Par Benoît-Robin Lessard
Le projet de construction d’une usine de liquéfaction de gaz de schiste et d’un super terminal maritime « d’exportation » de gaz naturel liquéfié dans le secteur de Grande-Anse sur le fjord du Saguenay ne soulève guère les passions des Saguenéens pas plus qu’ailleurs au Québec. L’Histoire se répète. Il y a dix ans, plusieurs projets « d’importation » de gaz naturel sur les rives de Saint-Laurent faisaient l’objet de fortes oppositions.
Pourtant, à la même époque, un projet similaire, le projet d’Énergie Grande-Anse, passait à la trappe sans avoir soulevé l’ire des environnementalistes et de la population. Comment expliquer ce phénomène de deux poids deux mesures? Et quelles stratégies de relations publiques sont-elles utilisées par le promoteur du projet actuel, GNL Québec, afin de taire l’opprobre populaire? Pourrions-nous croire que ces stratégies s’inspirent largement de l’œuvre d’Edward Bernays? Ce maître des relations publiques à qui on attribue la création du marketing moderne se spécialisait dans la création artificielle de l’acceptation publique et dans la manipulation de l’opinion publique. Il est l’auteur de Propaganda. Première étape de la technique : mettre de l’avant les aspects positifs du projet ou du produit tout en taisant les aspects moins défendables. Seconde étape : fédérer un public bien ciblé derrière le projet. Troisième étape : s’adjoindre les services d’experts de grande notoriété et enfin, influencer le politique.
D’abord, faisons une brève description du projet. Voici ce qu’on trouve sur le site Internet d’Énergie Saguenay (http://energiesaguenay.com/fr/) :
GNL Québec étudie la possibilité de construire une installation de liquéfaction, d’entreposage et de transbordement de gaz naturel, dans le but d’exporter 11 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié (GNL) par an, à partir de sources d’approvisionnement nord-américaines; elle devrait être opérationnelle d’ici 2023. La valeur de ce projet est estimée à 7,5 milliards de dollars.
Afin de transporter le gaz naturel jusqu’à l’installation, un nouveau gazoduc de 650 km relié au réseau de distribution principal dans l’est de l’Ontario devra être construit par des compagnies de transport de gaz canadiennes. Ce nouveau gazoduc suivra principalement les corridors routiers / de services publics et les gazoducs déjà en place, selon des tarifs bloqués à long terme, de manière à garantir la compétitivité du GNL vendus sur les marchés mondiaux.
Le complexe de liquéfaction de GNL sera construit sur un terrain appartenant à l’Administration portuaire de Saguenay, à proximité du terminal existant de Grande- Anse. Le projet devrait générer chaque année 4 000 emplois pendant la construction, de même que 800 emplois au Québec pour l’exploitation de l’usine de liquéfaction, dont 300 permanents sur le site.
GNL Québec construira la toute première usine GNL au monde, alimentée en hydroélectricité depuis un réseau local préexistant, ce qui contribuera ainsi à réduire de façon significative les émissions GES et les coûts d’exploitation comparés aux autres grandes usines de liquéfaction de gaz naturel actuelles. Cet atout majeur établira une nouvelle référence dans le secteur.
Les principaux partenaires financiers de GNL sont Freestone International et Brayer Capital.
On s’explique assez facilement à la lecture de la description sommaire du projet que le promoteur fait largement abstraction des aspects environnementaux et de ses coûts sociaux. Il met plutôt l’accent sur des points d’apparence positive comme la création hypothétique de 4 000 emplois en période de construction et de 300 emplois en période d’opération. Soyons réalistes, il est fort possible que 4 000 personnes différentes travaillent sur ce chantier mais il est fort peu probable qu’elles travaillent en même temps tout au long des quatre ans prévus pour la construction. Il y aura d’abord la phase de conception qui emploiera des ingénieurs et des techniciens, les spécialistes en excavation, les coffreurs, les monteurs de structures d’acier, les tuyauteurs, les électriciens et autres corps de métier qui œuvreront successivement et parfois conjointement, mais certainement pas tous à la même époque de la construction. Affirmer que la construction générera 4 000 emplois dans la description du projet est plus racoleur que réaliste. GNL Québec nous promet aussi 300 emplois permanents. Sans mettre en doute la bonne foi du promoteur, ce chiffre nous apparaît difficile à expliquer dans une région industrielle développée comme le Saguenay-Lac-St- Jean où tous les services connexes peuvent être fournis par des sous- contractants. Qu’on pense à la conciergerie, à l’entretien électrique et à la mécanique. Des employés sur appel qui devront rester disponibles sans toutefois être payés pour leur disponibilité. Il reste les emplois d’opération qui fondent partout dans le monde comme peau de chagrin avec l’automatisation et la robotisation. Nous sommes d’avis que le chiffre de 300 emplois permanents avancé par le promoteur devrait être divisé par 4.
La description du projet telle qu’elle est présentée sur le site Internet du promoteur nous apparaît très clientéliste. On peut même se demander si GNL Québec y croit vraiment. Où est-il écrit dans les missions des entreprises capitalistes qu’elles existent pour générer des emplois?
Il est intrinsèque pour tout procédé capitaliste de pourvoir de moins en moins d’emplois à mesure que le temps passe. La compétitivité industrielle fait en sorte que les entreprises doivent constamment s’adapter en optimisant leurs modèles de production, en rationalisant et en prenant de l’expansion afin de contrer la diminution constante des marges bénéficiaires. On tente ainsi de protéger l’actionnariat au détriment de la qualité des produits et surtout des travailleuses et travailleurs.
Dans une région où l’économie est dépendante de secteurs industriels établis depuis longtemps et où le taux d’inoccupation (emplois) est élevé, l’argument des emplois est idéal pour vendre un projet dont les opposants potentiels sont issus de la classe ouvrière. GNL s’assure ainsi d’avoir des partisans qui n’hésiteront pas à fermer les yeux sur d’autres aspects moins reluisants et franchement dangereux. Des partisans qui seront prêts à monter aux barricades contre tout-e-s celles et ceux qui oseront mettre en doute la pertinence du projet.
Travailleurs mis à part, GNL Québec, comme toute autre société l’aurait fait, a certainement poursuivi sa réflexion afin de déterminer quel groupe pourrait s’opposer au projet Énergie Saguenay et comment elle pourrait s’y prendre pour contrer en amont toute contestation.
En ce sens et avant même le lancement concret du projet, le choix du site de Grande-Anse et de l’administration portuaire de Saguenay (APS) ne s’est pas fait au hasard. Le maire de Saguenay, Jean Tremblay, en place depuis les fusions municipales, cherche par tous les moyens imaginables à dynamiser l’économie de sa ville quitte à fermer les yeux sur certains aspects négatifs qui pourraient nuire à ses fins. Son principal organisateur politique, Ghislain Harvey, a été nommé par la Ville pour siéger au conseil d’administration de l’APS qu’il préside. Ghislain Harvey a aussi été le directeur du cabinet politique du maire et est actuellement vice-président et directeur de l’organisme para- municipal de développement économique Promotion Saguenay, présidé par le maire lui-même. Cet organisme reçoit annuellement plus de 10 millions de dollars en subventions directe de la Ville. Elle s’est aussi vu attribuer un montant supplémentaire de 4,5 millions de dollars (emprunté par la Ville et ses citoyens) en 2017 pour l’aménagement de quais flottants dans le secteur du quai d’escale pour les bateaux de croisières situé dans l’arrondissement de La Baie. Le quai d’escale est aussi géré par l’APS bien qu’il ne soit pas sous sa juridiction quant aux secteurs de navigations. Les mauvaises langues pourraient croire que ces nouvelles installations flottantes pourraient servir à l’accostage des barges de matériaux qui serviront éventuellement à la construction d’Énergie Saguenay. Une chose est certaine : les 360 passages annuels des méthaniers sur le fjord du Saguenay n’auront rien de rassurant pour les croisiéristes. Alors, à quoi bon prévoir la construction de nouveaux de quais de débarquement?
L’énorme poids politique du maire Jean Tremblay et son appui indéfectible au projet a certainement été un atout majeur dans le choix de l’endroit pour implanter le projet.
Comment aussi convaincre les riverains qui pourraient s’inquiéter d’une perte de valeur de leurs propriétés ou d’un ordre d’expropriation? Et que dire aux entreprises qui vivent d’une activité quelconque reliée au Fjord du Saguenay qui pourraient facilement craindre une perte majeure de clientèle simplement à cause de la priorité absolue des grands méthaniers sur toutes autres formes de navigation, de la recommandation de ne pas les croiser dans un chenal ou même de s’en approcher par devant ou par derrière à moins de huit kilomètres? Sans compter que « mal informés » par des environnementalistes, ces gens pourraient voir d’un mauvais œil les dangers d’explosions qui raieraient de la carte toute forme de vie dans un rayon de deux kilomètres! Et que dire de la disparition potentielle des bélugas du Saint-Laurent qui nagent dans le Fjord et qui attirent des milliers de touristes à chaque année? Mille six cents emplois dépendent directement de la vie marine unique présente dans le Saguenay.
Ce n’est donc pas par pure courtoisie que GNL Québec a entrepris, au moins deux ans avant d’annoncer publiquement Énergie Saguenay, de rencontrer individuellement tous les intervenants non organisés qui pourraient s’opposer au projet afin de les convaincre de l’innocuité du projet en évitant bien sûr d’entrer dans les détails qui auraient pu embrouiller les gens. N’hésitant pas à laisser planer des faussetés comme la croyance véhiculée par la candidate du parti libéral et proche collaboratrice du maire Tremblay à l’élection provinciale complémentaire dans le comté de Chicoutimi en mars 2016, Mme Francine Gobeil, qui affirmait que le danger d’explosion était absolument inexistant. Selon cette proche de l’administration municipale favorable au projet, dans l’éventualité d’une fuite de gaz, la concentration trop élevée du gaz et sa basse température préviendraient toute possibilité d’explosion et le tout s’évaporerait facilement dans l’atmosphère. Or, GNL n’est certainement pas sans connaître les conclusions de l’étude du Sandia National Laboratory 2008 qui conclut qu’une fuite massive de gaz à -168 degrés C formerait un énorme nuage qui resterait au niveau du sol dérivant au gré des vents pendant plusieurs heures, asphyxiant tout sur son passage, générant la mort instantanée et n’attendant qu’une étincelle en son pourtour pour prendre feu. Certes cette possibilité est mince, aussi mince que celle qu’un train de dilbit (faux pétrole provenant des sables goudronneux de l’ouest dilué avec du naphta et du kérosène) fonce et déraille dans un centre-ville plutôt qu’en plein bois comme d’habitude! Le gaz naturel liquéfié se gonfle de par 600 fois son volume à pression atmosphérique.
Par ailleurs, GNL Québec se targuera aussi d’avoir rencontré les représentants des Premières Nations qui pourraient avoir des revendications territoriales ancestrales nuisibles au projet. GNL Québec nous dira qu’ils se sont bien entendus et qu’un accord répercussions- avantages (utilisation d’une terre ancestrale moyennant compensation monétaire) a été conclu. Elle évitera cependant de dire que cet accord n’a pas été soumis ni accepté par les membres des Nations concernées. La manifestation du 3 février 2017, où les membres des Premières Nations ont bloqué symboliquement et pacifiquement l’accès au port de Grande- Anse et envahi les bureaux de GNL Québec dans l’arrondissement de Chicoutimi, est venue sonner les cloches sur les prétentions du promoteur.
Évidemment, GNL évitera de rencontrer les groupes organisés comme les environnementalistes qui feront certainement valoir que le béluga du Saint-Laurent vient d’être classé parmi les espèces en voie de disparition et que des règles de navigation particulières devront conséquemment être respectées comme celle de ne pas s’approcher d’un banc de cétacés blancs à moins de 400 mètres. Obligation que les 185 super méthaniers de passage annuellement (370 passages si on compte les allers et retours) ne seront certainement pas en mesure de respecter. Ces environnementalistes qui leur parleraient aussi des émissions atmosphériques des grands navires et du brûlage à la torchère sur le site de gaz toxiques indésirables issus du procédé de la liquéfaction des gaz de schistes…
GNL Québec ne parlera pas non plus à d’autres utilisateurs majeurs du Fjord comme Rio Tinto. Rio Tinto a presque été forcée de cesser temporairement sa production d’aluminium en février 2017 parce qu’un minéralier chargé de bauxite en direction de La Baie était resté prisonnier des glaces à la hauteur de l’Île Saint-Louis durant deux jours. Il faut savoir qu’en raison des nouvelles technologies utilisées dans le procédé de production d’aluminium, un arrêt de production – ne serait- ce que d’une seule journée – aurait des conséquences économiques et sécuritaires graves pour les usines de la région du Saguenay-Lac-St- Jean. Un projet comme celui d’Énergie Saguenay pourrait sérieusement nuire à la navigation. Il mettrait potentiellement en péril les projets d’expansion de la multinationale australienne dans la région et menacerait même les milliers d’emplois industriels déjà existants qui soutiennent l’économie de la région entière depuis près d’un siècle. En voici la raison : la SIGTTO (Society of International Gas Tankers and Terminals Operators, société privée qui établit la réglementation de cette industrie) recommande fortement la priorité absolue des méthaniers sur toutes autres formes de navigation. Le SIGTTO va jusqu’à interdire le croisement ou le dépassement des méthaniers par tout autre navire. GNL Québec et l’Administration portuaire de Saguenay auront beau claironner que le port de Grande-Anse est ouvert à l’année, si, un jour, un méthanier reste prisonnier des glaces du Fjord, les brise- glaces de sa majesté n’auront pas l’autorisation de les approcher et toute la navigation pourrait être bloquée jusqu’au printemps. (Pier- Paul Sénéchal 2007, mémoire, Projet Rabaska, Bureau d’audiences publiques sur l’environnement, Québec.)
Autre stratégie mise de l’avant par GNL Québec pour tenter de gagner la guerre de l’opinion publique : s’adjoindre les services d’un défenseur notoire du bien public. C’est ainsi que GNL Québec a fait appel à l’ancien député bloquiste du comté de Jonquière-Alma à la Chambre des communes Stéphan Tremblay, au grand dam du milieu environnementaliste qui y a vu une grande traîtrise. L’ex-député est fort de son expérience dans le domaine énergétique puisqu’il a œuvré auprès de l’entreprise en économie d’énergie NégaWatt. Pour défendre son choix de carrière, Stéphan Tremblay s’appuiera sur la légende voulant que le gaz naturel soit un vecteur énergétique essentiel à la transition vers des énergies plus propres et que ce combustible fossile émet 50 % moins de gaz à effet de serre que le mazout à la combustion et 80 % moins que le charbon. Il s’agit là d’une demie sinon d’un quart de vérité. Il est vrai qu’au moment de la combustion, le gaz naturel émet beaucoup moins de GES que d’autres formes d’énergie fossiles mais lorsqu’on prend l’ensemble du cycle du produit, on se rend compte que de la production à la combustion, le gaz issu de la fragmentation hydraulique qui sera exporté à partir du port de Grande-Anse est plus polluant que l’ensemble des centrales électriques fonctionnant au charbon. De plus, il est loin d’être évident que l’utilisation du gaz fasse partie de la solution vers des énergies plus vertes. Comment expliquer encore une fois qu’on nous vende aujourd’hui l’idée que le reste du monde attend avidement les livraison nord-américaine de gaz et que les besoins s’étireront sur 40 à 50 ans alors qu’il y a à peine dix ans, avant l’avènement de la technique d’extraction du gaz par fragmentation hydraulique à grande échelle, on nous disait que l’Amérique allait manquer de gaz et que le reste du monde pouvait nous sauver de la sécheresse pour les 40 à 50 prochaines années. Où est allé le gaz du reste du monde? Et pourquoi donc investir de 7,5 à 9 milliards de dollars US dans un projet de transition alors que les nouvelles technologies d’énergie renouvelable sont prêtes et disponibles immédiatement? Pourquoi ne pas plutôt investir directement au bon endroit? Vraiment, à quoi a pensé Stéphan Tremblay lorsqu’il a accepté le poste de représentant auprès de la population chez GNL Québec?
La question qui reste est la suivante : si ce projet est si peu acceptable, pourquoi GNL Québec veut-elle toujours aller de l’avant?
D’autant plus que les réserves colossales de gaz russe seront très bientôt désenclavées par le terminal méthanier de Yamal LNG, en construction à 600 km au nord du cercle polaire. De quoi inonder le marché mondial et faire chuter les prix déjà à la limite de la profitabilité. Selon Robert Kennedy fils, qui commentait les investissements pharaoniques dans d’inutiles oléoducs comme le très contesté projet North Dakota Access, alors qu’il appuyait les protestataires en 2016, « il n’y a aucune logique sauf la logique financière. Les entreprises cherchent à attirer des investisseurs et contractent des emprunts q
ui défient l’entendement afin de placer les partenaires en position de dépendance aux remboursements. De cette manière, ce sont les investisseurs qui forcent les promoteurs à poursuivre l’exploitation pour s’assurer du remboursement des prêts et la protection des autres clients des banques et sociétés financières impliquées et des finances publiques ».
Force est de conclure que le projet Énergie Saguenay est un exemple presque parfait de relations publique à la sauce Edward Bernays. Le peu de bruit qui entoure le projet témoigne de la réussite relative de l’opération marketing entreprise il y a quelques années par le promoteur. Dans la description qu’il fait de son projet sur son site Internet, GNL Québec mise sur la création d’emploi plus que sur tout autre aspect de son projet. Le promoteur a bien choisi le site d’implantation de son usine. Il s’est assuré de l’allégeance des politiciens locaux. Il est allé à la rencontre des opposants possibles et s’est allié une personnalité notoire en la personne de Stéphan Tremblay. GNL Québec évite de parler des aspects négatifs. Et voilà comment un projet totalement inacceptable comme celui d’Énergie Saguenay pourrait passer sous le radar.
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