Par Norman Nawrocki, traduit de l’anglais par Maya Nazaruk
La motivation
C’étaient les photos d’actualités en ligne. Des bateaux surchargés, faisant naufrage. Des bras tendus frénétiquement hors de l’eau bouillonnante. Des cadavres de nourrissons rejetés sur le rivage. Le niveau de cette noire mer Méditerranée qui monte toujours plus haut à cause de toutes les larmes des disparus. Tous ces réfugiés désespérés, sans vie maintenant parmi les poissons incrédules : « C’est ainsi qu’ils traitent leurs semblables ? »
Pour ceux et celles qui habitent loin des zones ciblées par la guerre, la famine, le combat et l’inhumanité, ces non-Blancs, non-Européens, non-Nord-Américains sont accessoires et oubliables. Ils représentent les non comptabilisés, les refusés et les abandonnés, sans traces, noms ou rêves mesurables. Aux yeux des détenteurs du pouvoir mondial, leurs destins sont sans importance.
En regardant cette tragédie terrible se dérouler jour après jour, comment pouvais-je, moi, un activiste montréalais et un artiste anarchiste, garder le silence? Je me suis senti interpellé à y répondre, pour mieux comprendre les enjeux et pour aider à arrêter les crimes. En cours de route, je me suis rendu compte que les cris que j’ai entendus de ceux et celles d’outre-mer forcés à abandonner leurs maisons se répercutaient aussi à travers l’Amérique du Nord et ailleurs – cris d’autres personnes expulsées pour des raisons différentes. Des déplacements violents se produisaient dans ma propre ville, dans des quartiers généralement pauvres de Montréal ayant déjà appartenu aux classes ouvrières : Verdun, St-Henri, Hochelaga, Parc Ex. et autres. Les locataires y étaient victimisés par des colonisateurs, propriétaires de condos, qui balançaient des sacs d’argent, indifférents à celles et ceux qu’ils exilaient, déracinaient au cours de leurs gentrifications, un pâté de maisons à la fois, avec de gros profits encaissés infailliblement. Une fois de plus, les victimes ont été perçues par ceux au pouvoir comme étant accessoires et oubliables.
Donc, j’ai fait des recherches, j’ai interviewé des gens, j’ai écrit des textes, j’ai composé de la musique, j’ai produit et j’ai fait paraître un album ainsi que des vidéos axées sur le spoken word et la musique radicale, au titre de Displaced/Misplaced (« Déplacés / mal placés »), tout ceci dans le but de raconter des histoires d’ici et d’ailleurs.
Je voulais réaliser un album (mon 29ème depuis 1986) au sujet de ces problématiques et de leurs conséquences sur les personnes forcées à migrer, déplacées de l’endroit où elles vivaient, quelles qu’en soient les raisons. Je voulais aussi parler de leurs nouveaux débuts, de leurs efforts à entamer une nouvelle vie. J’abordais ainsi les phénomènes de déplacement à travers le monde et de la migration des peuples causée par la guerre, la politique, les persécutions, la pauvreté, le chaos climatique, la famine, le fascisme, la violence domestique, etc. J’ai aussi mis en valeur le combat de ceux et celles qui, tout en étant pauvres et marginalisés, se trouvaient forcés d’entreprendre la voie de l’exil pour des raisons de manque de travail, d’escalade des prix de logements, de maladie, de gentrification, de discrimination liée au capitalisme. Dans chaque cas, les personnes en question n’avaient pas de choix : il fallait faire ses bagages, trouver un nouveau « chez-soi » ailleurs et tout recommencer à neuf. Parfois, ils quittaient avec leur famille, parfois tout seuls. Pour certains, il s’agissait d’un voyage effrayant, dangereux, mortel, de plusieurs milliers de kilomètres entre les continents. Pour d’autres, il s’agissait du passage nocturne d’un refuge pour les sans-abris à un autre.
La plupart d’entre nous prennent pour acquis que nous avons une maison sécuritaire et confortable. Mais que se passerait-il si nous étions déplacés? Que se passerait-il si nous devions trouver un nouvel endroit où habiter – contre notre volonté? Comment peut-on faire face à l’obligation de délaisser sa famille, ses amis, sa communauté ou même sa culture? Que se passe-t-il si nous perdons tout et finissons par dormir dans un édifice abandonné, un bidonville, un camp de réfugiés, dans la rue, sous les étoiles ou sous un pont? Et que se passera-t-il si, à cause de notre apparence ou de notre identité, nous ne sommes pas acceptés, pas compris, si nous devons faire face à des menaces, à la violence? Quand il y a des campagnes pour « nettoyer la ville », « garder notre pays pur », ou encore « garder les immigrants, les indésirables dehors », où vont les déplacés et les itinérants? Est-ce une question d’adaptabilité, de fit, ou est-ce qu’il y a des gens qui se trouvent parfois « déplacés » dans des conditions pires qu’avant?
Mon défi créatif
Mon rôle en tant qu’écrivain anarchiste, musicien, acteur et artiste de cabaret consiste à témoigner de l’injustice, à la documenter et à l’interpréter avec créativité pour faire des suggestions pour la rectifier et disséminer publiquement ce message. Mon défi créatif pour ce projet consistait à saisir et à représenter d’une manière authentique et engageante pour l’auditeur cette expérience commune, universelle et partagée du déplacement forcé, dans diverses circonstances, à travers les cultures et les époques. Peu importe qu’il s’agisse d’un pogrom du 19ième siècle ou d’un projet de récupération du sol au 21ième siècle, je voulais montrer ce que subissent les gens quand ils n’ont pas beaucoup de ressources et se trouvent obligés par des forces qui les dépassent de quitter leur maison. Comment décrivent-ils cette expérience traumatisante et comment pourrait-on transformer leurs mots en poèmes et récits significatifs? Quelles voix actives pourrais-je utiliser pour colorier leurs propos et les porter efficacement à l’auditeur?
J’espérais explorer et refléter le côté humain du déplacement – les problèmes émotionnels et psychologiques dont les personnes déplacées font l’expérience : la peur et la rage, l’espoir et la frustration; mais j’espérais aussi montrer le courage et les ressources intérieures qu’elles trouvent pour vaincre leurs difficultés et pour survivre. Des expériences déchirantes peuvent faire ressortir le meilleur dans ceux et celles qui soutiennent et aident les déplacés grâce à leurs gestes d’empathie, de compréhension, de courage et de compassion. Mais pas toujours.
En tant que polonais ukrainien canadien, fils d’immigrants, je sais ce dont ma famille a fait l’expérience quand ils sont arrivés ici. Le racisme, la discrimination et les problèmes d’argent les ont forcés à tenter d’altérer leur vraie identité. Ils ont changé leurs prénoms et noms de famille dans l’espoir de mieux s’adapter et de trouver du travail. Ils ont souvent vécu dans la peur et dans la frustration qu’ils n’allaient pas réussir. Maintenant, j’entendais les histoires de mes amis en Amérique du Nord qui vivaient dans la peur du prochain projet condo, de la prochaine vague de gentrification. Quand allait-on les évincer de leurs communautés pour les rabaisser au rang des déplacés et mal placés? Comment pourrais-je capter leur anxiété et leur sentiment de vulnérabilité afin de les raconter de façon créative? Quelles étaient les histoires de résilience, de ceux et celles qui se sont remis de ces détours majeurs dans leurs vies?
J’avais prévu d’écrire sur ce thème des poèmes en prose, des monologues, des dialogues intérieurs et extérieurs, des raps, des râles et des nouvelles. Je devais aussi créer des caractères fictifs qui partageraient les rêves, les espoirs et les soucis de ces gens.
À titre de violoniste et vocaliste, j’ai imaginé la création de paysages sonores minimalistes, essentiellement pour cordes, afin que chaque pièce propulse les voix et en améliore la qualité; d’autres instruments seraient ajoutés au besoin. La composition d’une musique censée, au final, soutenir le texte du spoken word est différente de la création d’une musique autonome. Il y a un facteur utilitaire qui détermine le poids et la direction de la musique, notamment le besoin de laisser de la place aux voix et d’aménager un espace où l’auditeur puisse respirer. Cette musique d’ambiance devait donner le ton, créer l’atmosphère voulue et stimuler l’imagination. Le ton devait varier du doux-amer et poignant à l’énergique et au songeur.
En même temps, en tant qu’artiste, j’ai aussi voulu satisfaire mon propre besoin de créer une musique qui serait différente, nouvelle et qui poserait un défi – à moi-même et aux auditeurs. Il y a toujours un risque inhérent au défi d’équilibrer mes besoins et désirs visant la réalisation de quelque chose « hors normes » avec l’objectif de faire de la musique et d’écrire des paroles qui seraient assimilées par un large éventail de publics, dont tous ne sont pas nécessairement familiers avec la musique à message non-commercial.
C’était pour moi l’occasion de comprendre et de répondre d’une façon utile et créative au problème croissant du déplacement des personnes – partout. J’allais mettre un visage humain sur le problème afin de raconter des histoires universelles d’une manière poétique. C’était aussi la première fois en 30 ans de ma carrière d’artiste politisé que je travaillais sur un CD de spoken word qui abordait une condition humaine particulière, et où je pouvais me concentrer sur le contenu émotif – matière encore inexplorée gisant au fond des témoignages publics de déplacement.
À cause de la complexité et de nombreuses couches d’interaction personnelle et sociale entre les déplacés forcés de vivre en mode de crise, c’était tout un défi de condenser, de transformer et de partager la vérité de leurs expériences d’une façon créative et engagée. L’album devait résonner avec tous les auditeurs, qu’ils soient conscients ou non de ces enjeux. J’espérais rejoindre un public concerné par la situation critique des réfugiés et des sans-abris, mais aussi ceux et celles qui, possiblement, n’y pensent pas du tout. Et peut-être, juste peut-être, que ce CD pourrait contribuer à la prise de conscience du public et à la discussion élargie des problèmes abordés, ce qui pourrait même mener à plus d’empathie et de changement.
Mon processus créatif
J’ai commencé à faire ce long album de spoken word, qui comprend 18 plages totalisant 60 minutes, en lisant tout ce que je pouvais trouver sur la migration forcée, le déplacement forcé et le déracinement. J’ai lu sur les Palestiniens à Gaza continuellement déplacés par l’armée israélienne et les colonisateurs sionistes. J’ai lu sur les survivants de la fusion du cœur du réacteur à la centrale nucléaire de Fukushima qui ne pourront jamais retourner chez eux, sur les survivants des ouragans au Texas et au Costa Rica et sur les sans-abris dans ma propre ville. J’ai retenu tout ce que je pouvais sur comment les gens se rétablissent après un désastre, affrontent le stress, se remettent affectivement après un incendie ou après une grande perte, comment ils s’adaptent aux déménagements et comment ils font face à la souffrance. J’ai cherché des personnes à interviewer, celles et ceux qui ont été déplacés récemment pour maintes raisons.
J’ai contacté des amis dans deux groupes: le Montreal Immigrant Workers Centre (IWC, Centre des travailleurs immigrés de Montréal) et Solidarity Across Borders (SAB, Solidarité sans frontières). Le premier organisme défend les droits des travailleuses et travailleurs migrants marginalisés; le deuxième, SAB, est un réseau de défense des droits qui vient en aide aux migrants victimes des injustices du système d’immigration et de réfugiés. Mes amis membres de ces groupes m’ont aidé à rencontrer des réfugiés récents, des travailleurs immigrés et d’autres qui ont partagé leurs histoires et qui m’ont permis de les enregistrer et de les raconter à nouveau. J’ai parlé avec des travailleuses et travailleurs domestiques philippins, avec des infirmières et des chercheurs, avec des demandeurs d’asile algériens et chiliens, des homosexuels indonésiens persécutés, une survivante mexicaine de violence conjugale, des travailleurs étrangers temporaires venant du Guatemala, un organisateur syndical égyptien, des activistes indiens et plusieurs autres. Les entrevues avec ces personnes m’ont aidé à déterminer les voix que j’utiliserais moi-même pour raconter leurs histoires. J’ai vu que le CD pourrait rendre un double service : sensibiliser le public aux enjeux traités et recueillir des fonds pour les organismes. J’en ai donc fait un album caritatif avec tous les profits remis à l’IWC et au réseau SAB.
J’ai interviewé et enregistré des gens dans les bureaux de deux organismes, mais aussi au cours de rencontres fortuites dans la rue; dans les couloirs, sur les lieux de travail de mes sujets; dans un restaurant philippin; au téléphone; avant les répétitions pour un spectacle ou à la pause d’une réunion politique. Sur les enregistrements, il y a des bruits de fond – tables et chaises déplacées, des portes qui s’entrouvrent et qui se ferment, le trafic dehors et les piétons – des sons d’ambiance que je ne pouvais pas couper si je voulais des témoignages en direct. Je les ai gardés. Ils ont ajouté de l’authenticité, du contexte et des textures sonores variées.
Lors du processus d’entrevue, j’espérais trouver un dénominateur commun entre les gens forcés de quitter leurs maisons pour diverses raisons. Quelles épreuves ont-ils traversées? Comment y font-ils face? Quelles sont leurs émotions? Parfois les gens devenaient très émotifs pour des raisons évidentes. Ils versaient des larmes, nous obligeant à arrêter et recommencer les enregistrements. Les entrevues m’ont aidé à écrire du nouveau matériel, à assembler des personnages hétéroclites, des expériences partagées, ainsi qu’à représenter des situations typiques. J’ai sélectionné six entrevues pour les utiliser comme témoignages enregistrés sur l’album, intercalés parmi mes écrits. Deux d’entre elles ont été réalisées avec des organisateurs de l’IWC et du SAB.
Plus tard, quand j’ai écrit et enregistré ces pièces s’appuyant sur mes recherches, j’ai tenté de m’imaginer à la place de quelqu’un forcé de quitter son domicile hier ou il y a un siècle. Comment pourrais-je incarner et représenter de manière créative leur expérience de vie? J’ai essayé de rendre chaque histoire aussi intemporelle que possible et j’ai transformé les résultats en courts et longs poèmes en prose. J’ai aussi expérimenté avec les voix : qui racontait l’histoire, dans quel contexte, à quelle époque et avec quelle émotion?
La musique
D’habitude, je rédige les textes, puis compose la musique pour les accompagner. Cette fois-ci, j’ai inversé l’ordre des étapes. J’ai collaboré avec une douzaine d’autres musiciens – nouveaux et anciens collègues – pour créer une série de paysages sonores ambiants. Ensuite, j’ai écrit les pièces de spoken word qui iraient bien avec la musique. Bien que j’eusse une idée générale du type d’ambiance que je voulais créer et des « humeurs » à évoquer, allant du contemplatif au crispé, au fâché et à l’insouciant, j’ai tout de même proposé à certains de mes musiciens d’improviser à partir de leurs idées et d’enregistrer ces jams. Plus tard, j’ai choisi ceux d’entre eux que je voulais garder.
Pour certains morceaux, je me suis assis avec les musiciens et ensemble, nous avons composé de multiples pistes numériques : rythme, mélodie et percussion. Pour d’autres pièces, nous avons simplement improvisé en direct.
Sur l’album, je joue une variété d’instruments : mon fidèle violon polonais, vieux de 120 ans mais amplifié et modifié, que j’échantillonne et mets en boucle; un violoncelle en contreplaqué fabriqué en Hongrie; une mandoline achetée dans un magasin d’occasions; environ deux douzaines d’instruments-jouets, sans oublier le piano. Mes talentueux collègues, dont Aidan Girt (membre des groupes One-Speed Bike, Godspeed You Black Emperor! et Bakunin’s Bum) ont ajouté une vraie batterie; Greg Smith (DaZoque!, The Pedals) – une guitare et un orgue positif de table; Sylvain Auclair (SANN, Heaven’s Cry et Karcius) – une guitare régulière, une guitare basse, un Chapman stick, en plus de synthés et batterie; Matthew Justin (Hissy Fit, Half truth) – un piano, une batterie, un orgue et une bouteille de bière; Noam Guerrier Freud, un gars de la scène jazz – une batterie; Patrick Luneau, un autre fervent de la scène jazz – un sax; et Christine Steele – un vibraphone. Enfin, j’ai été honoré de recevoir, de la part de deux musiciens philippins d’ici, Jayson Patrimonio Palolan et Arvin John Calgo, une « Olimong » (flûte en bambou) traditionnelle ainsi que des gongs indigènes.
Pour faire correspondre les textes à la musique, j’ai expérimenté avec des jeux de mots et des vocalisations. Au studio, j’ai enregistré plusieurs prises vocales pour chaque pièce en utilisant nombre de techniques d’enregistrement, tel le décalage de hauteurs de ma voix par des procédés électroniques. Au moins dix de mes différentes voix se trouvent sur l’album final.
Les résultats
Displaced/Misplaced contient quelques-unes parmi les pièces les plus intenses que j’aie enregistrées, mais aussi mes tout premiers refrains à chanter en cœur (et je ne suis pas un chanteur, je n’en ai jamais eu la prétention), ainsi qu’une incursion dans le blues et une pièce amusante sur des locataires qui refusent de déménager.
Mes choix de musique et de présentation ont toujours été motivés par des considérations fondamentales telles que : « comment créer des œuvres écoutables? », « comment traiter efficacement d’enjeux critiques et partager les messages de justice pour les travailleurs immigrés, les demandeurs d’asile et les dépossédés? » ou encore, « est-ce que ce sera un antidote musical utile contre l’offensive de l’ignorance menée par la droite et la haine qui empoisonne les médias sociaux? ». Jusqu’à présent, les critiques ont été positives, allant d’« histoires bien senties avec du jazz sauvage, harmonieux et des mélodies post-rock » (The Concordian) jusqu’à « son registre est impressionnant… soigné, réfléchi, bien produit… un art politique puissant et, souvent, d’une grande beauté austère » (Canadian Dimension). Avant le lancement, le quotidien anglophone de Montréal The Gazette a consacré une page entière à l’album, le situant dans le contexte de l’islamophobie au Québec.
L’album a été enregistré avant la vague massive de la xénophobie anti-immigrants et anti-réfugiés et du racisme qui a frappé l’Amérique du Nord pendant l’été 2017. Quand, par exemple, j’ai écrit la pièce « Tous les réfugiés sont bienvenus », avec le refrain « Ouvrons les frontières / Ouvrons les frontières / Pour tous les migrants / Pour tous les réfugiés », je ne me rendais pas compte à quel point cette pièce s’avérerait opportune en guise de contrepoint à la montée de l’idéologie raciste et violente recrachée par les nationalistes et les néonazis suite à l’élection de l’actuel président américain.
Lors d’un événement où j’ai présenté certaines de mes pièces, une migrante philippine qui était dans le public avec ses deux enfants a sursauté à la fin d’une chanson en s’exclamant : « Ça parle de moi! ». Puis elle a répété le refrain de ma chanson à chanter en cœur : « Travailleurs migrants abusés / exploités au max ». « C’est comme ça que me traite mon patron! Il m’a abusée et exploitée », me dit-elle.
Dans un autre événement, après ma performance de la pièce « Quoi apporter? » qui parle d’une mère rom en train de saisir frénétiquement ses effets personnels à emporter alors qu’elle et ses filles doivent fuir une foule violente se rassemblant derrière leur maison, deux femmes m’ont approché, larmes aux yeux, et m’ont confié que cela leur rappelait le déplacement forcé qui les a chassées de l’Afrique.
Je finis toujours par me demander : une création engagée, politisée comme l’est ce CD fait-t-elle jamais une différence? Sauvera-t-elle des vies? Amènera-t-elle les décideurs à s’arrêter et écouter? C’est difficile à savoir. Je ne sais jamais quelles pièces ont été diffusées à la radio, quels clips vidéo les accompagnant ont été visionnés, ont touché tel ou tel autre point sensible, de manière à persuader quelqu’un d’écrire une lettre ou de prendre la parole contre une opinion raciste ou descendre dans la rue pour manifester ou même taper sur un nazi. À l’occasion, après plusieurs années, des auditeurs me donnaient des nouvelles, me disant que « cette pièce m’a inspiré à agir » ou « j’ai joué cette chanson pour mes amis et nous avons débattu de quoi faire pour changer le statu quo », voire « j’ai montré ton vidéoclip à ma classe et ils ont tous écrit des devoirs là-dessus. » Parfois, c’est le plus que je puisse espérer. Des gens en train de réfléchir et de discuter des enjeux critiques. Je sais qu’en eux-mêmes, ces élans créateurs auxquels je donne libre cours et ce qu’ils engendrent – albums, livres, spectacles – ces éclats de culture dissidente ne sont pas suffisants tels quels mais, jumelés à l’action, ils produisent quelque chose qui donne matière à espérer voir plus de lumière devant nous, dans le tunnel.
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Né à Vancouver, Norman Nawrocki est un humoriste, formateur en éducation sexuelle, artiste de cabaret, musicien, auteur, acteur et compositeur. Il a cofondé avec Sylvain Côté un groupe de « cabaret rock’n roll », Rhythm Activism. Nawrocki est le propriétaire des Pages Noires, à travers lesquelles il a publié ses nombreux albums et livres.
Références
En ligne (Pages consultées le 2 avril 2018) :
Vidéoclips de l’album :
https://www.youtube.com/channel/UCKBVz0yppyWBrXvfal4PPsw
Toutes les plages (audio) de l’album :
https://normannawrocki.bandcamp.com/releases