Derrière la haine, la peur

Par André Thibault

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« Les traces laissées dans le ciel par les avions seraient-elles en réalité de longues traînées de produits chimiques que des gouvernements ou des entreprises largueraient en secret dans l’atmosphère, dans un dessein malveillant? » Selon la revue Santé et science le 18 août 2016, 14 % des Américains, Canadiens et Britanniques le croient au moins partiellement. Je prends cet exemple presque au hasard. Il illustre un phénomène trop négligé à propos de notre époque si fière de sa modernité. Qu’il s’agisse de la science et de la technologie, de l’actualité mondiale ou… des « étrangers », nos contemporains sont plongés dans un monde dépaysant où s’estompent ou disparaissent les gages de sécurité d’un environnement social familier et de croyances garantes de certitudes.

Le « village global » annoncé par MacLuhan a du vrai village la visibilité de chaque habitant, la sécurité nourrie de confiance réciproque en moins : « D’après le New York Times, Andrew Komarov, chief intelligence officer à InfoArmor, une société spécialisée dans la cybersécurité, a affirmé qu’en août dernier, un collectif de pirates localisés en Europe orientale avait déjà commencé à commercialiser les données des comptes d’utilisateurs piratés. Komarov aurait même soutenu que trois acheteurs ont pu être recensés, il s’agit de deux spammeurs très connus et d’une entité qui semblait être intéressée par l’espionnage. Ces derniers, d’après le communiqué, ont versé chacun la somme de 300 000 $ afin d’obtenir une copie complète de la base de données volée »[1].

De quoi avoir peur. Mais ce qui n’est que trop visible, c’est la montée mondiale, tellement plus médiatisée que la peur, d’attitudes violentes projetées contre les groupes ethniques ou religieux les plus dépaysants, appuyées sur des stéréotypes destinés à légitimer des sentiments haineux. Devant ce phénomène angoissant, il serait tentant de céder à un fatalisme historique ou de répondre par de simples discours moralisateurs faisant de « l’inclusion » la nouvelle utopie rassembleuse, héritière du grand rêve de la société sans classes.

Ce serait oublier qu’il existe aussi de nombreuses situations concrètes d’accommodements bienveillants, issues non pas de quelque « charte » ou de « politiques-cadres », mais de l’ingéniosité citoyenne devant la nécessité de vivre ensemble dans des milieux concrets tels que le voisinage, l’environnement de travail et particulièrement l’école. Par exemple, partout où l’instruction de base est obligatoire, on n’échappe pas à la confrontation entre les idéaux divergents de parents et d’enseignants, expression concrète de contradictions culturelles dans l’actualisation partagée d’un désir de réussite éducative. La connaissance empirique de ce terrain, dissimulée dans de petits rapports de recherche pas ou peu diffusés, donne une autre image que les alertes apocalyptiques dont se repaissent les médias. « Je vous assure qu’il y a beaucoup de travail qui se fait dans ce milieu », dit un représentant du corps enseignant.[2] Pourquoi « beaucoup de travail »? Parce que les outils mêmes de la communication sont culturellement connotés et… déroutants. Mon expérience quotidienne de ce défi : mon appartement en condo baigne dans un entourage à forte composante juive hassidique. Ma petite stratégie personnelle pour tenter de réduire les distances : le contact visuel, puis le sourire s’il y a réponse, puis « bonjour » si l’étape précédente a fonctionné. Quoi de plus « naturel »? Pas du tout, il s’agit de codes de communication transmis par les règles de bienséance quotidienne de ma culture d’origine. Ça se heurte à des malentendus et pas seulement avec les hassidim : « En Afrique, vous trouverez les attitudes comme “l’élève ne fait pas le contact avec les yeux parce que c’est considéré comme un manque de respect à l’enseignant”[3]. Or, il ne s’agit pas d’un simple malentendu, mais d’une divergence profondément enracinée en termes de bien et mal. Ce qui est normal et même souhaitable pour l’un est une transgression pour ne pas dire un péché pour l’autre. Donc une menace à l’ordre moral.

Pensons au contraste entre le burkini et le monokini, au rapport à l’alcool et aux interdits alimentaires, au dilemme entre le libre choix amoureux et l’utilisation du mariage arrangé pour consolider un réseau socioéconomique. Ce n’est pas d’abord la haine qui alimente les intransigeances, mais la peur de l’effondrement d’un ordre social et moral considéré indispensable à la survie. Or, avec le brassage actuel des populations, ces défis font partie du quotidien d’une majorité croissante des populations humaines. Et les “intellectuels organiques” et leaders spirituels de chaque groupe culturel ont une responsabilité incontournable.

La communauté de sens que nous formons, équipe écrivante et public lecteur de cette revue, y sommes partie prenante. Et nous ne pouvons pas ne pas être interpellés par cette autre citation : “Vous voyez, c’est pour ça qu’il se comporte ici, c’est ainsi qu’il se comporte à la maison et c’est un peu vous qui l’encouragez parce que vous le laissez faire et moi je ne peux pas faire autrement sinon la police viendra m’arrêter”.[4] En effet, plusieurs d’entre nous œuvrent dans l’enseignement ou l’intervention sociale et y agissent comme porteurs et transmetteurs d’un modèle culturel précis. Mais, ainsi que les groupes porteurs d’une identité religieuse, nous considérons ce modèle comme universel, cette fois au nom du progrès. Nous considérons la liberté individuelle comme une valeur culturelle transcendante… et oublions que cette autonomie a été rendue nécessaire par un environnement économique compétitif, y compris en ce qui touche la transformation des rapports de genres. La sanction de la désobéissance à cet idéal de l’excellence individuelle n’est plus la fessée, mais l’échec économique avec la marginalisation qu’il entraîne. Les attentes du milieu à notre endroit, à celui de nos élèves ou de nos clients, portent sur la débrouillardise personnelle et beaucoup moins sur la soumission à des contraintes de rôles tracées d’avance… encore qu’il n’en est pas nécessairement de même dans nos familles ouvrières.

Or, notre singularité québécoise est représentative de situations semblables de nombreuses sociétés “avancées”, où se côtoient valeurs modernes émancipées, valeurs traditionnelles du Sud contraintes è l’exil et… j’allais oublier les valeurs traditionnelles locales bien visibles dans les clientèles électorales de la CAQ, Trump, Marine Le Pen et autres néofascistes.

Quels que soient nos grands discours universalistes (et je suis loin d’en nier l’utilité), ces difficultés, confrontations et ajustements se jouent à l’échelle locale, où leurs enjeux ne sauraient se réduire à de banales histoires de foulards. Mais on est aussi dans un univers communicationnel où, partout sur la planète, il s’agit de cliquer sur Google actualité, ou plus doctement sur Google scholar pour que les expérimentations locales s’inscrivent dans un catalogue virtuel mondial. Telle communauté autochtone latina ne saura jamais que j’ai utilisé à Gatineau comme matériel d’enseignement le récit de leur lutte contre telle entreprise extractive prédatrice.

Si je veux nommer ce défi, je puiserai forcément dans mon bagage sociologique et je me sens contraint à le définir d’abord comme culturel avant son application politique, car il remet en question la façon même de formuler les enjeux politiques. Il s’agit de l’apprivoisement collectif de l’incertitude, comme l’ont fait les réseaux scientifiques, en sachant que cela sera particulièrement difficile pour les religions et aussi pour les camps idéologiques porteurs d’une longue tradition.

Il est tout à fait possible, et même incontournable, d’amener les religions sur le terrain du respect du pluralisme. Pourquoi? Parce qu’elles sont censées faire reposer l’adhésion de leurs fidèles sur la foi, libre acceptation d’un message qui n’est pas évident. Thomas d’Aquin, notamment, en était tellement conscient qu’il a noirci de pages et des pages de syllogismes tentant de prouver l’existence de Dieu. Et évidemment, cela fait reposer une lourde responsabilité sur les épaules des différents clergés. Ils ont à renoncer à une emprise dictatoriale sur la conscience de leurs fidèles au profit d’une plus grande spiritualité à l’interne et d’un plus grand respect de la part de l’ensemble des citoyens.

Les intellectuels, avons un grand ménage à faire pour abolir la confusion entre engagement et partisanerie. Au Québec, justice sociale d’abord ou souveraineté d’abord? Protection prioritaire d’une tradition ou inclusion prioritaire des multiples différences? Nous nous rabaissons, nous trahissons notre rôle, quand nous nous rangeons dans l’une ou l’autre des intransigeances, colportons des slogans et allons parfois jusqu’à briller par des dénigrements sophistiqués. Je veux bien que la caricature bénéficie de la liberté d’expression, mais elle relève de la culture-spectacle et non du débat social.

De quoi espérer? À coup sûr. Partout sur la planète, de jeunes enfants pas encore acculturés sont porteurs d’une disponibilité à créer du nouveau. Ils n’auront pas le choix. Question de vide à combler. Les communautés humaines repliées sur elles-mêmes offrant à leurs membres une culture et une organisation sociale répondant à tous les besoins de compréhension du monde et d’orientation des conduites n’existent plus. On ne peut plus ne pas se faire des représentations des autres communautés humaines et de leurs cultures.

Plus on dispose d’information à leur sujet, comme contrepoids aux clichés médiatiques, plus on est apte à construire des relations directes avec eux et à imaginer la possibilité d’un univers commun. Cela pose un défi un peu paradoxal, en ce sens qu’une connaissance partielle peut être plus dangereuse que l’ignorance. À vouloir mieux comprendre les différences, on risque de les exagérer, de réduire l’Autre à certains traits culturels distinctifs, de minimiser leurs contradictions et leur diversité internes, bref d’en faire une caricature stéréotypée, de tomber dans l’exotisme, tel “l’orientalisme” décrit par Édouard Saïd. Ainsi l’attitude multiculturaliste ou interculturaliste oblitère le fait que ces “autres” sont aussi des voisins, des collègues et des amis. Comme on le chante dans les partys kétaines, “ils sont des nôtres”. Ce que les réseaux scientifiques, artistiques et sportifs réussissent à construire. Bref, avec un sociologue de culture arabe, j’ai plus d’affinités qu’avec un financier “de souche”.

Il reste que présentement, la connaissance réciproque entre les cultures est sabotée par un flux continu de désinformation où l’événementiel sensationnaliste se substitue à la connaissance. Or, l’avantage de l’événement sur le plan des perceptions tient à son caractère concret, qui lui permet de fournir du sens au sentiment diffus de peur de la différence déjà omniprésent.

Je ne parle pas d’excuser la radicalisation ou l’inégalité des rapports de genre au nom du respect des cultures et il appartient à l’appareil gouvernemental d’imposer à tous le respect des droits politiquement consacrés. Nous citoyens, surtout instruits, avons par contre un rôle irremplaçable de médiation pour rendre possible la négociation des modes de vie, l’adaptation réciproque. Et notre monde québécois se situe déjà dans le camp des petites améliorations progressives. Au moment de terminer ce texte, je sors de quelques jours d’hospitalisation au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). Le personnel soignant offrait une incroyable variété de couleurs de peau et d’accents linguistiques, tout ceci dans un grand climat de cohésion et une fidélité aux modèles d’intervention de l’institution; si ce n’est pas de l’intégration, que faut-il leur demander de plus : chanter Alouette, citer des passages du chanoine Groulx, détester Lord Durham et Pierre-Elliott Trudeau?

Je voyais récemment qu’à la Commission des droits de la personne, une infime minorité des dossiers soumis sous le parapluie des accommodements raisonnables, concernait le port des signes religieux. Quand on songe à l’escalade rocambolesque d’injures réciproques qui ont ponctué le débat sur la défunte “charte des valeurs”, on ne peut que se demander : tout ça pour ça? Hélas! Beaucoup d’intellectuels se sont alors laissés entraîner sur le terrain médiatique de l’information-spectacle, plus soucieux de clamer leurs “convictions” que d’assumer leurs “responsabilités” pour reprendre la distinction de Max Weber.

Je reviens alors au titre de cet article. Comment réagir donc à la montée des violences interculturelles? Les dénoncer avec des arguments moralisateurs ne fait que les exaspérer. Elles originent non pas de la méchanceté humaine, mais de la peur. Peur que la différence détruise l’ensemble des croyances et des règles de vie commune qui garantissent l’insertion sociale, la compréhension de la réalité et les références morales; en matière religieuse, j’ajoute le salut éternel. Rien ne m’aide plus à comprendre l’attachement angoissé à leur spécificité de mes voisins hassidiques que de repenser au catholicisme intégriste de ma grand-mère et à la discipline oppressive du petit séminaire qui ont marqué mon enfance et ma jeunesse. Malgré la persistance de certaines nostalgies consacrées par le “je me souviens” nous avons… beaucoup changé.

 

[1] https://www.developpez.com/actu/108465/Yahoo-annonce-le-piratage-de-plus-d-un-milliard-de-comptes-dans-une-autre-violation-de-securite-datant-du-mois-d-aout-2013/

[2] Cité par Malanga-Georges Leboy et Pauline Mulatris, “La présence des immigrants à l’école : les enseignants albertains sont-ils bien outillés?”, dans Berger, Dubé et Mulatris, Transfert des savoirs, savoirs des pratiques, PUL 2014, p. 307.

[3] Une enseignante citée ibid.

[4] Un parent immigrant cité ibid.

 

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