de l’écriture, les voix deviennent matériaux sonores, le chœur devient lui-même un instrument au potentiel expressif d’une grande profondeur.

Pour moi, il est important que le choriste improvisateur ne soit pas en relation consciente avec l’acte d’improvisation… cela ne doit rester qu’un simple état. Il n’y aura pas de mandat, qu’un sentiment d’existence accru par une succession d’événements autour et en lui. Tant qu’il restera interpelé et relancé par le constat de ces suites de naissances, par ces effusions d’éléments vocaux et sonores, il sera transmetteur d’événements et d’harmonies auxquels s’ajoutera sa propre voix, conductrice de sa sensibilité et de son essence.

Cette technique s’est avérée être au centre même de la création et du développement du prologue, de la grande finale et des pièces de liaison. Les timbres et textures dominant l’ensemble de la pièce en étaient issus. Chacun des chœurs a pu y trouver un terreau inspirant et favorisant des envolées vocales créatrices et exaltantes, bien que toujours lié au caractère vocal propre à leur musicalité.

Assez tôt dans le processus, il m’est apparu évident que lorsque seraient mis en commun les résultats de ce travail de création – avec 10 ensembles aux impulsions et aux caractères aussi typés et distincts – nous arriverions à la création d’œuvres vocales uniques et relativement dissociées de références précises de lieux ou de styles.

Je crois que nous y sommes arrivés… mais cela ne s’est pas fait sans malaises et tiraillements, ni sans inquiétude non plus…

Chants informes

Dès l’amorce du travail en atelier, le phénomène le plus troublant pour les choristes a été l’absence de formes chorales connues ou du moins identifiables. Pour eux, les éléments fondamentaux à tout projet de chant d’ensemble manquaient à l’appel : le refrain, le couplet, l’écriture pour les différents registres de voix, une consonance familière des harmonisations…

Ils étaient soustraits aussi à l’usage de cette habitude consistant à prendre contrôle de certaines parties d’une pièce en répétant les mêmes formes, les mêmes passages, jusqu’à leur acquisition complète. Sans ces éléments familiers, l’appropriation de l’espace chorale est suspendue. Vers où porter sa concentration? Sans l’identification d’une tonalité, comment et avec quoi peut-on s’accorder, et surtout, comment harmoniser les voix entre elles? Ici, la perception elle-même est étonnée, le doute s’installe –ce précieux doute qui, lorsque volontaire, est la marque que l’esprit use de sa propre liberté. Il est aussi une interrogation apportée par le pressentiment d’une réalité différente… Ici, le doute est optimiste, il poussera à la créativité, il favorisera l’intégration de ce qui est nouveau et ne trouvera son apaisement que dans la confiance et la connivence que les choristes finiront par établir entre eux.

Par l’emménagement de ces connivences nouvelles, les choristes ont pu dès lors s’extirper de l’angoisse d’un apparent non-sens harmonique. Ils ont pu retrouver ou reconnaître un univers choral auquel ils étaient maintenant en mesure d’accorder des sens dramatiques ou même anecdotiques. Musicalement, ils pouvaient à nouveau apprécier des effets d’apaisement soudain amenés par la direction, tout comme de grandes envolées chorales… la sensation globale de tension redevenait paisible à volonté… les éléments en cause se liaient maintenant entre eux.

À cette inspiration nouvelle s’est ajoutée l’euphorie de reconstruire, de se recréer un espace de chant, avec la conscience maintenant que celui-ci sera susceptible de contenir simultanément les expressions de chacun; un espace choral à parcourir comme un village, un quartier avec ses chemins nouveaux… et d’en user un peu comme d’un espace théâtral

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Vouloir entrevoir

On peut rattacher à cette expérience de création les conséquences effectives d’un besoin essentiel de connivence entre tous, afin de se sortir d’une impasse. Dès l’amorce de notre travail s’est rapidement imposée la nécessité d’une réadaptation des instincts et des forces, une reconsidération de valeurs acquises. Par nécessité, les fiertés individualistes se rabattent, il y a une réappropriation juste du rapport entre individu et collectif. Tout est potentiellement acte de création.

Au fil de nos rencontres, je sentais s’élever une euphorie créée de la dynamique de solidarité… une occasion rare de regroupement et de mise en commun des instincts. Plutôt que de s’en émouvoir ultérieurement, ces inspirations étaient mémoire immédiate, chants créés illico.  Fait paradoxal, les contraintes rencontrées dès le début du projet ont rapidement créé un monde plus disponible, plus inspiré et curieux… fort d’inspirations nouvelles.

Comme dans toute situation d’incertitudes, de perturbations ou même d’intempéries, on a besoin de l’autre. Cet autre qui nous prolonge… qui porte avec nous le poids d’une contrainte, d’une difficulté Notre irrépressible besoin d’adaptation nous invitera à nous ouvrir à cet autre et à le soutenir aussi, à offrir et avoir la générosité de recevoir. Dans le contexte chantant de composition et d’improvisation qui nous intéresse ici, le don et la réception composent ensemble à peu près simultanément… comme l’arrivée en bloc d’une inspiration prodigieuse. Un souffle nouveau.

Conclusion

Forger de nouveaux modes de pensée et de comportement dont notre monde a tant besoin est une tâche d’une immense ampleur. Elle demandera un apprentissage intense et la participation engagée de plus en plus de personnes. Tout au long du concert Souffles, il y avait devant moi, une humanité… plus ou moins 275 personnes – plus d’une douzaine de communautés représentées – qui avaient décidé que ce concert aurait lieu, que cette grande rencontre aboutirait à la création d’une œuvre nouvelle…

***

André Pappathomas est compositeur, chef de chœur et directeur artistique de l’Ensemble Mruta Mertsi. Il a reçu en 2017 le prix « Artiste dans la communauté » décerné par les Arts et la Ville et le Conseil des Arts et des Lettres du Québec.

Reportages à écouter sur Souffles, avec extraits de musique

https://www.lafabriqueculturelle.tv/capsules/7731/concert-souffles-10-choeurs-au-diapason

https://www.youtube.com/watch?v=qCHBkliL1AY&t=15s 

Participants au concert Souffles

Chœurs :

Le chœur La Muse (Roumanie), Dir. Ioana German

La chorale Boboto (Congo), Dir. Marie-Claire Embae

Chorale Antioch et Projet Sham (Syrie), Dir. Edward Zerbe

Panday Tinig (Philippines), Dir. Paul Imperial

Chor Parafi Sw Trojcy (Pologne), Dir. Wilhem Plodzien

Ensemble du Nunavik, Dir. Lizzie Tukai

Chorale Singiza (Rwanda), Dir. Michel Ntivuguruzwa

Chorale Vidlunnya (Ukraine), Dir. Ivan Gutych

Mision Guadalupe (Amérique latine), Dir. Romeo Elias

Antsa Fitoriana (Madagascar), Dir. Ratsito Harivelo Rajerison

Musiciens et chanteurs :

L’Ensemble Mruta Mertsi

Sopranos : Audrey Côté, Ghislaine Deschambault, Annie Jacques, Janet Warrington

Altos : Marie-Annick Béliveau, Rachel Burman, Anne Julien

Ténors : Pierre Cartier, Vincent Dhavernas

Basses : John Giffen, Clayton Kennedy, Alain Vadboncoeur

Les Vents de l’Iglonthe

Michel Dubeau : Shakuashi, Futujara, Bawu, etc.

Caroline Dupont : Flûtes

Antoine St-Onge : Basson
Mathieu Van Vliet : Trombone

Percussions

Huizi Wang

Piano

Philippe Prud’homme

Création et Direction

André Pappathomas

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