Par Camille Caron
Rose
Arrivée au Volks je n’en peux plus. Je l’ai regardé remonter en silence jusque-là. C’est ma faute. Je lui ai proposé une marche silencieuse pour nous permettre d’intégrer tout ce qu’on venait de vivre, de faire, de dire. En marchant sur la montagne, il me pointait parfois un oiseau particulier, un papillon, une fleur…moi je n’avais d’yeux que pour lui! Je me sens déjà comme une obsédée et je ne sais pas comment je vais pouvoir me concentrer sur les achats que nous avons à faire, sur l’itinéraire que nous devons déterminer ou –chose primordiale- sur l’étude de la navigation avant que nous ne prenions la mer. J’ai beau avoir navigué plus jeune quelques jours, ça me paraît bien loin. Il se retourne vers moi, me sourit. Mon visage doit laisser transparaître toutes sortes d’émotions contradictoires. Résultat : je rougis. J’ai envie de l’embrasser partout, de m’agripper à ses bras, de les mordre, d’enfoncer les doigts dans ses cheveux noirs, de me perdre dans son souffle. Je me sens à l’étroit dans mon short en jean et je sens le tissu de mon t-shirt me caresser le bout des seins : j’ai envie de lui, si je m’écoutais on ferait l’amour ici et maintenant.
Je l’attrape par la taille par derrière et l’embrasse dans le cou, doucement. C’est une invitation. Moi, elle me fait trembler. Le Volks est à quelques pas de distance seulement. Mon regard est attiré par du mouvement dans les branchages près du Volks. J’entends une voix avant de voir la femme :
- C’est tellement loin chez moi! C’est trop loin chez moi!
Yann et moi échangeons un regard, il m’attrape la main, puis on part tous les deux à courir pour la rejoindre. La femme est étendue par terre, jambes écartées. Elle hurle à Yann de s’approcher. C’est moi qui m’exécute. Elle me jette ses mains au visage et je lui attrape les poignets. Deux larmes glissent sur chacune de mes joues. La femme a le visage tuméfié. Il est évident qu’elle a été droguée.
- Je viens du Nord. C’est tellement loin chez nous.
Elle essaie de détacher son pantalon et s’adresse à Yann à nouveau.
- C’est ce que tu veux non? Je vous ai vu! Deux pervers! Vous êtes dégueulasses! Moi aussi j’ai ce qu’il faut!
Je dis à Yann que je vais aller chercher de l’eau, qu’il faut l’aider à retrouver ses esprits, qu’elle a été droguée. Je lui dis de tenir bon, de la soutenir, de l’aider à se relever. Au Volks, ce sont deux policiers qui m’accueillent.
- Madame, il est à vous ce véhicule?
Je suis trop surprise pour répondre quoi que ce soit.
- Veuillez répondre à la question. Ce véhicule vous appartient-il?
- Mais vous voyez pas que cette jeune femme là-bas a besoin d’aide?
- On va s’occuper de ça après. Pour le moment nous voulons identifier le propriétaire du véhicule. On va le faire remorquer. On a vu la femme qui crie en sortir. Ce vieux char-là a plus l’air d’un repaire de junky que d’un véhicule.
Yann arrive en courant et je pars aussi vite prendre le relais auprès de la jeune femme.
- Écoutez. Ce n’est pas du tout ce que vous vous êtes imaginé. J’ai croisé cette jeune femme par hasard. Elle semblait très fatiguée. Je lui ai proposé de se reposer dans ma voiture pour quelques heures hier soir. Elle y est peut-être revenue lorsque je suis allé marcher avec Rose.
- Je préfère vous arrêter ici. Écoutez, ramassez vos guenilles qui traînent dans les arbres de propriété publique et décampez d’ici. Si vous nous faites pas d’histoires, on fera aucun rapport de police.
- Mais vous voyez pas que…
- J’ai été droguée! Moi aussi je veux baiser! Je suis Inuite! Je suis Inuite! Je suis Inuite. Je suis Inuite… Je…suis…I…nuite…
Elle s’est approché ses policiers en avançant à quatre pattes. Quant à eux, ils pointent la route à Yann pour le sommer d’obéir. Cette fois c’est moi qui hurle.
- Mais c’est quoi ces commandes ridicules? Il y a une vie humaine en jeu ici! Elle est en train de perdre conscience. Elle a été droguée. Je croyais que votre rôle était de venir en aide aux victimes!
- Madame, si j’étais vous j’en rajouterais pas parce qu’on dirait que votre petit ami ici présent a sa responsabilité dans l’état de…de cette jeune femme. Nous avons été alertés lorsque cette jeune femme, qui est ou a été manifestement intoxiquée, est sortie du véhicule de votre ami en titubant. On veut pas faire de drame alors on veut bien vous laisser partir, mais vous partez maintenant ou bien on vous passe les menottes.
Je regarde Yann, puis les policiers, puis Yann à nouveau. Mon regard se perd dans le semblant de forêt qu’il y a autour de nous. Un arbre de haine est en train de grandir en moi à une vitesse exponentielle. Si j’ouvre la bouche, un arbre au branchage chargé de fruits rouges ultra-toxiques leur fouettera le visage. Je sens que si j’ouvre la bouche je ne contribuerai qu’à défigurer ces demi-hommes, ces moins que rien. Dans un geste rapide, j’attrape la main de la jeune femme pour l’éloigner de ces grotesques personnages. Je prends la gourde d’eau que je trimbalais dans mon petit sac à bandoulière pour en asperger son visage :
- Viens avec moi. Il ne faut pas rester une minute de plus ici. Ils veulent nous détruire…Viens!
L’eau froide lui a fait l’effet d’une gifle. Plutôt que de me suivre dans mon élan, elle me regarde comme si elle me voyait pour la première fois. Yann ne lui laisse pas le temps de réagir :
- Rose, je t’ai déjà expliqué, tu m’as écouté? Elle trainait sur la montagne cette nuit et elle n’avait nulle part où dormir. Je lui ai simplement ouvert la porte, comme n’importe quel humain ayant un soupçon d’empathie l’aurait fait…
Les policiers ne me laissent pas le temps de réagir.
- Alors, vous vous en allez ou pas?
Je leur réponds, à bout de nerfs.
- Moi je n’ai pas l’intention de partir maintenant et je crois que mon ami non plus! On ne peut pas partir parce que sa voiture est complètement finie. Conséquence immédiate du déménagement in extremis de toutes les affaires de sa mère parties rejoindre un concept abstrait incompréhensible pour le commun des mortels.
- Mais Rose qu’est-ce que tu racontes? Bien sûr que les descendants de colons ne connaissent pas le concept de l’Onkwehonwe. On n’est plus qu’une poignée à porter le message puisque tes ancêtres ont généré un choc bactériologique à leur arrivée. Quatre-vingts pour cent de la population autochtone de l’Amérique du Nord en est morte. Tu es surprise? Ce n’est que la pointe de l’iceberg.
- Tu as honte de moi maintenant c’est ça?
C’est au tour des policiers d’intervenir.
- Il est de mon devoir de ramener votre attention au problème actuel.
- L’incompréhension généralisée de l’Onkwehonwe n’est pas actuelle peut-être?!
- Madame, je crois qu’une journée au poste vous redonnera le sens des priorités. Suivez-nous. Monsieur, si vous ne voulez pas qu’on vous embarque aussi, appelez immédiatement une remorqueuse. On a déjà assez de corps morts à gérer.
Ils regardent la jeune femme qui est en train d’étudier quelque chose dans un carnet.
- Et pourtant, ça ne devrait pas être loin d’ici…
Yann me regarde droit dans les yeux. Il a l’air d’essayer de comprendre ce que je veux, mais moi-même je ne le sais plus très bien. Une autre nuit à moi…je pourrai terminer de lire le carnet de voyage de ma mère. Plus le temps avance, plus je me dis que j’ai commis une erreur en ne le lisant pas au complet, après tout c’est ce qui m’appelait tant de mon ancienne bibliothèque. Je me suis égarée dans les détails. Yann essaie de convaincre les policiers de me laisser partir. Il justifie mon comportement, explique que je suis sous le choc.
– Oui effectivement je suis sous le choc! Et toi tu ne l’es pas? Tu ne trouves pas ça aberrant qu’ils s’intéressent plus à une voiture dans le bois qu’à une personne en pleine crise.
– Madame, si on intervenait auprès de toutes les personnes qui font des crises comme vous dites on ne pourrait pas faire notre travail convenablement.
Je m’apprête à leur rétorquer qu’ils devraient pourtant se préoccuper un peu plus du mal de vivre, que ça s’appelle de la prévention, mais Yann détourne mon attention.
- Rose… je peux pas me mettre dans la merde maintenant…Tu vois pas que ça sert à rien de leur répondre?
Je demande à Yann de partir sans moi. Je le rejoindrai. Qu’il s’en aille vers Sagana. Quant à moi, ce rêve m’apparaît pour l’heure complètement inaccessible. De toute façon, je veux accompagner la jeune femme jusqu’à l’hôpital. Je ne fais pas confiance à ces agents. J’exige qu’ils ne la touchent plus et là, enfin, ils m’écoutent. Yann vient m’aider à l’emmener jusqu’à leur voiture et à l’installer sur la banquette arrière. Dans cet espace aseptisé, elle a l’air encore plus perdue. Je retourne chercher mon sac au fond du Volks et viens la rejoindre sous le regard méfiant des policiers. Ils n’ont rien à craindre, ma rage est dans mes mots, pas dans mes gestes. J’embrasse Yann du regard. Nos doigts s’agrippent quelques secondes. On dirait une scène de film.
En amenant la jeune femme vers l’hôpital, les policiers m’expliquent que ça leur arrive souvent de trouver des Indiennes complètement intoxiquées. Je leur demande ce que ça change pour eux que ça arrive souvent. Est-ce moins grave? Moins tragique?